14.4. Seule la lecture plurielle d’une œuvre peut permettre de comprendre la complexité de l’œuvre littéraire et la complexité des rapports à autrui.

Mais une seule approche de l'oeuvre n'enferme-t-elle pas l'individu dans un discours réducteur pour la compréhension de l'oeuvre et dans le solipsisme, lui interdisant une véritable compréhension de lui-même et d'autrui ? L'analyse de l'oeuvre, dans une pluralité d'approches, permettra de prendre conscience de la diversité des processus ou des enjeux de la relation à l'autre, d'élucider les motifs de cette relation et sera pour l'élève l'occasion de faire, dans la gestion d'approches textuelles diverses, une expérience de la complexité du rapport à l'autre, expérience qui est de nature à renforcer sa propre structuration psychologique.

La lecture de la relation à l'autre dans une oeuvre littéraire, de par sa complexité, n'est pas réductible à une approche, fût-elle réalisée aux différents niveaux de l'oeuvre. Seule une lecture plus complexe permettra de prendre la mesure réelle des enjeux de cette relation et c'est bien cette complexité qui doit faire l'objet de l'enseignement et de l'éducation.

Un élève se donnant comme tâche de rendre compte, à travers une lecture complexe, d'un texte tel que la première page de Madame Bovary de Flaubert, pourra, à partir des approches thématiques et structurales du texte, prendre d'abord connaissance de la réalité d'une scène de la vie scolaire : l'arrivée d'un nouveau dans une classe.

Une telle scène, qui est l'occasion pour le lecteur d'analyser, à travers les rites et les comportements de chacun des protagonistes en relation, un rapport conflictuel entre un groupe social et un individu étranger à ce groupe, peut l'amener tout d'abord à découvrir l'importance d'éléments apparemment sans relation (le vêtement, le comportement, les marques identitaires du langage, tel que le pronom "Nous" par lequel le texte commence) comme signes d'appartenance à un groupe. L'analyse de cette scène peut ensuite amener l'élève à vérifier l'appréciation de Max Scheller, pour qui l'homme, dans certaines situations de sa vie sociale "vit plus dans la communauté que dans son propre individu" 0 . Constatant en effet combien les élèves de la classe décrite par le texte adoptent à l'égard du "nouveau" les mêmes attitudes standards ou stéréotypées, par volonté de signifier leur appartenance à ce groupe, l'élève pourra évaluer d'une part la pertinence des modèles explicatifs des psychosociologues 0 , évaluer, d'autre part, son propre fonctionnement à l'égard d'autrui et, dans cette relation interne ou externe au groupe d'appartenance, la part de son assujettissement aux normes et à la pression de conformité.

Poursuivant son étude du texte de Flaubert par l'élucidation du rapport entretenu par l'auteur avec ses différents personnages, l'élève pourra aisément établir que l’auteur, à partir d'une scène décrite à travers la vision d'un collégien fier de son appartenance sociale, a accentué la charge burlesque et adopté une double attitude à l'égard de "l'autre" incarné dans le texte par Charles Bovary. On constate, en effet, qu'à l'instar du professeur Flaubert s'est laissé aller à un morceau de bravoure et d'ironie dont le personnage intrus fait les frais. Quant à la pointe de compassion dont, malgré cette charge burlesque, il gratifie le "pauvre garçon", elle pourrait n'être que le reflet ambigu d'une éducation et d'une culture chrétiennes. Cette duplicité de l'auteur sera par ailleurs mise en évidence par une approche sémiotique du texte, identifiant, à partir de la découverte de ses structures profondes, dans une inflation de la conscience de soi, une exclusion de l'autre assortie, comme nous venons de le voir, d'un sentiment de mauvaise conscience.

Une telle relation à l'autre représentée dans le texte, ne porte-t-elle pas trace des contraintes d'une formation ou d'une situation socio-historique particulière ?

Le texte de Flaubert paraît, à cet égard, exemplaire. Une analyse sociologique ou socio-critique de ce texte permettra à l'élève de découvrir le rapport à l'autre comme un "fait social", c'est-à-dire, ainsi que le définissait Durkheim, comme "une réalité sui generis, distincte des faits individuels qui la manifestent." 0 Le texte nous décrit en effet à travers cette scène de la vie scolaire le contact de deux mondes : le monde urbain et bourgeois et le monde rural. Il représente l'institution scolaire avec ses hiérarchies et ses compromis, comme un système social stable et cohérent, voire clos marquant sa réticence à l'intrusion du nouveau, tenu à distance "derrière la porte". La vision du monde pessimiste qui se manifeste par ailleurs ainsi que le dessin caricatural dont fait l'objet le "pauvre garçon" conforteront le lecteur dans l'hypothèse que l'idéologie de ce texte est une idéologie ségrégationniste, le "nouveau habillé en bourgeois" ne pouvant prétendre s'intégrer à la société de culture bourgeoise où il s'affirme comme un intrus. Une telle expérience de la lecture, faite dans la succession et la diversité des approches, permet de rendre compte de la complexité de la relation à l'autre à travers un apprentissage de méthodes favorisant l'autonomie de l'apprenant.

Cette lecture lui offre par ailleurs, dans sa pluralité, l'occasion de rencontrer l'altérité, chaque approche devant être relue et reinterprétée à partir des autres approches dans une recherche des convergences, qui ne peut que développer les aptitudes du lecteur à rencontrer l'autre et qu'enrichir progressivement les capacités d'écoute et de compréhension d'autrui, comme résultats d'une attitude raisonnée et raisonnable.

Notes
0.

Scheller (Max), Nature et formes de la sympathie, Paris, Payot, p.260.

0.

Voir, à cet égard, Lewin (Kurt), en particulier Psychologie dynamique, Paris, PUF, 1959.

0.

Durkheim (Emile), Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1990 (1ère édition 1937), p.9.