14.5. Découverte, au cœur du mythe de l’œuvre et de la culture, de son paradoxe et de l’altérité.

La lecture plurielle ainsi expérimentée permet aussi à l'élève de découvrir, dans le principe de l'oeuvre, le signe et la marque d'une culture et lui fournit les moyens de réfléchir sur le concept de culture et de s'approprier de façon consciente sa propre identité culturelle. Une telle découverte est de nature à le préparer à l'acceptation d'autres systèmes culturels, et ceci, d'autant plus qu'il découvrira à cette occasion que le modèle ou le principe fondateur de sa propre culture intègre l'altérité .

Posons d'abord que la découverte, au coeur de l'oeuvre, de son système interne permet au jeune lecteur l'identification du système culturel et du mythe fondateur de ce système, qui sont au principe même de l'oeuvre étudiée. Si l'on applique au roi pêcheur cette observation, on admettra, à partir d'une lecture plurielle de cette pièce, que le principe fondamental sur lequel se fondent les signes et les significations de celle-ci est celui de la contradiction ou du paradoxe. Une telle opposition s'exprime, en effet, aussi bien dans les thèmes choisis par l'auteur que dans les structures profondes dévoilées par les approches structurale et sémiotique. Dans la mesure où les diverses approches de cette oeuvre concluent à une même alternative entre des éléments, des relations ou des postulations contradictoires, l'élève pourra se convaincre que le texte se construit sur une opposition fondamentale, que met particulièrement en évidence cette réplique d'Amfortas : "Tout ce qui est éclairé porte une ombre". Dans la mesure où, par ailleurs, le tragique neutralise toujours l'épique dans cette pièce et où cette opposition révèle les postulations d'un homme dans leurs ambiguïtés, les aspirations d'une société dans leurs contradictions, les aspects de la condition humaine dans un pathétique dilemme, comment l'élève ne reconnaîtrait-il pas, à ce niveau de lecture, dans une telle signification, une réalité de dimension anthropologique, en relation avec le système culturel et avec son modèle mythique !

C'est ainsi que le système interne du roi pêcheur, identifié précédemment comme fondé sur l'opposition radicale entre le tragique et l'épique, peut être également lu comme le reflet ou l'empreinte du système culturel et de son mythe fondateur. Le même paradoxe, qui transparaît à partir des diverses approches de l'oeuvre, se révèle être au principe du système culturel lui-même : la Mission et la Passion du Christ ne révèlent-elles pas le même crucial dilemme ? Le Christ n'assure-t-il pas successivement et simultanément, dans ce récit, le rôle du Sauveur et celui de la Victime ?

A ce niveau de lecture, et à ce niveau-là seulement, les diverses significations des oeuvres se confondent au moins partiellement pour s'unifier et signifier la marque distinctive d'une culture. Dans la mesure où elles relèvent de la même aire culturelle, toutes les oeuvres littéraires, quelles qu'elles soient, portent dans leur structure la plus profonde, au moins en partie, la trace du paradoxe fondateur de ce système culturel. C'est ainsi que le texte de Flaubert, abordé précédemment, texte où nous avons remarqué une exclusion de l'autre, assortie d'une compassion qu'il est légitime d'interpréter comme le reflet d'une éducation culturelle chrétienne, pour ironique qu'il soit dans le ridicule qu'il prête à la figure de paysan simple et naïf de Charles Bovary, n'en fait pas moins le portrait d'une victime pitoyable, d'un bouc émissaire, à l'image d'un Christ aux outrages. C'est ainsi que les oeuvres de Julien Green sont notamment caractérisées par une rupture brutale, voire meurtrière, des élans qui portent ses personnages vers l'autre, mais aussi sont marquées au signe de l'ambiguïté. Ces éléments qui, de toute évidence, relèvent du système interne organisateur qui est au principe de l'oeuvre de Green, ne coïncident-ils pas, à un certain niveau de profondeur et de généralité, avec les caractères fondamentaux reconnus pour être ceux du mythe fondateur de notre système culturel ?

Comment ne pas reconnaître en effet dans ces êtres, portés vers l'autre par leur désir de donner de l'amour et rejetés par un acte violent ou par un meurtre, l'image du Christ lui-même ? L'élève pourra voir, dans l'ambiguïté elle-même de l'oeuvre, une forme, certes affaiblie et altérée, de l'altérité qui est caractéristique du mythe fondateur de notre système culturel, si l'on suit Rudolph Bultmann.

Ainsi, en prenant conscience, de façon rationnelle, du caractère au moins partiellement paradoxal de toute oeuvre littéraire produite par le système culturel auquel il appartient, l'élève prendra une mesure exacte du principe qui fonde et qui structure en profondeur une culture qui peut-être la sienne. En s'appropriant les outils d'analyse, il peut porter un jugement plus circoncept à l'égard des systèmes de pensées ou des comportements qui s'enferment dans leurs propres certitudes, au point de générer les totalitarismes, les intégrismes, ou les fondamentalismes dont une des spécificités est bien l'exclusion de l'altérité et la réduction de l'autre à l'étranger (l'"extraneus" par opposition à l’"alter").

Comme on peut le voir, le langage paradoxal de l'oeuvre et du mythe qui la fonde, découvert à l'occasion de l'apprentissage, intègre la présence et la réalité de l'autre et constitue une invitation, pour le jeune lecteur en phase d'élaboration personnelle, à se construire lui-même comme un être de culture intégrant la présence de l'autre.