14.6. De la reconnaissance des autres cultures à l’échange interculturel.

Ayant ainsi découvert les traits de sa propre culture par l'exercice rationnel d'outils d'analyse, l'élève sera capable alors d'entrer dans d'autres systèmes culturels et d'en identifier les caractères et les principes, par comparaison avec le sien.

Cet échange pourra s'effectuer, dans un premier temps, avec d'autres cultures véhiculées par la même langue que la sienne. Ainsi, pour un francophone, les pays appartenant à la même aire linguistique ont l'avantage d'offrir une grande variété d'oeuvres relevant de systèmes culturels différents. C'est en étudiant celles d'Albert Cohen, de Tahar Ben Jalloun, de Kateb Yacine, de Léopold Sédar Senghor que l'enseignant, en respectant tout à la fois les exigences propres à la lecture et à une formation anthropologique et interculturelle, permettra à son élève de faire l'expérience de cultures différentes et de découvrir, à travers ces productions culturelles, d'autres mythes qu'il pourra comparer avec ceux qui relèvent de son propre système culturel. Certains, qui appartiennent à une famille immigrée, découvriront même, à cette occasion, le mythe qui est au centre de la culture de leurs ascendants.

La comparaison entre des mythes relevant de cultures différentes permettra aux jeunes lecteurs de comprendre mieux ce qu'est un mythe et surtout de percevoir l'importance des productions symboliques et l'importance du mythe dans l'expérience humaine. L'approfondissement de cette comparaison leur permettra aussi de reconnaître, dans cette capacité de symbolisation, "un principe d'applicabilité universelle couvrant tout le champ de la pensée humaine" 0 pour reprendre la formule d'Ernst Cassirer.

Cette analyse interculturelle permettra enfin au jeune lecteur d'identifier, à travers ces productions culturelles, ce qui est de l'ordre d'une anthropologie générale et ce qui est spécifique à un système culturel donné. C'est ainsi que, à travers l'oeuvre de Léopold Sédar Senghor, l'élève pourra découvrir les mythes africains, mais aussi la célébration de l'Autre, qu'il s'agisse de la femme, de l'ancêtre mort, du frère de race, mais encore l'aspiration, à partir d'une identité reconnue dans la négritude, à une réconciliation universelle des races.

Cette formation à l'altérité culturelle est-elle inconcevable dans l'échange entre les cultures nationales d'Europe, si proches géographiquement ? L'histoire du Vieux Continent aurait-elle causé de telles fractures qu'il serait impossible aujourd'hui d'identifier un mythe commun comme étant au principe des différentes cultures qui forment la mosaïque européenne ? Au-delà des différences linguistiques, la lecture méthodique et approfondie d'oeuvres appartenant aux différentes littératures d'Europe permettra à l'élève de reconnaître, dans le récit de la révélation christique, le mythe fondateur de notre système culturel commun.

Certes, il ne peut s'agir pour l'enseignant de faire seulement découvrir à ses élèves une thématique partagée par des auteurs comme Alexandre Soljenitsyne, Heinrich Böll ou Michel Tournier, ou de réaliser une étude des variations liées à certains thèmes communs à leurs oeuvres. Il importe bien plutôt, à partir d'une étude approfondie de ces oeuvres, d'identifier, sous la forme du mythe, le fonds culturel commun et l'empreinte spécifique d'une culture. A travers les intrigues romanesques propres à chaque oeuvre, vont apparaître les caractéristiques primordiales de l'Aventure et de la Révélation chrétiennes. C'est ainsi que Katarina Blum, victime de la manipulation médiatique, accusée d'avoir, par amour, mis en péril la sécurité de l'Etat, c'est ainsi qu'Ivan Denissovitch, accomplissant, avec un souci de perfection, son travail quotidien malgré le froid hostile, et assumant une expérience tragique et pourtant sans tragédie, c'est ainsi que Robinson, héros de la solitude, souffrant de l'absence de l'autre, vivant une initiation qui l'éloigne de ses origines et en fait un "homme nouveau", 0 reproduisent, chacun à leur manière, la Vie et la Passion du Christ.

Dans sa lecture de la fin paradoxale de ces personnages romanesques, l'élève pourra par ailleurs discerner, au-delà de leur échec commun, dans ce qui est, pour l'une, libération, pour l'autre, sainteté, pour le dernier, découverte de sa véritable identité, une commune transfiguration.

Une telle prégnance du mythe fondateur au principe des productions culturelles n'est-elle pas aussi à l'origine de l'élaboration ou de la formation des personnes ? L'oeuvre et la vie de Jean Genet, "Saint et martyr", s'il faut en croire Jean-Paul Sartre, seraient là pour le montrer, en dépit de ses positions si souvent hostiles au religieux institué.

Comme on le voit, c'est à la condition d'une lecture approfondie et dans le respect même de la nature littéraire et culturelle du texte qu'on peut montrer à l'élève combien la culture européenne n'est pas exempte de paradoxes. Cette tension dans les contraires n'est-elle pas une invitation adressée à découvrir l'autre, au delà des apparences, et de manière approfondie, n'est-elle pas une incitation à rechercher et à entreprendre, dans une démarche consciente, l’élucidation du système culturel de l'autre et de l'Autre ?

"Le langage , l'art, le mythe, la religion, note Ernst Cassirer, ne sont pas des créations isolées, fortuites. Un même lien les rattache ensemble" 0 . Nous avons voulu montrer, dans ce chapitre, à quelles conditions l'enseignant de lettres, à travers l'étude des oeuvres littéraires, peut donner à ses élèves, non seulement, les moyens de se construire eux-mêmes, comme des personnes et comme des êtres de culture, mais encore la possibilité de reconnaître l'identité de l'autre et de développer une relation interpersonnelle et interculturelle dynamique et créatrice. D'accord avec Madame Abdallah-Pretceille pour laquelle "l'application du discours interculturel au champ pédagogique ne se concrétise pas par la construction d'une nouvelle discipline" 0 , nous pensons que c'est d'abord à partir des méthodes spécifiques à l'analyse textuelle que le professeur de littérature, pour ce qui le concerne, permettra à ses élèves ou à ses étudiants de découvrir, d'une façon progressive et diversifiée, la réalité personnelle et culturelle, en leur garantissant l'autonomie de la démarche.

Ce faisant, ces approches, qui permettent à l'élève de découvrir quels processus psychologiques sont lisiblement à l'oeuvre dans l'échange entre individus et groupes d'appartenance ou de culture différentes, vont l'armer conceptuellement et lui donner les moyens rationnels de comprendre la complexité du rapport à l'autre, qui est à la mesure de la complexité de l'homme et de la culture. Seule la lecture anthropologique, dépassant la simple juxtaposition des lectures et des approches, lui fera progressivement prendre conscience des structures profondes de la réalité humaine et de la réalité culturelle et le conduira à découvrir dans les oeuvres littéraires une identité culturelle qui peut être la sienne. Au niveau de lecture préconisé, les diverses significations dépassent les limites du champ où elles ont surgi, pour s'unifier et signifier la marque propre d'une culture. Une telle démarche prépare à l'acceptation d'autres systèmes culturels, aide à relativiser sa propre culture et la culture d'autrui et rend l'élève capable de mesurer et d'évaluer l'identité humaine, au-delà de la disparité des cultures. La découverte, au coeur de la culture, du mythe et de ses formes symboliques paradoxales prépare à reconnaître que l'identité humaine et l'humanité sont faites d'altérité. Ce mode de lecture qui invite à un constant dépassement, ce système d'éducation qui vise à identifier l'autre et se veut formation à l'altérité vont à la rencontre de la perpétuelle interrogation qui est inscrite dans la nature même de notre système culturel européen.

Notes
0.

Cassirer (Ernst), Essai sur l'homme, Paris, Ed. de Minuit, 1975 (pour la traduction).

0.

Tournier (Michel), Le vent Paraclet, Paris, Gallimard, 1977.

0.

Cassirer (Ernst), Essai sur l'homme, Paris, Ed. de Minuit, 1975 , p.104.

0.

Abdallah-Pretceille (Martine), Vers une pédagogie interculturelle, Paris, Publications de la Sorbonne, INRP, 1986, p.159.