15.1.3. Les savoir-être et savoir-devenir développés par la lecture anthropologique.

La lecture anthropologique est un moyen, pour l’apprenti-lecteur, de développer différents savoir-être et savoir-devenir.

Nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer ce que chaque méthode, prise à part, développe comme attitude chez celui qui l’utilise. C’est ainsi que l’approche thématique , pour ne prendre qu’un seul exemple, en montrant comment une «vision du monde» cristallise et organise «l’univers imaginaire»d’un auteur, invite l’élève à prendre conscience de son imaginaire personnel, lui permet de l’employer et de le déployer dans l’élaboration du discours qui prend pour objet le texte et l’univers imaginaire de l’auteur. Et «l’ordre mental ainsi crée par l’écrivain» peut devenir, ainsi que le notait G. Poulet, «l’ordre mental observé à son tour par le critique» 0 .

Chaque identité relative du sujet-lecteur se trouve tour à tour de la sorte, mobilisée, médiatisée par la lecture et cultivée dans l’expérimentation d’une approche particulière donnée. Dans la production des significations liées à chacune de ces approches, l’élève est invité à construire et à conscientiser divers savoir-être, soit un savoir-être social, pour l’identité sociale du lecteur, un savoir-être psychologique, correspondant à une prise de conscience des structures du psychisme inconscient du lecteur, un savoir-être linguistique et sociologique, en face de l’inconscient linguistique du lecteur, producteur de catégories, de sens et de valeurs, un savoir-être imaginaire, symbolique et mythique, au niveau de l’imaginaire personnel du lecteur et des archétypes culturels de cet imaginaire. Ces divers savoir-être peuvent être ensuite réactivés et investis d’une autre signification à partir d’une fréquentation et d’une compréhension approfondies du modèle culturel sous-jacent à l’oeuvre littéraire. Car le lecteur anthropologique ne s’en tient pas aux seules identités partielles du sujet-auteur et du sujet-lecteur.

En mettant ce dernier au contact des diverses dimensions qui composent l’identité complexe de l’auteur et qui, au-delà de cette identité, renvoient à des réalités culturelles et humaines d’une autre extension, elle se propose comme un moyen permettant à l’élève de reconnaître, de construire et de renforcer son identité globale et complexe et d’identifier, à travers les modèles culturels disponibles, celui qui est sous-jacent au texte littéraire et qui peut être au principe de sa personne.

Or, la perception et la compréhension approfondies des enjeux d’un tel modèle culturel ne peuvent rester sans effet sur l’élaboration ou la réélaboration des différentes identités relatives du sujet-lecteur. Ainsi, ce n’est pas seulement un savoir-être social et complexe qui se construit dans la lecture anthropologique, mais c’est à une relecture et à une réévaluation permanente des différentes composantes de sa personnalité que se trouve convié le lecteur à travers une relation fréquente avec le mythe fondateur d’un système culturel, mythe qui se présente bien comme un principe de «savoir-être» puisque, selon M. Eliade, «il fournit des modèles pour la conduite humaine et confère, par là même, signification et valeur à l’existence» 0 .

Les savoir-être développés par la lecture anthropologique prédisposent le lecteur à construire des savoir-devenir. L’être du sujet apprenant n’est pas destiné à demeurer statiquement dans un état d’identité atteint. A supposer qu’un tel état soit du domaine de l’acquis, c’est-à-dire de ce dont on peut disposer définitivement, le sujet qui est parvenu à cet état est appelé à se renouveler et à le renouveler, ce qu’on désigne par l’expression de «savoir-devenir». Une telle capacité d’orientation nettement prospective correspond aux aptitudes d’un sujet à formuler des projets, à s’inscrire dans un devenir individuel et collectif, à être «soi-même comme un autre», pour reprendre le titre de l’ouvrage de P. Ricoeur. Ce dernier, commentant le choix d’un tel titre dans sa Préface, note son intention d’y souligner que l’altérité «puisse être constitutive de l’ipséité elle-même » et précise plus loin : «Au «comme», nous voudrions attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison soi-même semblable à un autre mais bien d’une implication : soi-même en tant qu’autre» 0 .

Notes
0.

Poulet (Georges), La conscience critique, Paris, José Corti, 1971, p.307.

0.

Eliade (Mircea), Aspects du mythe, Paris, Gallimard, (col. folio), 1963, p.12.

0.

Ricoeur (Paul), Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil,1990, pp.13-14.