17.2.2. Test final vérifiant la maîtrise des approches sociocritiques par l’étudiant.

Le test proposé s’adresse aux élèves de classes préparatoires ou aux étudiants de 1ère année de DEUG, mention Lettres.

L’objectif général est de LIRE PAR LES DIVERSES APPROCHES QUI CONSTITUENT LA SOCIOCRITIQUE EN RETABLISSANT LE TEXTE DANS SON CONTEXTE.

Une telle visée, prise dans sa globalité, implique plusieurs objectifs intermédiaires :

  1. Découvrir l’oeuvre comme objet, c’est à dire un produit relevant des échanges économiques.
  2. Mettre en évidence la société représentée dans l’oeuvre et ses caractéristiques.
  3. Rendre manifeste le champ du pouvoir qui structure l’oeuvre.
  4. Mettre au jour l’inconscient collectif qui a produit le texte.
  5. Identifier, à partir du champ du pouvoir de l’oeuvre et de sa vision du monde, la position de l’auteur dans le champ littéraire qui lui est contemporain.
  6. Formuler l’idéologie de l’oeuvre (et celle de l’auteur) comme réponse à un discours idéologique environnant.

Nous avons choisi de développer les points précédents dans les conditions précisées plus haut sous la forme d’un test final permettant d’évaluer les capacités acquises et requises correspondant aux différents objectifs.

Test

Après avoir lu le texte suivant, (Maupassant, Boule de suif, Les soirées de Médan, 1880), vous répondrez par écrit aux questions qui l'accompagnent :

‘Tout au fond, aux meilleurs places, sommeillaient, en face l'un de l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont.
Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vins aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.
Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu somnolentes de faire une partie de "Loiseau vole", le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant celui de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.
Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement : "Il est impayable, ce Loiseau."
De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.
Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il animait par son activité joyeuse.
A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure.  M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.
Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navré l'intérieur lamentable de la voiture. Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roi Henri IV qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.
Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes, était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservait la galanterie, et dont l'entrée fût difficile.
La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu. Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes.
Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même  banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole, comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.
En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.
L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet, mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et , à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s'était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.
La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses ; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.
Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables. Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de "prostituée", de "honte publique" furent chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provoquant et hardi qu'un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.
Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elle devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l'amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.
Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour les pauvres.
Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable qu'il comptait bien toucher au Havre.
Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.
Guy de Maupassant, Boule de Suif, Albin Michel.’

Questionnaire

  • Question 1 :

Ce texte fait allusion à des faits économiques. Dans quelle mesure correspond-il lui-même à un produit obéissant à l’ensemble des phénomènes qui règle l’économie des échanges et des biens matériels dans une société humaine ?

Vous appuierez votre réponse par des éléments théoriques et diverses informations concrètes que vous avez pu relever dans des documents environnant votre lecture.

  • Question 2 :

Vous décrirez la société représentée par Maupassant dans cet extrait, en mettant en évidence les caractéristiques propres à chaque critère retenu pour cette description et les corrélations entre ces critères.

Vous représenterez, à travers leur position respective, les différents personnages du texte et vous formulerez explicitement, dans un commentaire approprié, les caractéristiques de ces positions.

  • Question 3 :

A partir de la « vision du monde » dégagée du texte, vous vous emploierez à mettre en évidence l’inconscient collectif de la société qui a pu être au principe de cette production.

  • Question 4 :

A partir de l’expression de cette vision du monde et du champ du pouvoir précédemment dégagés, à partir des connaissances que vous avez des mouvements littéraires, dites si ce texte vous paraît caractéristique d’un mouvement ou d’un groupe d’auteurs particulier et dites quelles prises de positions, quelles stratégies propres à ce groupe ou à l’auteur le texte vous paraît manifester dans le champ littéraire ?

  • Question 5 :

Quelle vous paraît être l’idéologie de l’oeuvre ou celle de l’auteur d’après ce texte? Vous indiquerez à partir de quels indices vous déduisez cette idéologie.

Réponses au questionnaire

Question 1 : Ce texte fait allusion à des faits économiques. Dans quelle mesure correspond-il lui-même à un produit obéissant à l’ensemble des phénomènes qui règle l’économie des échanges et des biens matériels dans une société humaine ?

Toute oeuvre littéraire se définit comme un produit, dans la mesure où il mobilise, pour sa fabrication, sa distribution et sa commercialisation, un ensemble organisé d’acteurs et de facteurs économiques : un auteur, un réseau d’édition et d’imprimerie, un réseau de diffusion, etc. Une oeuvre telle que Boule de Suif de G. de Maupassant, publiée dans le cadre d’une édition collective du groupe de Médan illustre assez la nécessité de prendre en compte l’existence de contraintes sociales et éditorialistes, ne serait-ce que dans le choix effectué du titre général, Les soirées de Médan, préféré à un intitulé plus provocateur : « L’invasion comique ». Après que Flaubert l’eut invité à des corrections, Maupassant, dans sa correspondance avec celui-ci, affirme qu’il ne peut « faire que des changements de mots car [les auteurs] sont engagés à ne pas faire de changements de lignes, ce qui bouleverserait tout le volume ». L’ouvrage collectif et la nouvelle de Maupassant en particulier connurent un succès tel, qu’un mois après sa première parution, il atteignait sa huitième édition. Ajoutons que Maupassant, à la suite de ce succès éditorial, s’inquiète dans une lettre à E. Zola du partage des droits d’auteur.

Question 2 : Vous décrirez la société représenté par Maupassant dans cet extrait en mettant en évidence les caractéristiques propres à chaque critère retenu pour cette description et les corrélations entre critères.

Vous représenterez, dans leur position respective, les différents personnages du texte et vous formulerez explicitement, dans un commentaire approprié, les caractéristiques de ces positions.

  Sexe Age Fortune Pou-voir Politique Religion Classification socio-économique Etat civil
  H F enf. j. ad. Ad. vieux riche pauv.
off. opp.
Rép
avec sans nob. bourg. peup. Ep. Cél.
M. Loiseau X       X   X   X   X   X     X   X  
Mme Loiseau   X     X   X   X       X     X   X  
M. Carré-Lamadon X         X X   X   XX   X     X   X  
Mme Carré-Lamadon   X     X   X   X       X     X   X  
Comte H. de Bréville X         X X   X       X   X     X  
Comtesse H. de Bréville   X       X X   X       X   X X   X  
1ère religieuse   X       X   X   X     X X     X   X
2ème religieuse   X     X     X   X     X X     X   X
Cornudet X       X     X   X   X   X     X   X
Boule-de-Suif   X   X       X   X       X     X   X

Critères :

  • Sexe : Il s’agit d’une société mixte avec une forte proportion de femmes. Nous remarquons la présence de trois couples.
  • Age : Les personnes présentes dans la diligence sont plutôt agées, la situation de Boule-de-Suif étant à cet égard exceptionnelle.
  • Fortune : Ceux qui fuient l’occupation de la ville de Rouen sont, dans leur majorité, des privilégiés de la fortune.
  • Pouvoir : Si l’on en croit le narrateur lui-même, six personnes forment « le côté de la société rentrée, sereine et forte ». Les quatre autres ont un pouvoir limité, Cornudet étant jugé inoffensif.
  • Politique : Si l’on excepte les femmes, nombreuses ici, qui ne prennent pas part au débat politique, les options sont celles du pouvoir en place (avec M. Carré-Lamadon et le comte H. de Bréville en particulier), mais aussi l’opposition incarnée par le républicain Cornudet, présenté comme un démocrate, voire un révolutionnaire.
  • Religion : La religion apparaît ici fortement représentée, sinon dans sa pratique avec les deux religieuses, du moins comme idéologie avec ceux que Maupassant qualifie « d’honnêtes gens qui ont de la religion et des principes ».
  • Classification socio-économique : On remarque que les différentes classes composant la société française d’alors sont ici représentées, avec une particulière finesse dans l’analyse des classes sociales favorisées, dans la mesure où le texte présente un noble, une bourgeoise ayant épousé un noble, un grand industriel, propriétaire de filatures de coton, un négociant en vin et son épouse, deux êtres marginaux et socialement inclassables, l’un Cornudet qui a dilapidé les biens paternels, l’autre une prostituée, Boule-de-Suif.
  • Etat civil : Le mariage apparaissant comme la norme de cette société, il y a une ambiguïté sur l’état civil de Cornudet et de Boule-de-Suif qui sont présentés, après la série des couples reconnus, dans une formulation qui laisse supposer qu’ils forment un couple.
  • Corrélations et synthèse : Fortune, pouvoir, religion caractérisent les mêmes personnages. L’appartenance aux générations plus anciennes semble par ailleurs la caractéristique commune à ceux qui ont de la fortune, de la religion et des principes. On observe également une relation entre la classe sociale, dans ses différentes formes et apparences, et le choix politique, la possession de biens et l’éducation reçue dans le milieu déterminant les options politiques, ainsi que l’auteur le souligne lui-même à propos des personnes représentant l’élite : « Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l’argent... ». Ce qui ressort avec évidence, c’est que la fortune prend le pas sur les valeurs. Maupassant nous décrit, dans Boule-de-Suif, la société de la fin du Second Empire, période faste pour l’économie française. L’argent a tout envahi et semble suffire à justifier les comportements, la religion n’étant plus qu’un signe culturel ou distinctif d’une appartenance sociale. La chute de l’Empire, suite à la défaite de Sedan, permet aux républicains de refaire surface.

Les trois couples reconnus institutionnellement symbolisent « la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens qui ont de la Religion et des Principes ». Deux autres couples sont suggérés, celui des deux religieuses présentées également d’une façon contrastée, et celui des êtres réprouvés et tendant à la marginalité qu’incarnent Cornudet et Boule-de-Suif. Par rapport à la position centrale qui constitue une situation suréminente d’autorité et de reconnaissance sociale représentée par le comte et la comtesse de Bréville, les autres personnages se rangent, derrière eux, dans une position d’affaiblissement graduel ou de rupture.

En s’appuyant sur la localisation dans l’espace de la diligence, localisation qui est loin d’être arbitraire, on peut repérer le champ du pouvoir d’après cet extrait de Boule-de-suif.

Le champ du pouvoir dans
Le champ du pouvoir dans Boule-de-Suif  

On remarquera une première polarisation hommes-femmes qu’indique, avec une certaine approximation, l’emplacement des personnages, la position atypique de Boule-de-suif étant significative d’un être qui se définit comme une femme à hommes. Si l’on excepte le cas particulier de Boule-de-suif, toutes les femmes appartiennent à l’espace de la morale et de la religion, toutes épouses, les unes de leur mari, les autres de Dieu. Les hommes, quant à eux, assument la responsabilité politique et celle des affaires, ce qui n’exclut pas de fortes disparités, notamment entre ceux qui ont réussi en affaires et qui sont du côté du pouvoir et ceux qui, du côté de la république et de la démocratie, ont sacrifié leurs intérêts à leur idéal.

Question 3 : A partir de la « vision du monde » dégagée du texte, vous vous emploierez à mettre en évidence l’inconscient collectif de la société qui a pu être au principe de cette production.

La vision du monde de ce texte est essentiellement pessimiste, si l’on veut bien admettre que la caractérisent le pouvoir prépondérant de l’argent, la présentation le plus souvent négative des personnages, le désir de montrer que la religion ou les principes traditionnels ne peuvent plus répondre aux aspirations d’une société bloquée et verrouillée. Aucune perspective n’est présentée, aucune issue n’est suggérée, ceux qui sont divergents ou opposants étant réduits à l’impuissance ou à l’échec et conduits dans leur contestation, à se placer en porte-à-faux par rapport à la réussite sociale, ou, dans leur liberté de pensée et de moeurs, à provoquer leur propre déconsidération. Chacun semble replié sur ses intérêts de façon égoïste et l’absence d’échanges est symptomatique d’une société cloisonnée faite d’une juxtaposition d’états ou d’individus, ce que révèle assez crûment l’ambiguïté des relations matrimoniales.

Le texte a été publié, dans les conditions que l’on sait, en 1880. C’est le moment où le système politique de la république toute récente est encore fragile. Le capitalisme industriel et commerçant triomphe, mettant fin définitivement aux espoirs de restauration. L’aristocratie, qui n’a plus que le choix de se compromettre avec le capitalisme libéral, voit son espérance de monarchie constitutionnelle disparaître avec le refus du comte de Chambord de reconnaître le drapeau tricolore (1875). Quant au rêve d’une République authentiquement démocratique élevé au rang de mythe par les communards, n’est-il pas singulièrement discrédité dans le texte par le comportement d’un Cornudet ? Et Boule-de-Suif ne renvoie-t-elle pas l’image, non déformée par le vernis et les dehors policés, d’une société ayant conscience de porter en soi des qualités qui ne peuvent pas s’exprimer, d’une société qui, pour évoluer, devrait passer par une contradiction dans le comportement ?

Question 4 : A partir de l’expression de cette vision du monde et du champ du pouvoir précédemment dégagés, à partir des connaissances que vous avez des mouvements littéraires, dites si ce texte vous paraît caractéristique d’un mouvement ou d’un groupe d’auteurs particulier et dites quelles prises de positions, quelles stratégies propres à ce groupe ou à l’auteur le texte vous paraît manifester dans le champ littéraire ?

Plusieurs indices du texte sont de nature à permettre l’identification de la position privilégiée par l’auteur dans le texte, position que l’on peut considérer comme indicatrice de la prise de position recherchée par l’auteur dans le champ littéraire. Le rejet des contre-valeurs comme l’argent ou la corruption, l’objectivation de réalités peu idéales, le fait que les Bréville soient plutôt épargnés (représentant une position aristocratique), le portrait-charge de Cornudet, tout cela indique une volonté de se réserver un espace de pureté dans le champ littéraire et d’y conquérir une position forte, assortie d’un refus d’une littérature asservie au politique.

Maupassant appartenait avec H. Céard, P. Alexis, J.K. Huysmans, L. Hennique et E. Zola au groupe de Médan, habitué à se réunir tous les jeudis autour du chef reconnu du mouvement naturaliste. Les soirées de Médan, ouvrage collectif, est l’occasion pour le groupe de faire une opération de manifeste en avril 1880. Le choix d’une thématique commune, en lien avec l’histoire récente et le choix de situations plus ou moins provocatrices par rapport à l’idéal patriotique, confirme l’intention du groupe de cultiver un certain succès de scandale. On reconnaît, dans Boule-de-suif, cette même volonté de contribuer à une mise en cause des forces conservatrices et de dénoncer l’hypocrisie des bien pensants, même si Maupassant se défend d’avoir voulu faire oeuvre « antipatriotique » et affirme l’intention qui était la sienne de faire oeuvre morale. Apparaît clairement, à travers cette oeuvre et dans les commentaires ou les lettres qui ont entouré sa publication, le dessein de G. de Maupassant de présenter son autonomie par rapport au groupe et à son leader dont on connaît les engagements politiques.

Question 5 : Quelle vous paraît être l’idéologie de l’oeuvre ou celle de l’auteur d’après ce texte? Vous indiquerez à partir de quels indices vous déduisez cette idéologie.

Bien que le texte soit dépourvu, dans sa narration à cet endroit, d’une action mettant en oeuvre une production axiologique de valeurs, il est possible, notamment à partir de l’attitude suggérée par le narrateur à l’égard des personnages, de déduire une idéologie qui peut être celle d’un groupe social ou qui peut être l’idéologie propre de l’auteur.

Une idéologie traverse le texte d’évidence, c’est celle de « l’ordre moral ». La défiance ou la réprobation dont fait l’objet Boule-de-suif de la part de ses compagnons de voyage, loin de se fonder sur des principes religieux ou éthiques, tient de la volonté de sauver les apparences. Sans voir que la prostituée représente, en un sens, une caricature d’eux-mêmes dans leur réussite plus ou moins trouble, dans leur course effrénée à l’argent, dans leur pragmatisme affairé, ils défendent l’ordre nécessaire. La capacité à s’adapter et à trouver des espaces d’entente entre classes sociales différentes est également caractéristique de cette idéologie de « l’ordre moral » organisée en défense. Par rapport à cette idéologie qui domine dans le texte comme elle prévaut dans la société de son temps, Maupassant se démarque en aristocrate qu’il est et prend de la hauteur. Sans reprendre à son compte les thèses républicaines qu’il caricature à souhait, il n’adhère pas pour autant à l’idéologie capitaliste confondue avec la corruption et la bassesse, mais privilégie une attitude d’un humanisme noble et altier, les seuls personnages épargnés ici par son ironie étant les Bréville.