17.6 Evaluation des effets prévisibles ou imprévisibles de la formation à la lecture anthropologique

Comme nous avons eu l'occasion de le préciser au début de ce chapitre, l'évaluation peut présenter diverses modalités dans lesquelles le facteur temps entre en ligne de compte. C'est ainsi que l'élève est confronté à des évaluations formatives ou sommatives tout au long de son année ou de sa scolarité, au cours desquelles il est invité à réinvestir des capacités précédemment acquises au cours d’apprentissages antérieurs. A cela s'ajoutent les examens internes à l'institution ou au système éducatif dans son ensemble : ainsi le Baccalauréat dont la fonction est d'ordre certificatif.

Autre est l'évaluation dont nous présentons ci-après le dispositif après l'avoir testé.

Cette évaluation, en effet, ne vise pas seulement à vérifier si les objectifs de la formation sont atteints, mais tente de percevoir quels sont les effets prévisibles ou imprévisibles de cette formation sur la personne, envisagée dans sa complexité pluridimensionnelle, et sur son processus de développement.

Elle peut se situer en fin de parcours de formation, pour une perception globale de ces effets, ou en accompagnement de ce parcours, pour des perceptions plus fragmentées.

Le dispositif global retenu ici est constitué d'un texte d'Émile Verhaeren, "La Plaine", extrait de son recueil poétique, Les villes tentaculaires, accompagné d'une série de sept commentaires désignés par des lettres (commentaires A,B,C,D,E,F,G) et d'un ensemble de trois questions.

‘LA PLAINE

La plaine est morne et ses chaumes et granges
Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus,
La plaine est morne et lasse et ne se défend plus,
La plaine est morne et morte - et la ville la mange.

Formidables et criminels,
Les bras et les machines hyperboliques,
Fauchant les blés évangéliques,
Ont effrayé le vieux semeur mélancolique
Dont le geste semblait d'accord avec le ciel.

L'orde fumée 0 et ses haillons de suie
Ont traversé le vent et l'ont sali :
Un soleil pauvre et avili
S'est comme usé en de la pluie.

Et maintenant, où s'étageaient les maisons claires
Et les vergers et les arbres allumés d'or,
On aperçoit, à l'infini, du sud au nord,
La noire immensité des usines rectangulaires...

Émile VERHAEREN, Les Villes tentaculaires, 1895’

COMMENTAIRE A

A travers la description d'un paysage de campagne, l'auteur nous montre à l'oeuvre le processus de mécanisation de l'agriculture, celui de l'urbanisation et celui de l'industrialisation qui transforment l'environnement d'autrefois.

Le vieux monde rural représenté par "ses chaumes et granges" et par ses "fermes dont les pignons sont vermoulus" et l'agriculture ancienne du "vieux semeur [...] dont le geste semblait d'accord avec le ciel" sont remplacés par la vision des machines et des usines.

Une telle rupture est indiquée tout autant par la transformation formelle de la strophe - à un premier quatrain homogène succède un quintil de forme irrégulière - que par les modifications phonétiques ou par les changements rythmiques.

C'est avec une certaine fascination que le poète observe les bouleversements structurels en train de s'opérer et la nouvelle emprise du machinisme, de la ville et de l'industrie sur la campagne. Une telle fascination ressort d'évidence si l'on considère que c'est un monde de l'énergie et de la force qui se substitue à l'aspect morne inanimé et comme résigné du monde rural traditionnel dont se font l'écho les sonorités uniformément graves de la première strophe. La même fascination, l'auteur l'exprime devant l'ampleur démesurée des "machines hyperboliques" et devant la croissance vigoureuse de la ville industrielle, semble-t-il, promise à un avenir illimité, ce que le rythme majeur des derniers vers met si nettement en valeur.

Mais, en dépit de cette fascination, E. Verhaeren tient à nous communiquer sa nostalgie du monde rural. Les métaphores et les comparaisons mettent l'accent sur la dégradation subie par la campagne qui agonise et qui meurt et par son environnement naturel, le soleil lui-même s'étant "comme usé en de la pluie".

Cette destruction du paysage naturel est aussi dénoncée comme criminelle et sacrilège, tant il est vrai que, dans le geste du semeur "d'accord avec le ciel" et dans les "blés évangéliques" une harmonie et une alliance d'une autre nature s'étaient établies entre l'homme et le monde, harmonie et alliance dont la ville industrielle, aussi dynamique et fascinante qu'elle soit, apparaît bien dépourvue.

COMMENTAIRE B

Énergie et nostalgie, tels sont les deux pôles thématiques autour desquels s'organise "l'univers imaginaire" de ce poème d'Émile Verhaeren.

Le paysage rural apparaît dès l'abord dans un tel état d'affaiblissement que seuls les mots, dans leur répétition, semblent en mesure de suspendre son anéantissement. Au pouvoir de l'effritement et de la dégradation, tout le paysage se délite, à l'image des "pignons vermoulus" des fermes d'autrefois et "ne se défend plus".

Le décor et ses éléments, sous l'effet d'un assoupissement morbide ou d'une lassitude d'être, plus enclins à regretter le passé qu'à résister, se sont comme résignés à se dissoudre et à disparaître. Mais une telle dégradation n'est pas seulement le fait d'un mouvement d'effritement passif, il est aussi le résultat d'une action extérieure.

Une langueur si mortelle et un tel défaut d'énergie, à coup sûr, ne caractérisent pas les machines, les usines et la ville qui se lancent à l'assaut de la plaine. Mouvements, agitations, ruptures, secousses auront bientôt raison du paysage ancien. Finis les rythmes lents, et les formes rituelles de cultures, où le geste du "vieux semeur mélancolique [...] semblait d'accord avec le ciel". Le monde moderne en pleine élaboration est un monde à forte teneur énergétique. Mais la lisibilité du nouveau paysage tient surtout à la netteté de ses lignes géométriques : "On aperçoit, à l'infini, du sud au nord, La noire immensité des usines rectangulaires". Figures maîtresses du monde de demain, les machines et les usines, formes massives de l'énergie, s'installent dans un décor à leur mesure, dans l'absolu du plan et dans l'uniformité infinie de l'étendue.

COMMENTAIRE C

Le texte d'E.Verhaeren, dans une relation et sous une forme qui ne sont pas chronologiques, se fait l'écho d'un enchaînement d'états et de transformations de "la plaine". Si l'on restitue dans leur succession temporelle ces différents états, il faut, en premier lieu, faire référence à la situation passée de la plaine, évoquée dans les deux premiers vers de la dernière strophe. Entre cet état initial conjonctif marqué par les signes extérieurs de la prospérité et qui est antérieur à une première transformation et l'état final que décrivent les deux derniers vers de la dernière strophe, état ultérieur à une seconde transformation, l'opposition est des plus manifestes : aux "maisons claires", aux "vergers" et aux "arbres allumés d'or" se substitue "maintenant" "la noire immensité des usines rectangulaires".

Ce passage de l'état initial primordial à l'état final est le résultat de deux transformations accomplies successivement entre lesquelles peut être repéré un état intermédiaire dépeint complaisamment par la première strophe du poème.

La première transformation conduisant de l'état initial à l'état intermédiaire d'une plaine "morne et lasse", qui "ne se défend plus" est le fait d'une action dissolvante du temps et d'un processus de dégradation progressive qui prend ici un caractère endogène et passif fortement marqué.

Quant au passage de l'état intermédiaire déjà dégradé à l'état final, il se définit comme un processus de transformation complexe imputé à des facteurs exogènes et actifs, les sujets opérateurs de cette transformation étant nommément désignés à travers la ville et les machines.

Cette seconde transformation est présentée sous un double aspect, d'une part, à partir des ruptures avec les rythmes traditionnels et naturels, comme l'instauration d'un nouveau rapport au monde fondé sur l'énergie et sur un développement sans limite de la ville et de l'industrie.

COMMENTAIRE D

Du paysage symbolique qu'offre le texte se dégagent, à partir d'une saisie des structures les plus récurrentes, les lignes de force d'un mythe personnel fondé sur le paradoxe. Un premier pôle apparaît en effet, constitué par les figures anciennes ou actuelles, mais toujours tournées vers le passé. Ces figures, qu'elles soient féminines ou masculines, ont ceci de commun qu'elles sont d'autant plus marquées par la dégradation que l'on s'éloigne des origines. A ce pôle nostalgique, mélancolique et plutôt féminin des structures affectives du texte, s'en oppose un autre, plus énergique et plus chargé de violences, autour duquel semblent se cristalliser non seulement des désirs ou des fantasmes de toute-puissance, mais aussi les craintes liées à l'expression de ces désirs ou de ces fantasmes.

Fascination et répulsion sont, en effet, les deux modes sur lesquels sont reconnus "Formidables et criminels, / Les bras et les machines hyperboliques, / Fauchant les blés évangéliques " [...] Tout se passe comme si les mutations du monde et de l'environnement naturel ou économique servaient de prétexte à l'auteur pour exprimer et pour masquer l'aspiration qui est la sienne à un accomplissement humain, robuste et puissant, visant à dépasser les modèles ancestraux.

C'est ainsi que l'auteur se complaît à décrire ceux-ci comme dégradés ou privés de leurs pouvoirs à l'image des "pignons vermoulus", du "vieux semeur mélancolique" ou du "soleil pauvre et avili". Mais, dans le même temps, la crainte qu'il manifeste à l'endroit de ces transformations, assortie d'un attachement nostalgique aux objets ou aux réalités d'autrefois, exprime une postulation inverse.

COMMENTAIRE E

Le texte s'organise, dans la complexité, autour de deux phases en apparence contradictoires que les différentes approches mettent en évidence. On observe, en effet, à travers les lectures successives du texte, une même structure paradoxale constituée par une phase négative et par une phase synthétisant une polarité négative et une polarité positive.

Cette structure paradoxale prend ainsi la forme d'un récit orienté, celui d'une transformation positive et d'une évolution vers plus de complexité.

Le texte, saisi ainsi dans ses caractéristiques formelles fondamentales et dans sa nature anthropologique, exprime la double postulation de l'homme, celle d'une avancée qui passe par le dépassement des modèles antérieurs et par une nécessaire rupture et d'une valeur accordée à la permanence et à la stabilité. Dans l'une comme dans l'autre de ces deux attitudes, c'est le primat donné à la vie, c'est la vie contre la vie, ou la vie par la mort. Un tel paradoxe correspond, dans le système culturel où Verhaeren s'inscrit, au mythe fondateur du christianisme qui se présente, comme on sait sous la forme d'un paradoxe : Mort et Résurrection.

COMMENTAIRE F

Le texte s'énonce comme un lieu où s'affrontent deux idéologies contradictoires, l'idéologie progressiste et l'idéologie passéiste.

Le texte, en effet, énonce d'abord un discours privilégiant les valeurs du passé, qu'il s'agisse de la peinture idéalisée du monde harmonieux d'autrefois, avec ses références religieuses et sa cohérence, fortement soulignée par la répétition du "et" : "Où s'étageaient les maisons claires / Et les vergers et les arbres allumés d'or", ou qu'il s'agisse de la valorisation des formes économiques agraires traditionnelles.

Le texte suggère ensuite un autre discours, voyant dans les formes modernes de l'industrie et de la ville un modèle d'énergie. L'auteur observe avec fascination le développement des Villes tentaculaires et des grands complexes industriels qui gagnent sur la campagne et sur la nature.

L'auteur exprime, dans ce texte, la double vision du monde propre au groupe social auquel il appartient. Fascinée par la croissance des villes et par les mutations économiques qui accompagnent l'industrialisation, la société belge de la fin du XIXè siècle dit son aspiration à accroître sa propre puissance économique. Mais cette tentation de l'avenir se double d'un attachement au passé et à des traditions rurales dont ce groupe social accepte d'autant moins de se défaire qu'il les croit menacées par les transformations structurelles qui se font jour.

COMMENTAIRE G

Le texte "La plaine" d'E. Verhaeren peut être lu comme une réémergence de divers mythes : celui de l'Age d'or, celui de la Chute et celui du Progrès.

Si l'on suit l'ordre logique et chronologique de ces mythes, l'antériorité doit être donnée au mythe de l'Age d'or. Les temps d'un âge primordial où l'homme était en relation harmonieuse avec la Nature sont attestés dans le texte. A ce mythe d'un paradis originel ou d'un âge d'or symbolisé dans le poème de Verhaeren, par les "vergers" et par les "arbres allumés d'or", fait suite celui de la Chute, qu'on reconnaît tout à la fois aux formes dégradées de la campagne et de la nature et aux formes monstrueuses des "machines hyperboliques, fauchant les blés évangéliques" et "effray[ant] le vieux semeur mélancolique" et de la ville qui "mange" la plaine "morte".

Le troisième mythe reconnaissable dans le texte est celui du Progrès, qui prend dans le contexte de la révolution industrielle, les formes modernes de la technique. Ce mythe, faisant rupture avec les rythmes cycliques de la nature et le schème imaginaire des saisons, a pour figure symbolique et emblématique les machines et les usines rectangulaires qui se substituent aux "maisons claires" d'autrefois.

QUESTIONNAIRE

Après avoir lu le texte d'Émile Verhaeren, extrait de son recueil poétique Les Villes tentaculaires, paru en 1895, vous prendrez connaissance des questions et des commentaires qui suivent.

Question I

A- Vous sont proposés, sur ce texte, 7 commentaires. Après les avoir lus et relus, vous indiquerez ci-après, à travers un classement, ceux qui vous paraissent rendre le mieux compte du texte de l'auteur, 1 désignant, selon vous, le commentaire le plus pertinent, 7 le moins approprié.

Classement


Commentaires

1

2

3

4

5

6

7
A
B
C
D
E
F
G  

B- Le classement fait, vous apporterez une justification pour le commentaire jugé par vous le plus pertinent et pour celui jugé par vous le moins pertinent, en exprimant la / les raison(s) de votre choix.

Question II

A- Les commentaires que vous avez lus précédemment relèvent de diverses conceptions du texte. Pouvez-vous identifier ces approches en faisant correspondre les intitulés proposés ci-dessous aux différents commentaire ?.

Intitulés

Commen-
taires
Socio-critique Psycho-critique Structurale Théma-tique Mytho-critique Sémio-tique Anthropo-logique Autre
A                
B                
C                
D                
E                
F                
G                

B- L'identification des approches étant faite, vous choisirez trois d'entre elles pour lesquelles vous justifierez la réponse en extrayant des commentaires des passages qui vous paraissent particulièrement illustratifs de la méthode en question.

Question III

Supposez que vous ayez été à l'origine de ces commentaires, qui ont mobilisé des connaissances et des savoir-faire du lecteur-commentateur. En partant de votre expérience de la lecture et des divers modèles d'analyse proposés ci-dessus, dites quels auraient été, dans cette hypothèse, les effets résultant de cette production sur votre propre personnalité.

B- Les effets étant repérés ou reconnus, vous choisirez trois d'entre eux pour lesquels vous fournirez, à titre de justification, les termes mêmes du commentaire en question et expliciterez la résonance que ces mots ont en vous.

RESULTATS DU TEST (mai 1998) :

Les sept commentaires du même texte étant donnés sans que soit signalée la démarche utilisée pour aboutir au texte commentatif, les élèves sont invités, à l'occasion de la première question à évaluer, comparativement la capacité des différents commentaires à rendre compte du texte, dont ils n'ont fait eux-mêmes qu'une lecture immédiate et cursive. Les réponses obtenues à cette première question sont révélatrices des pratiques et des préférences du public d'étudiants de Lettres auxquels était soumis ce test.

En effet, les approches structurale et thématique qui correspondent aux commentaires plébiscités par les étudiants, peuvent être définis comme les modes d'analyse qui sont, d'évidence, les plus proches de leur pratique de lecture et des goûts manifestés par ce public pour des résultats économes en moyens méthodologiques et pour des réalisations esthétisantes. Une telle conclusion s'impose, d'évidence, si l'on tient compte des justifications apportées comme réponses à la question I B, justifications par lesquelles les étudiants devaient exprimer les raisons de leur choix. L'approche structurale y est, en effet, jugée "rigoureuse", "la plus proche du texte", "décri[vant] mieux le texte", en prenant en compte toutes ses structures et en "fai[sant] ressortir les sentiments profonds de son auteur".

Quant au commentaire réalisé à partir d'une approche thématique, estimé "dans l'esprit du texte", "écrit d'une manière poétique sans description technique", il "redonne l'harmonie du texte" en montrant "son élan profond" et "en faisant une analyse essentielle à sa compréhension".

La deuxième question vise à vérifier le degré de familiarité des questionnés avec les différentes approches textuelles et avec le métalangage de celles-ci. Ce premier objectif est relié à un second, moins explicite, l'évaluation de la pertinence des différentes réponses au questionnaire. Les bonnes réponses obtenues à cette deuxième question traduisent, en effet, une reconnaissance des méthodes et des métalangages, une reconnaissance qui est, elle-même signe d'une familiarité et d'une maîtrise supposée de ces approches.

Dans le cas inverse, l'inexactitude des réponses traduit une certaine incompétence de lecteur, et, partant, obère la pertinence de l'ensemble des réponses au questionnaire, lesquelles ne peuvent être, dès lors, que le fruit du hasard et ne sont, donc, garantes d'aucune autonomie. Sur 27 réponses obtenues à cette deuxième question, 13 sont complètement exactes, 6 peuvent être considérées comme exactes (contenant une seule erreur, soit une seule permutation), 8 peuvent être considérées comme inexactes (incluant plus d'une erreur, soit plus d'une permutation). Les bonnes réponses apportées à la partie B de cette deuxième question montrent combien les étudiants ont été attentifs à une perception des terminologies et des métalangages afin d'établir une juste correspondance entre les commentaires et les approches. Quant aux réponses erronées, elles traduisent une confusion entre les approches ou la fixation sur une seule expression conceptuelle et méthodologique de la lecture.

Ainsi, pour l'un des questionnés, qui attribue au commentaire" F", soit à l'approche sociocritique le double qualificatif de "sociocritique" et "psychocritique" à partir de la phrase extraite du commentaire : "L'auteur exprime, dans ce texte, la double vision du monde propre au groupe social auquel il appartient".

La troisième question a pour objectif de repérer la conscience que peuvent avoir les lycéens ou les étudiants des effets sur eux-mêmes de la formation à diverses modalités de lecture, et des capacités induites par cette formation à produire divers discours commentatifs.

Ce que nous attendions comme réponses à cette question, c'était la confirmation, par une certaine conscience que les formés peuvent en avoir - des conséquences spécifiquement induites par l'apprentissage et par la pratique des approches de la lecture représentées dans les sept commentaires. C'est ainsi que, dans une telle logique, l'approche structurale devait apparaître comme développant une structuration logico-rationnelle et une pensée complexe.

L'inattendu des réponses, c'est d'abord la forte proportion des réponses "adéquates", c'est-à-dire confirmant les hypothèses précédentes. La production du commentaire correspondant à l'approche sociocritique est, par exemple, reconnue comme ayant eu pour effet de développer la personnalité sociale du sujet-commentateur. Mais l'inattendu des réponses c'est aussi, chez certains, la formulation de points de vue dépassant ce niveau de conscience attendu et établissant des relations pertinentes, quoiqu'imprévisibles. C'est ainsi que l'approche psychocritique (ou plus précisément la production du commentaire qui lui correspond) est estimée devoir développer le sens de l'altérité. On peut supposer qu'aux yeux de l'étudiant qui a établi ce rapprochement l'élaboration par le lecteur-commentateur du commentaire psychocritique constitue une démonstration de sa compétence de lecteur dans laquelle la connaissance et le sens de l'altérité sont des capacités non-négligeables, celles qui lui ont permis, en particulier, de repérer et de décrire, dans leur spécificité, les structures profondes d'une autre personnalité que la sienne, même s'il est vrai que le discours produit par le commentateur est également révélateur de sa propre personnalité et même si la conception de l'altérité qui est ici en jeu n'a évidemment qu'un aspect partiel.

Les étudiants questionnés, quand ils explicitent les effets reconnus (ce qui correspond à la moitié de l'effectif des réponses) retiennent, pour l'essentiel, les effets logico-rationnels, le développement de la pensée symbolique, de la dimension religieuse, de l'altérité, voire de l'universalité, sans qu'on puisse relier exclusivement ces effets à une approche particulière.

Ainsi ce test permet de mieux cerner la réalité de la formation à travers ses effets réels qui ne correspondent pas, en tous points, aux effets attendus. Les étudiants, questionnés à travers ce test, ont, malgré tout, exprimé massivement leur conscience des dimensions anthropologiques et culturelles de l'acte de lecture de l'oeuvre littéraire et de sa formation, en soulignant, à diverses reprises, l'importance qu'y revêtaient, en particulier, le développement de la pensée symbolique et celui du sens de l'universel et de l'altérité. Est-ce-à dire que ces étudiants ont intégré, à travers la formation reçue, les dimensions incontournables de l'attitude culturelle que le plan de formation inscrivait comme objectif général, voire comme finalité ?

Le formateur peut arrêter là son travail d'évaluation, tout en sachant qu'il ne sera jamais assez vigilant sur l'évaluation de sa propre pratique. Replacer l'évaluation comme une dimension anthropologique de la formation et donc se laisser questionner par la dimension et les implications culturelles de cette évaluation interdit, en effet, au formateur de se prendre lui-même comme la seule référence évaluative et comme la référence ultime de la formation.

Une telle attitude, qui s'inscrit dans la reconnaissance des implications culturelles de la formation et de la part d'altérité que revêt, dans cette formation, l'évaluation elle-même, peut devenir objet de transmission et peut donner à l'autonomie du formé une autre dimension, celle d'une ouverture à l'universalité et à l'altérité.

CONCLUSION

Ainsi il est apparu que l'évaluation, inséparable de l'acte de formation, se définissait comme un acte complexe et que cet acte avait les dimensions d'un acte anthropologique, non seulement en raison des contenus d'une formation à la lecture anthropologique, mais aussi en raison du statut de ses acteurs : acteur-formateur- initiateur - évaluateur - acteur-élève. Cet acte d’évaluation revêt aussi une portée anthropologique dans la mesure où celui qui est évalué est son propre évaluateur, et dans la mesure où les dispositifs mis en place s'inscrivent dans une certaine ritualité, et dans la référence implicite ou explicite au système culturel, situation socio-culturelle où l'évaluation s'inscrit plus encore, en raison de ses fonctions propres.

L'évaluation, en effet, qu'elle touche aux enjeux didactiques, éducatifs ou proprement anthropologiques ou culturels de la formation, associe à la fonction intégrative des savoirs, une fonction d'initiation et de transmission des valeurs. L'importance des enjeux complexifie l'acte d'évaluation à un tel point qu'il peut être décrit dans sa complexité comme un acte anthropologique, plus précisément encore, ce qu’oublie souvent le système de formation, comme un acte de lecture anthropologique.

La lecture anthropologique comme acte de formation est un acte de formation du lecteur à la liberté, en développant en particulier chez celui-ci la capacité évaluative : c'est à cette condition qu'il n'est pas indigne, ni de la production littéraire qui peut lui servir de support, dans le cadre de la formation des Lettres, ni du système culturel qui est au principe de cette production culturelle et qui est au principe du système éducatif dont il est la manifestation et l'expression.

C’est que l'évaluation n'est pas moins attendue par l'oeuvre littéraire que par le système culturel qui produit celle-ci. La dimension évaluative du système, en développant chez l'apprenant-lecteur une capacité de discernement, est la condition de la liberté de l'attitude culturelle et la condition même de l’acte lexique. " Lire, c'est élire", comme le disait Georges Duhamel. Lire c'est « legere », c'est-à-dire « elegere » choisir.

Notes
0.

Orde est un terme vieilli qui signifie sale.