PROBLEMATIQUE

Habermas a tenté de montrer, en substance, que la presse et les médias en général, après avoir joué un rôle déterminant dans la mise en oeuvre du ’principe de publicité’, auraient contribué de façon tout aussi décisive à la ’subversion du principe de publicité’, causée par le développement de la culture de masse, l’instauration de l’Etat-providence’ et l’utilisation des sondages d’opinion aussi bien dans le champ politique que dans le champ économique.

Pour lui, l’exercice du pouvoir par la bourgeoisie aurait transformé le principe de publicité – qui était pourtant une de ses revendications majeures quand elle était dominée – en principe d’intégration, de consensus ’dirigé par les instances de la publicité démonstrative: l’administration, les associations, et surtout les partis’. L’élaboration libre et rationnelle, au moyen de ’l’Aufklärung’ (l’éclaircissement, c’est à dire l’usage public de la raison), de l’opinion publique aurait cédé la place à une publicité administrée et manipulée, dont l’objet serait d’utiliser l’espace public pour faire l’apologie du pouvoir politique, avec pour conséquence de faire abstraction de la discussion publique des opinions privées. Pour Jürgen Habermas, ’les nouveaux médias captivent le public des spectateurs et des auditeurs’, mais en leur retirant par la même toute ’distance émancipatoire’, c’est-à-dire la possibilité de prendre la parole et de contredire. L’usage que le public des lecteurs faisait de la raison tendrait à s’effacer au profit des simples ‘opinions sur le goût et les attirances qu’échangent les consommateurs’ ’.

Les thèses d’Habermas sur l’espace public ont été beaucoup critiquées, et on peut en effet les considérer comme un peu caricaturales: elles surestiment manifestement l’usage de la Raison et elles renvoient de façon un peu simpliste à une espèce d’âge d’or où le principe de publicité aurait fonctionné d’une manière idéale. En outre, elles ne sont pas franchement démocratiques puis qu’elles limitent le ’principe de publicité’ à une élite intellectuelle et sociale.

Mais avant même de s’intéresser à ce type de critiques, on ne peut manquer de s’interroger sur le concept même d’espace public, sur la place qu’il occupe dans l’ensemble du champ communicationnel et sur ses interactions avec celui-ci. On peut en effet se demander si le concept imaginé par Habermas dans ’L’espace public’ n’est pas historiquement déterminé, s’il ne correspond pas à une phase assez sensiblement différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, dans laquelle la communication de masse – et notamment la télévision – n’avait pas encore ’conquis la société’ pour reprendre la formule de Bernard Miège , et dans laquelle l’espace public – fût-il ’perverti’ – pouvait fonctionner d’une façon relativement autonome par rapport à la masse des flux communicationnels auxquels chacun est de plus en plus exposé.

En effet, l’espace public apparaît aujourd’hui comme de plus en plus noyé, submergé, ou à tout le moins immergé, dans des flux communicationnels très diversifiés et il n’est pas certain que, du point de vue de la réception, on puisse véritablement isoler un domaine spécifique – qui serait celui d’un espace public ’pur et parfait’ en quelque sorte, c’est-à-dire celui du politique – de tous les autres domaines saisis par la communication, à savoir l’ensemble des relations sociales et même ’micro-sociales’, puisque rien ou presque n’échappe aujourd’hui à un traitement médiatique: travail (chômage), famille, loisirs, culture, faits divers, vie quotidienne, économie, protection sociale, catastrophes diverses et variées, crimes et délits, politique, etc. Cet éclairage est de nature à permettre un réexamen du concept d’espace public qui reste à bien des égards, et sous réserve de ne pas être sacralisé, relativement pertinent.

Jürgen Habermas, en effet, a le mérite de poser le problème de la nature de la médiation et du passage d’une fonction purement médiatique ou d’une fonction de simple interface à une fonction de ’manipulation’ des individus par les médias. En effet, le rôle des médias de masse dans la formation de ’l’opinion publique’ apparaît effectivement comme une question clé de la communication contemporaine. Ce problème complexe, qui a d’ailleurs donné lieu à de nombreuses études et publications est évidemment étroitement lié à la ’subversion du principe de publicité’ que souligne Habermas. Certes, il serait absurde d’adopter un point de vue unilatéral, simpliste ou par trop idéologique qui conduirait à considérer que les médias de masse – et notamment la télévision – sont capables et désireux de modeler les consciences des individus ou d’influencer d’une façon décisive les comportements électoraux par exemple. Les dispositifs et les mécanismes cognitifs et conatifs qui interviennent dans la constitution de ’l’opinion publique’ sont sans aucun doute infiniment plus subtils et contradictoires qu’une vision strictement ’propagandiste’ des médias pourrait le laisser supposer.

Néanmoins, il serait tout aussi absurde, et à tout le moins naïf, de ne pas prendre en compte une série d’éléments qui tendent à montrer que les médias de masse produisent des représentations, des modèles, et, indirectement, des pratiques ’collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre’, pour reprendre une formule utilisée par Pierre Bourdieu à propos de ’l’habitus’. Ce qui semble en tout cas certain, c’est que les médias de masse génèrent des représentations relativement standardisées, dans le cadre d’une espèce de ’cercle vicieux’. En effet, les médias semblent davantage intéressés par leur audience, leur chiffre d’affaires, que par la volonté de favoriser le débat public, même si l’un n’empêche pas nécessairement l’autre. Fondamentalement, les médias – et particulièrement la télévision – fonctionnent de plus en plus sur la base de ’l’audimat’ et donc du ’marketing’: ils diffusent donc ce qui est censé plaire au public le plus large, ce qui les conduit à privilégier le ’goût moyen’, qui est dans la plupart des cas un goût médiocre, et un conservatisme culturel certain. Cette pratique a bien évidemment des effets pervers, notamment celui de fabriquer ’ipso facto’, une idéologie très consensuelle, très moyenne, très unificatrice. De ce point de vue, Habermas a raison d’insister sur l’usage immodéré des sondages d’opinion dont la fonction est beaucoup plus de ’faire l’opinion’ que de connaître sa réalité, comme cela a bien été mis en évidence par plusieurs chercheurs, notamment par Patrick Champagne. C’est un des éléments, et non des moindres, qui donnent à penser que les médias de masse tendent à inscrire les individus dans une forte logique d’appartenance sociale. Chacun se trouve ainsi sommé de se situer par rapport à une norme, norme d’autant plus contraignante qu’elle apparaît simplement comme l’expression d’une majorité et donc justifiée par la démocratie.