HYPOTHESES

A partir de cette problématique générale, deux questions semblent particulièrement importantes: les mutations de l’espace public ne sont-elles pas caractérisées d’un côté par la généralisation d’une logique du ’public’ ou des ’publics’, le public n’étant qu’une addition d’intérêts individuels, et donc par une certaine forme de ’privatisation’ de l’espace public ? Et, d’un autre côté, ne sommes-nous pas confrontés à un phénomène de ’publicisation’ des opinions, de construction médiatique de ’l’opinion publique’ ?

On pourrait donc formuler une première hypothèse selon laquelle l’évolution actuelle de l’espace public n’est pas caractérisée par la ’subversion du principe de publicité’ telle que l’analyse Habermas, mais par la difficulté de plus en plus grande, pour ne pas dire l’impossibilité, à définir d’une façon autre que purement théorique un espace symbolique spécifique et autonome qui serait l’espace public. Il y aurait donc, au moins tendanciellement, un phénomène de surdétermination, au sens où Louis Althusser emploie ce terme, de l’espace public par l’ensemble des flux communicationnels de masse auxquels tout individu, ou presque est soumis.

En liaison avec ce phénomène, il faudrait également considérer que les médias de masse tendent à devenir une sorte de substitut de l’espace public et, plus largement, un lieu symbolique quasiment unique où se jouent l’ensemble des médiations sociales (interpersonnelles, culturelles, institutionnelles, politiques, etc.), comme dans une espèce de gigantesque théâtre médiatique qui entretiendrait avec la vie réelle des relations comparables à celles que le ’théâtre politique’ défini par Pierre Bourdieu entretient avec la ’gestion de la cité’. Il ne s’agit pas, certes, de dire que les médiations sociales traditionnelles n’existent plus – ce qui serait absurde – mais de relever qu’elles sont de plus en plus concurrencées, y compris dans le champ affectif et émotionnel, dans le champ de la vie privée, par la communication de masse, un peu comme si on observait une tendance de plus en plus nette du public à vivre par procuration, ou, en tout cas, comme si les médias cherchaient à donner l’illusion qu’ils peuvent se substituer à l’ensemble des médiateurs sociaux, depuis l’homme (la femme) politique, jusqu’au psychiatre, en passant par l’avocat, l’animateur sportif, l’artiste, le religieux, etc.

On pourrait poser, comme seconde hypothèse, que l’espace public est également ’surdéterminé’ par ’l’opinion publique’, celle-ci ayant acquis, grâce aux sondages d’opinion un statut de vérité ’scientifique’ socialement légitime. Et cette ’opinion publique’ nous semble aujourd’hui essentiellement construite par les médias d’une part par l’intermédiaire des sondages d’opinion politiques (au sens large du terme) dont ils sont aujourd’hui les principaux commanditaires, d’autre part, par le biais des représentations sociales qu’ils produisent. Au-delà d’une nécessaire réflexion sur les processus par lesquels les sondages d’opinion sont parvenus à donner une existence sociale incontestable à cette ’opinion publique’ qui, au départ, n’était qu’un simple ’artefact’ (pour reprendre le mot de Pierre Bourdieu), et sur les critiques techniques et épistémologiques de cette ’technologie sociale’ aux effets puissants, on peut en effet se demander si les médias, en construisant des représentations légitimées d’une façon ou d’une autre par ’l’opinion publique’, ne contraignent pas les individus, au nom de la démocratie, à se situer dans des catégories de pensée pré-établies, cette contrainte étant d’autant plus puissante car apparaissant d’autant moins comme une contrainte qu’elle se présente comme la ’vox populi’. On peut également se demander si cette espèce de marketing politique et social à grande échelle, si cette production de représentations symboliques du champ social n’a pas une dimension performative, c’est-à-dire si elle n’entraîne pas une modification du champ social lui-même.

On peut enfin postuler que les médias et la politique entretiennent des rapports de plus en plus conflictuels, de plus en plus ’concurrentiels’ sur le terrain de la médiation sociale et que, de même qu’ils tendent à se substituer à l’ensemble des médiations sociales traditionnelles, les médias ne se contentent pas de rapporter plus ou moins fidèlement le discours des acteurs politiques, mais qu’ils produisent en même temps une grille de lecture du discours politique qu’ils rapportent. Et on peut se demander, in fine, si la politique ne se trouverait pas face à une alternative dont les deux termes constituent des impasses: soit subir l’influence des médias soit être peu ou prou marginalisée.