PROBLEMES EPISTEMOLOGIQUES

Pour compléter cet exposé liminaire, il nous semble maintenant utile d’évoquer brièvement quelques problèmes épistémologiques relatifs au champ de cette étude et à nos propres présupposés idéologiques.

En tout premier lieu, il nous paraît important d’expliciter le choix que nous avons fait – et que nous assumons – de traiter un sujet aussi complexe et aussi général, ce qui pourrait laisser penser que nous avons la prétention de proposer une nouvelle théorie générale de l’espace public et des réponses définitives à des questions majeures qui divisent la communauté scientifique. Et il est vrai qu’il est plutôt d’usage, dans une thèse de doctorat – d’après les informations qui sont en notre possession – d’étudier un sujet plus ’pointu’, plus restreint, apparemment plus facile à cerner. Cela présente évidemment de nombreux avantages, en termes de faisabilité, de rigueur et de corpus. Il est a priori plus simple d’obtenir des résultats précis et probants, il est plus aisé sans doute de ’faire le tour de la question’ lorsqu’on limite ses observations à un problème particulier. Nous sommes donc bien convaincu que, pour faire avancer la recherche, il est souvent plus efficace de se fixer des objectifs à ’moyenne portée’, pour reprendre la formule souvent utilisée par Bernard Miège, voire même à courte portée, plutôt que de rechercher d’impossibles synthèses ou des théories générales qui rendraient compte de la totalité du champ communicationnel et de l’extrême diversité des dispositifs et des processus qui le constituent. Nous sommes bien conscient que ’qui trop embrasse, mal étreint’ et qu’à force de vouloir courir tous les lièvres, on risque de les manquer tous. Au surplus, aussi bien pour des raisons théoriques que pratiques, il nous paraît aujourd’hui impossible – et peut-être impensable – d’élaborer une théorie générale de la communication, ni même une théorie générale de l’espace public, celles-ci risquant bien d’être caduques à peine publiées. Il n’est d’ailleurs pas certain que dans le domaine des sciences sociales, les théories générales n’aient pas l’inconvénient majeur de fonctionner comme des systèmes clos et figés, plus ou moins ’totalitaires’, qui ne favorisent pas la recherche scientifique ultérieure. Nous n’avons pas l’ambition de nous situer dans ce cadre.

Et en même temps, la recherche ne peut pas se contenter d’étudier des objets partiels ou des ’micro-problèmes’ sans essayer de prendre un peu de hauteur, d’imaginer des relations, de repérer des tendances, de globaliser un tant soit peu la réflexion. Il faut sans doute le faire avec beaucoup de prudence, avec beaucoup de rigueur, mais aussi parfois, avec une certaine audace. Il faut savoir proposer des pistes, tracer des perspectives, même si celles-ci doivent être contestées. Nous pensons en un mot qu’il faut savoir s’engager et que la recherche scientifique a tout à gagner à ne pas rester ’tiède’ et à s’appuyer sur des confrontations – éventuellement vives – entre des points de vue clairement identifiés. Car si, comme le soutient à juste titre Karl Popper, la ’falsifiabilité’ est un critère essentiel de la scientificité de la science, il nous semble que la démarche visant à essayer de réfuter les résultats présentés par d’autres et à construire en permanence de nouvelles hypothèses et de nouvelles expérimentations est extrêmement féconde. Ceci étant, notre sujet, pour être général n’en est pas moins limité à la question de l’espace public et à sa détermination par les médias de masse et par ’l’opinion publique’ et nous avons tenté de développer des hypothèses qui procèdent en même temps d’une démarche scientifique rationnelle et d’une certaine forme de prise de parti qui, en toute hypothèse, nous paraît inévitable, et qu’il vaut mieux, à notre sens, annoncer explicitement, comme l’une des composantes méthodologiques de la recherche. Nous avons tous des engagements politiques ou philosophiques, des présupposés idéologiques, des conception du monde et de l’individu et, même s’il faut s’efforcer de s’en abstraire dans le cadre de la démarche scientifique, il n’en reste pas moins qu’ils constituent une détermination incontestable de la recherche.

Il nous semble nécessaire – surtout dans un travail qui aborde largement des problèmes idéologiques – d’indiquer clairement nos propres présupposés qui constituent en même temps des choix épistémologiques. On le verra aisément tout au long de notre étude, nous nous réclamons, sur le plan philosophique, d’une vision ’néo-marxiste’ du monde, c’est-à-dire d’une conception matérialiste et dialectique de la nature et de l’Homme. Et si nous ne considérons pas que la ’lutte des classes’, telle que Marx l’a décrite, est encore aujourd’hui le moteur fondamental de l’Histoire, nos persistons à penser qu’il y a bien une classe dominante et des classes dominées, même s’il n’est pas question pour nous de réduire une classe sociale à sa base économique et à un ensemble de rapports économiques. En effet, toute analyse des rapports de classe doit prendre en compte, non seulement le capital économique mais aussi toutes les formes de capital symbolique, notamment le capital culturel et le capital social.

On l’aura compris, nous nous reconnaissons tout à fait, sur le plan sociologique, dans le ’structuralisme génétique’ de Pierre Bourdieu qui a intégré d’une façon extrêmement féconde et sans dogmatisme les apports du marxisme et du structuralisme. Et, sur le plan politique, nous dirons que nous sommes de ceux qui, tout en admettant que les ’solutions’ de type marxiste-léniniste sont parfaitement caduques, ne se sont pas ’convertis’, loin s’en faut, aux vertus du ’néo-libéralisme’, persuadés qu’ils sont que le capitalisme, à coup sûr, n’est pas la ’fin de l’histoire’ et l’économie de marché telle que nous la connaissons aujourd’hui, un horizon indépassable.

Précisons enfin que si notre démarche se veut aussi rigoureuse, ’objective’ et scientifique que possible, nous avons d’autant moins l’illusion de penser qu’il serait possible d’y parvenir totalement que l’objet de notre recherche est un ’objet chaud’, voire brûlant, en raison de ses évidentes implications politiques. Si, comme l’écrit Watzlawick, ’ ‘on ne peut pas ne pas communiquer’ 2, alors les rapports sociaux, s’ils ne sont pas faits que de communication, reposent tout de même largement sur la communication, et celle-ci apparaît ipso facto comme un enjeu de pouvoir, et donc comme un champ où tous les citoyens doivent pouvoir participer au débat. A fortiori, si on considère – comme c’est notre cas – que politique et communication ont partie liée, que ‘la communication a pris une place de premier ordre dans le champ politique’ 3, on ne peut évidemment pas exclure la communication du débat politique. Autrement dit, l’espace public comme objet social se situe bien à l’intérieur de l’espace public comme lieu symbolique de confrontation des opinions.

Pour se convaincre – s’il en était besoin – que l’espace public est un ’objet chaud’, il n’est que de considérer la polémique, parfois violente qui oppose Pierre Bourdieu et ses partisans rassemblés dans le réseau ’Raisons d’agir’ d’un côté et leurs détracteurs, ’journalistes français les plus en vue’ 4, intellectuels, dirigeants politiques libéraux ou sociaux-démocrates de l’autre. Cette polémique, certes, ne porte pas que sur l’espace public, les médias, le journalisme ou la télévision. Elle revêt, à l’évidence, une portée beaucoup plus générale, puisque, selon Pierre Bourdieu lui-même, elle vise ’à fournir des armes utiles à tous ceux qui s’efforcent de résister au fléau néo-libéral’ 5 . Il n’en reste pas moins qu’une partie importante de l’argumentation produite par Pierre Bourdieu et ses amis a trait à la communication ’de masse’, en particulier à la télévision et à ’l’emprise du journalisme’ 6. Nous ne nous interdirons donc pas – sans nous inscrire directement dans cette polémique, qui nous semble d’ailleurs à bien des égards surdéterminée, de part et d’autre, par des considérations plus politiques que scientifiques – de faire référence à un certain nombre de textes qui l’ont nourrie et de reprendre à notre compte telle ou telle analyse qui nous aura semblé pertinente, et il y en a souvent chez Pierre Bourdieu et ses partisans, même si, d’une façon générale, on peut leur reprocher d’être excessifs, quelque peu manichéens, et de perdre en rigueur ce qu’ils gagnent en vigueur.

Il faut enfin aborder une question importante sur le plan épistémologique, celle du champ d’investigation. Autrement dit, de quoi parlons-nous lorsque nous évoquons les médias, la télévision, et n’y a-t-il pas de notre part – comme de la part de Pierre Bourdieu – un abus de langage et une globalisation non fondée scientifiquement de l’ensemble du champ médiatique. Et d’ailleurs les médias constituent-ils vraiment un ’champ’, au sens que Pierre Bourdieu donne à ce concept, c’est-à-dire un ‘espace structuré de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leurs positions dans cet espace et qui peuvent être analysés indépendamment des caractéristiques de leurs occupants en partie déterminées par elles’ 7, un ’système régi par ses lois propres’ dans lequel s’exercent des interactions entre dominés et dominants, dans le cadre d’une forte concurrence entre agents.

Nous reviendrons de manière plus précise sur ces problèmes dans le sous-chapitre 1.3.4. consacré à ’l’emprise du journalisme’ ainsi que dans le sous-chapitre 2.4.3. qui traite de la ’communication compassionnelle et de l’évolution de l’espace public’. Mais il est d’ores et déjà possible d’indiquer les grandes lignes de notre analyse. Sur le point de savoir si les médias constituent bien un ’champ’ – et sans entrer ici dans les détails – nous nous contenterons, à ce stade, de souligner qu’à nos yeux les médias, considérés du point de vue de leur place dans la société, réunissent en effet toutes les caractéristiques qui définissent un ’champ’, en particulier l’autonomie par rapport aux autres champs, et l’importance sociale tant sur le plan du réel (puissance économique) que du symbolique (puissance culturelle et idéologique). Il nous apparaît donc que le champ médiatique obéit à ses propres lois – dont la présente thèse, au fond, tente de rendre compte – et que ces lois sont elles-mêmes largement déterminées par la logique du marché qui se met évidemment en oeuvre d’une façon spécifique. Et nous considérons que cette logique du marché détermine également – même si on peut penser (ou espérer) que c’est dans une moindre mesure – les chaînes de télévision de service public, en tout cas celles qui ont des exigences de ’rentabilité’, à savoir France 2 et France 3.

Ceci étant, nous sommes bien conscient de la nécessité de relativiser notre propos à partir de deux idées. D’une part, si la loi du marché pèse lourdement sur tous les médias, elle ne constitue évidemment pas une détermination unique. D’autres facteurs entrent en ligne de compte, qui peuvent être la conscience professionnelle, l’idéologie, les groupes de pression, les mouvements de masse, la technologie, la concurrence à l’intérieur du champ, qui ne se réduit pas à une concurrence commerciale, les ’cahiers des charges’, etc. Et d’autre part, la loi du marché – et ses conséquences que sont la course à l’audience et le marketing – s’exercent d’une façon différenciée selon les supports concernés. Il est probable que la presse écrite est moins affectée que la télévision, et surtout qu’il convient d’opérer un distinguo à l’intérieur de la presse écrite comme à l’intérieur de l’audiovisuel. On ne peut évidemment pas mettre sur le même plan ’Arte’ et la ’Cinquième’, France 2 et France 3, et moins encore TF1 et M6. De même, il est bien évident que l’on ne peut pas amalgamer la presse quotidienne nationale et la presse périodique ’people’, et qu’à l’intérieur même de la presse quotidienne, ’Le Monde’, ’Le Figaro’ eou’Libération’ n’obéissent pas exactement aux mêmes règles. Il faut encore souligner qu’un certain nombre de revues, dont la diffusion est hélas relativement modeste, se situent résolument en dehors de la loi du marché et qu’elles jouent, de ce fait, un rôle essentiel, bien que limité, dans le débat public à propos des questions d’intérêt général. Il s’agit d’une part des ’grandes revues’ intellectuelles et/ou politiques comme ’Esprit’, ’La pensée’, ’Les temps modernes’, ’Les cahiers rationalistes’, etc. et, d’autre part, dans un registre moins ’prestigieux’, de revues comme ’Le Monde diplomatique’, ’Le Monde des débats’, ’Manières de voir’, etc. Il faut enfin prendre en compte le fait qu’à l’intérieur même d’un média donné, y compris d’un média purement commercial comme TF1, il peut existerdes articles ou des émissions de qualité, que ce soit sur le plan culturel, informatif ou politique. Au surplus, la presse écrite représente environ 3000 titres, la radio, des dizaines de stations, la télévision, des centaines de chaînes qui, a priori, rendent difficile toute généralisation. Nous avons d’ailleurs totalement exclu de notre réflexion les chaînes qui ne sont diffusées que par le câble ou le satellite.

Pour autant, au-delà de ces considérations qui conduisent à ne pas mettre tous les médias dans le même sac sans autre forme de procès, il nous apparaît tout de même que, d’une façon générale, le champ médiatique s’inscrit dans une logique globale qui est celle du libéralisme dont nous allons essayer de montrer les principales conséquences sur le fonctionnement de l’espace public.

Notes
2.

Gregory BATESON et alii: La nouvelle communication, Editions du Seuil, Collection Points, Paris, 1981.

3.

Isabelle PAILLART (sous la direction de): L’espace public et l’emprise de la communication, ELLUG, Grenoble, 1995, p. 14.

4.

La formule est de Pierre Bourdieu in Contrefeux, Editions Liber Raisons d’agir, Paris, 1998, p. 76.

5.

Ibid. p. 7.

6.

Parmi les ouvrages publiés par les Editions ’Liber Raisons d’agir’, deux portent exclusivement sur la communication. Il s’agit de Sur la télévision qui contient également L’emprise du journalisme (Pierre BOURDIEU – 1996) et de Les nouveaux chiens de garde (Serge HALIMI – 1997). Les autres textes de Pierre Bourdieu et de ses amis (livres et articles) abordent très souvent le thème des médias.

7.

Pierre BOURDIEU: Quelques propriétés des champs in Questions de sociologie, Editions de Minuit, Paris, 1980, p. 113.