1.1.1.1.Le principe de publicité

Fondement de la théorie habermassienne de l’espace public, le ’principe de publicité’ constitue à nos yeux un concept qui porte loin et qui, mutatis mutandis, reste une référence, du point de vue de l’Idéal démocratique, pour analyser les rapports entre l’Etat et la société civile.

Pour résumer - et simplifier - on peut dire que le ’principe de publicité’ renvoie au devoir qu’a l’Etat de rendre publics, de faire connaître au public, ses actes, ses décisions, ses projets, ses délibérations, etc, soit directement, soit par l’intermédiaire de la presse, de façon à ce que les citoyens, dûment informés, puissent organiser un débat public dans lequel ils puissent faire publiquement usage de leur Raison, afin que puisse se constituer une ’opinion publique’ éclairée, la Loi et l’action de l’Etat étant censés refléter ladite ’opinion publique’. Le ’principe de publicité’ qui s’oppose donc radicalement au secret pratiqué par la monarchie, est donc devenu une revendication essentielle de la Bourgeoisie montante qui détenait de plus en plus le pouvoir économique et qui aspirait à exercer le pouvoir politique. Naturellement - Habermas le montre bien - le ’principe de publicité’ ne se mit en place que progressivement et laborieusement, à des époques différentes en Angleterre, en France et en Allemagne, avec des avancées et des retours en arrière. Les despotes, fussent-ils ’éclairés’, n’étaient guère enclins à pratiquer la transparence et à se soumettre au jugement public, d’une part parce qu’ils estimaient que le public n’était ni habilité ni qualifié pour discuter et critiquer les actions de l’Etat, et d’autre part parce qu’ils savaient qu’il existait une contradiction antagonique entre le ’principe de publicité’ et le pouvoir absolu.

Il faut souligner que, pour Habermas, le ’principe de publicité’ est indissociable de l’usage de la Raison. Nous reviendrons en 1.1.2. sur les objections épistémologiques qui peuvent lui être opposées de ce point de vue. Mais il est selon nous nécessaire d’approfondir son argumentation, afin de se garder d’une vision caricaturale de sa pensée. Il nous faut avouer, par ailleurs, qu’ayant été assez profondément marqué par Descartes et par Kant, nous éprouvons un attachement particulier - et sans doute excessif - pour le rationalisme. Toujours est-il que trois éléments au moins doivent être considérés: le contexte intellectuel de la période historique au cours de laquelle s’est constituée la sphère publique bourgeoise; la dimension proprement philosophique du concept de Raison; enfin la question plus générale, qui relève de la philosophie politique, de savoir si la Raison peut constituer, non pas bien sûr un guide absolu et infaillible, mais une référence, une méthode de travail, et à quelles conditions.

En ce qui concerne le contexte intellectuel de ce que l’on appelle le ’Siècle des Lumières’, Habermas nous semble avoir justement mesuré l’importance accordée à la Raison, à la philosophie, à ’l’Aufklärung’, par la bourgeoisie en général et par les lettrés en particulier, qu’ils soient universitaires, écrivains ou simplement ’honnêtes hommes’. Comme l’écrit André Bourde‘:’ La bourgeoisie élabore systématiquement, au XVIIIème siècle, sa propre culture, y donne délibérément de son temps dans les discussions des académies de province, des sociétés de pensée, les loges bourgeoises de la franc- maçonnerie (distinctes de celles de la noblesse) et consacre beaucoup d’argent en livres, en recherches, en expériences. Elle manifeste l’appétit de connaître’ 11. D’une façon générale, la période des Lumières, qui a connu son apogée en France vers 1750 - 1760, ‘est la croyance - chez certains une foi - dans le pouvoir de la Raison pour montrer le chemin vers l’amélioration des choses et des êtres; elle est la croyance dans le progrès possible’ 12 . Et il faut souligner que si l’usage public de la Raison est conçu a priori comme accessible uniquement aux ’savants’, et particulièrement aux ’philosophes’, ceux-ci ont également la volonté d’éclairer le public, de ’l’émanciper’, puisqu’il est ‘’mineur, (c’est - à dire) incapable de se servir de son raisonnement sans la direction d’autrui’ 13. Pour Kant, ’l’Aufklärung’, c’est précisément l’émancipation par rapport à cette immaturité. Et ‘de même que la discussion entre philosophes se déroule face au gouvernement qu’elle a pour fonction d’instruire et de sonder, elle s’adresse également au public que forme ’le peuple’ afin de l’amener à se servir de sa propre raison (...) car en fin de compte le philosophe n’est pas le seul qui soit à la hauteur des tâches de l’Aufklärung, mais tout homme qui sait faire un usage public de sa raison’ 14 . Pour ce qui est des philosophes français du XVIIIème siècle - Rousseau, Diderot, D’Alembert, etc. - leur souci ’d’éduquer’ le peuple était particulièrement manifeste, comme en témoigne par exemple, l’admirable entreprise que fut l’Encyclopédie, qui, au fond, avait pour ambition de mettre à la disposition de tout homme, pour peu qu’il sût lire et qu’il vécût dans des conditions matérielles favorables (nous y reviendrons en 1.1.2.), la totalité - ou presque - du savoir humain, afin de lui permettre de faire usage de sa raison.

Le concept d’usage public de la Raison, s’il ne revêt pas véritablement une dimension démocratique, comporte donc néanmoins un aspect pédagogique essentiel.

Il n’est peut-être pas inutile, au point où nous en sommes, d’essayer de préciser quelque peu le contenu philosophique du concept de Raison. Bien que Jürgen Habermas n’en donne pas une définition précise, il semble qu’il utilise ce terme plutôt dans son acception générale de ‘faculté de comprendre, de saisir les rapports intellectuels’ qui ’s’identifie à l’entendement’ 15. A de nombreuses reprises, Habermas utilise indifféremment ’raisonnement’ en lieu et place de ’raison’. En fait, pour Habermas, comme pour les philosophes du XVIIIème siècle, la Raison renvoie à ’l’Aufklärung’, aux ’Lumières’, c’est-à-dire, au sens figuré, à ’l’élucidation’, à ’l’explication’, à ’l’information’. Il s’agit donc bien de la capacité intellectuelle de l’être humain de bien juger, de distinguer le vrai du faux, de développer une argumentation logique, afin de faire apparaître, de ’mettre en lumière’, la vérité. En un mot, l’homme est appelé à exercer ses facultés critiques, c’est-à-dire à analyser la valeur des informations dont il dispose, à apprécier la qualité des arguments qui lui sont présentés, à ne pas accepter sans contrôle les affirmations, qu’elles émanent de l’Etat, d’un groupe social quelconque ou d’un individu.

Il ne faut pas perdre de vue qu’au XVIIIème siècle, le concept de ’Raison’ est progressiste, en ce sens qu’il s’oppose à la foi, à la croyance aveugle en la religion, en la tradition, en l’ordre établi, et donc, a priori, à l’Ancien Régime, à la monarchie de droit divin. Comme l’indique André Bourde: ‘Les religions révélées, le christianisme en particulier et l’église catholique spécialement, leur apparaissent [aux philosophes du XVIIIème siècle] (...) comme ayant toujours, au cours de l’histoire, accompli une fonction essentiellement obscurantiste. La classe des prêtres (...) a toujours utilisé les espérances, les craintes, l’ignorance des hommes afin d’entraver les progrès de l’esprit humain et afin de perpétuer son autorité intellectuelle et ses intérêts de caste, sociaux, économiques, et politiques’ ’. 16 Et le même André Bourde, évoquant la dimension directement politique du problème, met en évidence la contradiction fondamentale entre les principes des Lumières - notamment la recherche de rationalité - et les fondements idéologiques de l’Ancien Régime: ‘’Les institutions françaises ne pouvaient - sous peine d’une révolution à peine envisageable - que rester appuyées sur l’autorité et la tradition garanties par l’Eglise, et non pas se voir soumises à des critères rationnels ou utilitaires. Le vieil idéal d’une société ’d’ordres’ pyramidale et organique ne pouvait pas (...) s’harmoniser avec les nouveaux concepts d’une société composée d’individus autonomes. Aussi la philosophie après 1760 devint-elle de plus en plus consciente des différences irréconciliables entre les implications des lumières et les principes fondamentaux de l’Ancien Régime’ ’. 17

Il faut enfin considérer que le ’principe de publicité’ - et partant, l’usage public de la Raison - constituent le fondement de l’Etat constitutionnel et une condition sine qua non de ce qu’il est convenu d’appeler ’l’Etat de Droit’.

Une constitution, en effet, apparaît comme un texte de portée très générale, qui se situe au niveau des principes et qui revêt une dimension supérieure à la loi: il s’agit en somme d’un cadre de philosophie politique qui s’impose à tous, particulièrement à l’Etat et qui définit la forme du ’contrat social’ qui régit telle ou telle nation. L’existence d’une constitution rend donc en principe impossible la pratique du secret et de l’arbitraire sur laquelle la monarchie absolue fondait l’exercice du pouvoir. En effet, une constitution est par définition d’ordre public, et virtuellement connue de tous: elle peut donc être soumise à un débat public rationnel et elle permet à tout moment de vérifier la conformité des lois, règlements, actions diverses de l’Etat avec les dispositions constitutionnelles. L’obligation, pour l’Etat de se soumettre à une autorité supérieure - celle de la constitution, réputée incarner la ’volonté générale’, au sens que Jean-Jacques Rousseau donne à ce concept 18- et la possibilité pour chaque citoyen de contrôler le respect de cette obligation au moyen de sa raison et de rendre publique son opinion, le fait au fond que les mesures prises par le gouvernement se trouvent nécessairement, publiquement, et d’une certaine façon, automatiquement, renvoyées à leur légitimité constitutionnelle, cela contribue bien selon nous un élément essentiel de la mise en oeuvre du ’principe de publicité’. Cette dimension, à nos yeux, demeure très vivace aujourd’hui, particulièrement en France . Il n’est, pour s’en convaincre, que de considérer le rôle essentiel - et largement symbolique - joué par le Conseil Constitutionnel dans notre dispositif institutionnel, ainsi que le respect extrême pour la constitution affiché par les Présidents de la République, les gouvernements, les partis, quelle que soit leur couleur politique. On a même pu constater, dans les années précédentes, qu’à plusieurs reprises il a fallu modifier notre constitution - ce qui nécessite une procédure solennelle assez complexe - soit pour permettre l’intégration dans notre droit interne de dispositions dictées par la Communauté Européenne, soit pour rendre possible l’adoption d’une législation d’origine strictement nationale, mais incompatible avec les règles constitutionnelles: droits des femmes, réforme de la Justice, statut de la Nouvelle Calédonie, quinquennat, - thèmes pourtant fortement consensuels dans la classe politique - donnèrent lieu à une modification de la constitution préalablement à leur adoption par le Parlement. Tout se passe donc comme si l’Etat ne voulait en aucun cas apparaître aux yeux de ’l’opinion publique’ comme violant sa propre légitimité - celle que lui confère la constitution, figure symbolique du consensus populaire - au risque de se nier lui-même en tant qu’émanation rationnelle de la Nation. Comme l’écrit Albert Soboul ‘’Les principes sur lesquels la bourgeoisie constituante a construit son oeuvre se veulent fondés sur la raison universelle. Ils ont trouvé leur expression retentissante dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dont ’l’ignorance, l’oubli ou le mépris’ ’ constituent, selon le préambule, ‘’les seules causes des malheurs publics ou de la corruption des gouvernements’. Désormais, les réclamations des citoyens, fondées sur des principes simples et incontestables’, ne pourront que tourner ’au maintien de la constitution et au bonheur de tous’: croyance optimiste dans la toute puissance de la raison, bien conforme à l’esprit du siècle des Lumières’ ’. 19

Au-delà de la dimension ’philosophique’ qui vient d’être évoquée, il nous semble important de souligner que les différents textes à valeur constitutionnelle qui jalonnent l’Histoire de France depuis 1789 - Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et constitutions des différents régimes politiques, à l’exception des ’actes constitutionnels’ édictés par Pétain - font tous référence, sous une forme ou sous une autre, au principe de publicité et à l’usage public de la raison. C’est ainsi que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, adoptée les 23, 24 et 26 Août 1789, indique dans son article VI, reprenant une thèse rousseauiste: ’La loi est l’expression de la volonté générale; tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation’. Et l’article XI précise: ’La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement’. Notons au passage que cette Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui fut ensuite placée en tête de la constitution de 1791, fut remise en vigueur par la constitution du 27 Octobre 1946, puis par celle du 4 Octobre 1958 qui régit la Vème République.

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 24 Juin 1793, placée en préambule de la constitution adoptée le même jour, reprend les mêmes principes, et la ’Déclaration Universelle des Droits de l’Homme’, votée le 10 Décembre 1948 par l’Organisation des Nations Unies proclame notamment, dans son article 19: ‘Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées, par quelque moyen d’expression que ce soit’ ’. Et l’article 21 stipule: ‘Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis (...) La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics (...)’ ’. Il apparaît donc que le principe de publicité, au niveau des textes juridiques fondamentaux, a bien le statut d’une valeur universelle.

De même, le principe de publicité constitue un des éléments essentiels de l’Etat de droit, un des principes fondamentaux du droit. Les conséquences pratiques qui en attestent sont extrêmement nombreuses. D’une façon générale, la validité des lois, règlements, actes administratifs, jugements, délibérations des collectivités territoriales, etc, est subordonnée à leur publication et/ou à leur notification aux intéressés à peine de nullité. Cela signifie concrètement que tout mariage entraîne la ’publication des bans’, que les lois et décrets doivent impérativement être publiés au ’Journal Officiel’, que les délibérations d’un conseil municipal doivent obligatoirement être affichées à l’extérieur de la mairie, que les jugements ne sont exécutoires qu’après avoir été rendus publics et notifiés aux condamnés par lettre recommandée, etc. Sauf exception prévue par la loi, tout ce qui concerne l’Etat, le gouvernement, le Parlement, les organes délibérants des collectivités territoriales, est nécessairement public, non seulement pour ce qui est des décisions, mais aussi pour ce qui est des délibérations: ainsi, toutes les assemblées élues, du conseil municipal à l’Assemblée nationale, se réunissent en séance publique, les procès sont publics, et il faut des circonstances très particulières, exceptionnelles, pour qu’intervienne le ’huis clos’.

De même, il existe des procédures dites ’d’enquête publique’ relativement longues et lourdes, au cours desquelles tout citoyen, toute association, toute organisation peut faire connaître ses critiques, ses réserves, ses propositions à propos d’un projet public. Ces ’enquêtes publiques’, tout à fait officielles, avec registre, commissaire enquêteur, etc, sont obligatoires notamment pour les grandes infrastructures de transport et d’urbanisme.

Notes
11.

In Georges DUBY (sous la direction de): Histoire de la France, Larousse, 1987, Paris, 3 volumes, volume 3, p. 254

12.

Ibid. , p. 271 - 272.

13.

Emmanuel KANT: Réponse à la question: ’Qu’est ce que l’Aufklärung ?, Aubier, Paris, 1947, p. 83.

14.

Jürgen HABERMAS: L’espace public, opus cité, p.115.

15.

Didier JULIA : Dictionnaire de la philosophie, Larousse, Paris, 1991 (revu et corrigé en 1994, p. 238.

16.

Histoire de la France, opus cité, p. 277.

17.

Ibid. p. 285.

18.

Jean - Jacques ROUSSEAU: Du Contrat social, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1976.

19.

Albert SOBOUL: La révolution française, Editions sociales, Paris, 1982, p. 184.