1.1.1.3. L’Etat-social

Le troisième élément sur lequel il nous semble nécessaire d’insister est relatif à ce que Jürgen Habermas appelle ’L’Etat-social’. Ce concept - qui renvoie largement à ce qu’il est aujourd’hui convenu de désigner, en France, par l’expression ’Etat providence’ - est lui aussi essentiel pour l’espace public, puisque la transformation de l’Etat constitutionnel libéral en ’Etat-social’ jouerait un rôle déterminant dans la transformation structurelle de la sphère publique politique. Il faut également souligner que la question de ’l’Etat-social’ ou de ’l’Etat-providence’ fait depuis plusieurs années l’objet d’un débat politique et idéologique assez vif, particulièrement en France, mais aussi dans l’ensemble de l’Europe et aux Etats Unis. Cette polémique apparaît en fait non pas comme une question théorique mais comme un aspect fondamental de l’opposition assez violente entre le néo-keynesianisme et le néo-libéralisme. Nous sommes donc bien en présence de l’un de ces ’objets chauds’ que nous évoquions en introduction de la présente thèse et qui a donné lieu à une abondante littérature 40.

Habermas montre bien comment, - à partir de la fin du XIXème siècle et d’une façon accrue pendant le XXème siècle - l’Etat bourgeois a non seulement développé considérablement ses fonctions régaliennes, mais encore investi une quantité de domaines dans lesquels, selon le libéralisme classique, il n’avait pas à intervenir. Non content donc d’accroître quantitativement son rôle traditionnel de maintien de l’ordre, y compris économique, grâce à la police, à l’armée, à la justice, à la politique fiscale, l’Etat s’est petit à petit assigné des missions d’organisation et de coordination rendues nécessaires par le nombre et la diversité des tâches nouvelles qu’il se fixait. Ces activités, qui définissent le cadre de ’l’Etat-social’, relèvent pour l’essentiel de quatre catégories qui procèdent d’une même logique: il s’agit tout d’abord de ‘’l’obligation de protéger, d’indemniser et de dédommager les groupes sociaux, économiquement faibles, les travailleurs, les employés, les locataires, les consommateurs’ 41, c’est-à-dire au fond d’assurer une forme de protection sociale au sens large et de corriger quelque peu les inégalités les plus criantes, entre autres au moyen de dispositions permettant une certaine redistribution des revenus; la seconde catégorie de tâches de ’l’Etat-social’ vise à ‘’prévenir les transformations à long terme de la structure sociale, ou tout au moins de les atténuer, voire au contraire de les renforcer en les planifiant, ou même de les diriger’ 42, autrement dit d’influer sur l’organisation de la société, sinon de la modeler, en fonction de certains intérêts sur lesquels nous reviendrons, ce qui peut passer par exemple par des mesures encourageant la natalité, les couches moyennes, les familles, l’accession à la propriété, etc; l’Etat-social, en troisième lieu, intervient de plus en plus fortement non seulement pour contrôler mais aussi pour orienter l’ensemble de l’économie, en utilisant ‘’la possibilité d’influencer les investissements privés, ce qui est lourd de conséquences, et la réglementation des investissements publics’ 43 et toutes les méthodes qui relèvent de l’économie politique; enfin, ’l’Etat-social’ tend à assurer, directement ou indirectement, de plus en plus de ’prestations de service’ antérieurement dévolues au secteur privé, ‘soit qu’il confie à des personnes privées des tâches de caractère public, soit qu’il ordonne des activités économiques privées grâce à des plans d’encadrement, ou qu’il intervienne lui-même en tant que producteur et distributeur’ 44. Au fond, ’l’Etat-social’ procède de la nécessité de faire prendre en compte par la collectivité les moyens de son équilibre (limitation des inégalités), de son dynamisme (au moyen des infrastructures) et de son avenir (par le biais en particulier des prestations familiales), ce dernier point étant particulièrement aigu du fait de l’inégalité sociale de la natalité.

On a évoqué ci-dessus les intérêts qui poussent l’Etat démocratique à être de plus en plus ’social’. Pour Habermas, la croissance de l’appareil étatique est due à une espèce de fonction médiatrice de l’Etat entre les différents intérêts privés organisés et antinomiques. Selon lui, ‘’les intérêts concurrents des forces sociales se traduisent en une dynamique de nature politique avant de réagir, une fois médiatisés par l’intervention de l’Etat, sur leur sphère propre’ 45 . C’est ainsi que la sphère des échanges et du travail, au moyen de la législation et des mesures sociales, est largement modelée par l’Etat. Autrement dit, l’Etat serait relativement neutre, il jouerait un rôle d’arbitre capable d’imposer des compromis entre les individus et entre les classes sociales, il serait en somme un organe grâce auquel une ’influence démocratique’ pourrait s’exercer sur le libéralisme économique. Le même phénomène joue actuellement au niveau transnational. Quoi qu’en disent certains, il vaut mieux un accord mondial sur le commerce, même imparfait, que pas d’accord du tout.

Naturellement, l’existence d’un ’Etat-social’ n’est pas, selon Habermas, sans conséquence sur la nature des rapports entre l’Etat et les citoyens et, par voie de conséquence, sur le comportement politique et électoral de la population. En effet, le bénéficiaire d’une prestation sociale ne fait pas preuve vis-à-vis de l’Etat d’une attitude politique; il se borne à exprimer une demande spécifique et à attendre qu’elle soit prise en charge: ‘Dans le cadre de l’Etat-social, qui surtout administre, distribue et assiste, les intérêts ’politiques’ des citoyens, constamment soumis à des actes administratifs, se réduisent essentiellement à des revendications liées à tel ou tel secteur professionne’ l’ 46 . Or, ces revendications ne peuvent revêtir une quelconque efficacité que si elles sont prises en charge par les ’grandes organisations’, notamment les syndicats. Quant aux questions ne relevant pas de ce domaine, et qui pourraient encore faire l’objet d’une réflexion et d’un vote individuels, elles sont en réalité prises en charge par les partis politiques qui proposent des choix qui s’expriment à l’occasion des scrutins.

On est donc bien loin du modèle originel de la sphère publique politique, dans la mesure où l’on est passé d’une ‘participation continue à l’exercice de la raison en prise directe sur les pouvoirs publics’ 47 au développement par les partis politiques de ‘tâches authentiquement publicitaires dont le but est de fabriquer périodiquement (...) une sorte de ’publicité’. Désormais, les campagnes électorales n’ont plus pour origine la lutte ininterrompue des opinions dans le cadre d’une sphère publique garantie par les institutions’ 48. Elles visent au contraire à la production d’une pseudo ’opinion publique’, qui ‘peut d’autant moins intervenir en tant qu’opinion publique et d’autant moins rationaliser l’exercice du pouvoir politique et social, qu’elle est produite sur le mode ’démonstratif’ et manipulatoire afin de répondre aux objectifs plébiscitaires du vote abstrait qui s’effectue dans le seul cadre d’une sphère publique fabriquée à titre temporaire’ 49 .

Cette évolution de la sphère publique politique qui a accompagné la transformation de l’Etat constitutionnel libéral en ’Etat-social’ est longuement explicitée par Habermas dans le sous-chapitre 2.3. qui clôt le chapitre VI de ’l’Espace public’. Il souligne notamment la contradiction que fait naître ’l’Etat social’ entre les fonctions effectivement exercées aujourd’hui par la sphère publique politique et celles qui devraient théoriquement être les siennes ‘pour répondre aux besoins objectifs d’une société démocratique, dans le cadre des rapports nouveaux entre espace public et domaine privé’ 50 .

Pour étayer sa démonstration, Habermas montre que, si dans le modèle libéral, les droits fondamentaux garantis par la constitution servent à protéger un ordre social fondé sur l’autonomie privée, l’Etat voyant son pouvoir limité à un très petit nombre de fonctions dites régaliennes (police, armée, justice), et les citoyens, rassemblés en un public, assurant une médiation entre l’Etat et la société civile, les constitutions des Etats libéraux avaient en fait, dès le départ, ‘la volonté de réglementer non seulement le domaine proprement étatique ainsi que les rapports entre l’Etat et la société, mais également tout l’ensemble de la vie sociale’ 51 . Autrement dit, même si le libéralisme originel concevait les ’droits de l’homme’ comme une garantie contre l’intervention de l’Etat dans les domaines dévolus aux personne privées - notamment le commerce et l’industrie - ceux-ci, compte tenu de l’incapacité de la société d’échange à assurer à tous ‘’une part équitable des bénéfices économiques du pays et une juste participation aux institutions politiques’’ 52, ont dû, dès l’origine, servir à assurer une certaine répartition de la richesse nationale et une certaine égalité dans l’accès des citoyens à la ’chose publique’.

Il y a donc, pour Habermas, ’une certaine continuité’ entre l’Etat libéral et ’l’Etat-social’ dans la mesure où l’un et l’autre ont pour vocation de mettre en place un ordre juridique unique régissant l’Etat comme la société. Mais petit à petit, l’Etat est devenu non plus le reflet institutionnel de la société civile mais l’organisateur de l’ordre social. A partir de ce moment il lui a fallu dépasser le caractère ’négatif’ des droits fondamentaux (garantir l’autonomie des personnes privées) et se fixer une finalité ’positive’ (assurer l’égalité des chances). Et seul un ’Etat-social’ est en mesure de mettre en oeuvre concrètement une législation qui ‘’impose aux compromis d’intérêts le cadre général des règles d’une justice distributive’ 53.’

Dans la plupart des démocraties occidentales, cette évolution de l’Etat libéral vers ’l’Etat-social’ a été intégrée, sous une forme ou sous une autre, soit dans les textes constitutionnels eux-mêmes, soit, à tout le moins, dans des ’lois cadres’ ou dans des ’conventions politiques’ ayant quasiment valeur constitutionnelle. En ce qui concerne la France, le préambule de la constitution du 27 Octobre 1946 - toujours en vigueur en vertu du préambule de la constitution du 4 octobre 1958 - indique notamment : ‘La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence (...) La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle, à la culture’ 54 . En un mot, comme l’indique l’article 1er de la constitution elle-même, repris mot pour mot dans l’article 1er de la constitution du 4 Octobre 1958:’La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale’ 55 . Et pour ce qui est de la participation aux institutions politiques - autre droit positif garanti par ’l’Etat-social’ - si la constitution de la IVème République ’se contente’ d’affirmer que le ’principe’ de la République est: ’gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple’ et que ‘’la souveraineté nationale appartient au peuple français’ qui ’l’exerce par ses députés à l’Assemblée Nationale, élus au suffrage universel, égal, direct et secret’ 56 , celle de la Vème République va beaucoup plus loin puisqu’elle institutionnalise officiellement le rôle majeur des partis politiques dans l’espace public : ‘Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie’ 57 .

Habermas met en évidence que dans la sphère publique telle qu’elle se présente dans un ’Etat-social’, les droits fondamentaux, dont la fonction initiale, ’négative’, était de protéger la sphère publique politique contre l’intervention de l’Etat, (liberté de la presse, liberté d’opinion et d’expression, liberté d’association et de réunion) ont acquis une portée positive. En effet, à condition qu’ils remplissent effectivement leur rôle originel, ils peuvent garantir la participation des citoyens. Or la presse et la ’publicité’ étant devenues des ’puissances sociales’ au service d’intérêts privés, on ne peut plus se contenter pour assurer la formation d’une opinion réellement publique, du fait que n’importe quel individu peut exprimer librement ses opinions et fonder un journal. Pour imposer une ’liberté publique d’opinion’, selon la formule de H. Ridder, c’est-à-dire la possibilité pour chacun de participer au débat public dans le cadre de l’égalité des chances, l’Etat doit contraindre la presse et la ’publicité’ à respecter les dispositions essentielles de l’Etat constitutionnel, démocratique et social; autrement dit ‘’la libre expression des opinions par voie de presse ne peut plus être considérée comme un simple mode d’expression parmi d’autres canaux (...) utilisés (...) pour communiquer (...) entre personnes privées. Car seule une garantie statutaire accordée par l’Etat peut préserver un accès à la sphère publique qui soit égal pour toutes les personnes privées; il ne suffit donc plus que l’Etat se contente d’assurer qu’il n’interviendra pas’ 58 . Cela s’est traduit, en France, par les ordonnances de 1944 sur la presse et plus encore, par la loi de 1947 sur la distribution qui est aujourd’hui grandement menacée.

De même, à partir du moment où les partis politiques et les institutions publiques détiennent quasiment un monopole des réunions et associations qui ’comptent’ sur le plan politique et sur le plan ’publicitaire’, il faut bien que l’Etat offre une ’garantie statutaire’ ’positive’ à la liberté formelle de réunion et d’association afin de permettre la participation des citoyens à la sphère publique politique. C’est pour cette raison que la loi impose aux partis politiques de définir clairement leur objet qui doit ’respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie’ 59 et d’adopter un mode d’organisation correspondant.

Le problème se pose dans les mêmes termes en ce qui concerne les droits fondamentaux relatifs à la propriété privée: dans un ’Etat-social’, on ne peut plus les penser comme les protecteurs d’une sphère privée fondée sur un capitalisme de libre concurrence. D’une part, ils sont devenus une obligation d’assurer à tous une participation aux bénéfices sociaux, assurant ainsi concrètement le principe d’égalité. D’autre part, ils sont limités par d’autres droits mis en place par ’l’Etat-social’. C’est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, - mais il est significatif - que le principe libéral s’il en est de la ’liberté du travail’ est contrebalancé non seulement par le principe social du ’droit au travail’, mais aussi par tout le droit du travail, qui impose un salaire minimum, un temps de travail maximum, toute une série de garanties pour les salariés, etc.

Notons enfin, comme le fait Habermas, que même les droits destinés à protéger ’le domaine intime de la famille’ et les libertés de la personne ont perdu leur caractère ’négatif’ pour s’appuyer sur des droits concrets à la participation et sur des demandes précises de prestations sociales. Quant aux droits dont la fonction a été ‘subvertie dans une perspective d’Etat-social (droit à la sécurité, droit à l’indemnisation, droit au libre épanouissement)’’ 60, ils ne peuvent pas davantage reposer sur un Etat constitutionnel qui s’équilibrerait automatiquement dans le cadre de l’échange bourgeois. Ces droits, au contraire, ne peuvent s’appuyer que sur une ‘intégration des intérêts de toutes les organisations corrélatives de l’Etat’ 61 .

Pour Habermas, ’l’Etat-social’ conduit les ’organisations sociales corrélatives de l’Etat’ qui, naguère, passaient par l’intermédiaire des partis ou négociaient directement avec l’administration publique, à jouer un rôle sur le plan politique, c’est-à-dire à s’organiser pour acquérir une autonomie politique permettant de conquérir une autonomie privée. Autrement dit, dans un ’Etat-social’ où chacun peut espérer obtenir des garanties ’positives’, les intérêts privés, soit économiques, soit sociaux, tendent à agir collectivement, en intervenant directement dans le champ politique. Cette réalité, ajoutée au fait que des instances politiques se mettent à exercer certaines fonctions dans la sphère des échanges et du travail social, qui intervient dans le cadre d’une interpénétration croissante des domaines public et privé, amène Habermas à considérer que nous assistons à une ’reféodalisation’ de la société’ 62 .Il n’est peut-être pas inutile de s’attarder quelque peu sur ce concept qui a parfois été mal interprété par certains commentateurs. En effet, même si on peut critiquer, d’un point de vue épistémologique, une utilisation sans doute abusive du concept de ’féodalité’ pour caractériser l’espace public moderne (ce que nous ferons, pour notre part, dans le sous-chapitre 1.1.2.), il faut essayer de déterminer précisément sur quoi s’appuie Habermas pour évoquer une ’reféodalisation’ de la société. La ’reféodalisation’, selon lui, peut ainsi se décrire: ‘Liée à l’action politique de ceux qui représentent les forces culturelles et religieuses, cette concurrence des intérêts organisés face au ’néo-mercantilisme’ d’une administration interventionniste conduit à une ’reféodalisation’ de la société, dans la mesure où, compte tenu de l’interpénétration des domaines privé et public, ce ne sont pas seulement des instances politiques qui commencent à assumer certaines fonctions dans la sphère des échanges et du travail social, car on voit également, et à l’inverse, certaines puissances sociales jouer un rôle sur le plan politique’ 63 . On peut schématiser cette représentation de la ’reféodalisation’ de la société à l’aide du croquis ci – dessous:

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Ainsi, la ’reféodalisation’ de la société serait caractérisée par deux éléments: d’une part, l’inflation constante du rôle économique et social de l’Etat; d’autre part, la cristallisation de la société civile en entités indépendantes et concurrentes qui, pour défendre les intérêts privés qu’elles représentent, se mettent à jouer un rôle directement politique vis-à-vis de l’administration, tout comme le font déjà - et depuis toujours - les forces religieuses et culturelles (Eglises, Académies, écrivains, artistes...). Il est clair que ce modèle diffère sensiblement du modèle canonique de l’espace public bourgeois. En effet, dans ledit modèle, l’Etat n’est pas censé intervenir si ce n’est à la marge dans le fonctionnement économique et social de la société civile; à l’inverse, les groupements d’intérêts privés n’ont pas à intervenir auprès de l’administration, puisque les pouvoirs publics doivent en principe fonder leur action sur l’intérêt général, lequel procède non pas d’un rapport de forces entre groupes sociaux aux intérêts antinomiques, mais d’une discussion publique rationnelle entre citoyens éclairés. Ce qui, dans cette représentation, relève de la féodalité, semble avoir trait à l’éclatement de la société en ’fiefs’, c’est-à-dire en puissances privées (non publiques), rivales les unes des autres, qui jouent en même temps un rôle privé (économique et social) et un rôle public (politique), à l’instar des fiefs de l’Ancien Régime qui étaient en même temps des forces économiques et sociales et des instances ’publiques’, puisque, à leur niveau, et nonobstant les comptes (éventuels) qu’elles devaient au Roi, elles détenaient les pouvoirs de police, de justice, et, dans une certaine mesure, d’impôt, qui sont en principe l’apanage de l’Etat central. En d’autres termes, la ’reféodalisation’ serait, pour Habermas, le retour à une société où l’Etat serait en quelque sorte l’objet, si ce n’est le jouet, de forces privées contradictoires et où le moteur de l’action publique procéderait d’une part des intérêts marchands et sociaux de l’Etat, et d’autre part, du produit des divers intérêts privés constitués en groupes de pression qui se conjuguent avec l’intervention politique traditionnelle des institutions religieuses et culturelles.

Du même coup, - et c’est pour cette raison qu’Habermas affirme que cette ’reféodalisation’ s’étend à la sphère publique elle-même - on se trouve placé dans un cadre où la recherche du compromis l’emporte sur le ’principe de publicité’. C’est donc une ’publicité démonstrative et manipulatoire’ visant à ’s’assurer l’assentiment plébiscitaire d’un public vassalisé’ 64 qui est mise en oeuvre. Il faut noter que la formule ’public vassalisé’ qui renvoie naturellement à la ’reféodalisation’ et qui peut sembler légèrement abusive, a pour objet de caractériser l’ensemble des personnes privées susceptibles de faire un usage public de leur raison mais qui se trouvent de fait exclues du débat public parce que celui-ci n’a lieu qu’entre les organisations elles-mêmes ou entre l’Etat et les organisations. Tout se passe donc comme si le public ’non organisé’ était considéré comme objectivement dépendant des organisations, c’est-à-dire comme si les organisations étaient effectivement représentatives du public et pas seulement du public des personnes privées qu’elles rassemblent. Pour prendre un exemple concret, le fonctionnement actuel des rapports sociaux dans les pays développés est fondé sur le postulat que les syndicats sont représentatifs des salariés (on parle d’ailleurs officiellement de ’syndicats représentatifs’) alors que moins de 10% d’entre eux sont adhérents à un syndicat (en France): les syndicats sont donc les interlocuteurs uniques du gouvernement, du patronat et des autres syndicats et c’est entre ces interlocuteurs que s’élaborent les compromis relatifs aux salaires, au temps de travail, aux conditions de travail, etc. Tout le ’public désagrégé’ des personnes privées qui n’appartiennent pas à un syndicat se trouve donc nécessairement - et malgré qu’il en ait - ’vassalisé’, c’est-à-dire placé sous la dépendance objective des syndicats et, d’une certaine manière, sommé de se positionner d’une manière ’plébiscitaire’ (c’est-à-dire en répondant par ’oui’ ou par ’non’) par rapport aux positions prises par les syndicats. La communication qui s’établit entre les organisations syndicales et le ’grand public’ ou entre l’Etat et l’ensemble des personnes privées ’inorganisées’ relève donc, selon Habermas, d’un processus publicitaire - on pourrait presque dire propagandiste - et non pas du principe de publicité, ce dernier étant dorénavant réservé à une espèce d’élite, celle qui constitue le ’public organisé’: ’Dans le contexte actuel’, écrit Habermas, ‘’seul ce public organisé serait en mesure de prendre une part active à un processus de communication publique, à travers les canaux de la publicité interne des partis et des organisations, et sur la base de la ’Publicité’ mise en jeu dans les relations qu’entretiennent les organisations avec l’Etat et entre elles. Et c’est vis-à-vis de ce processus que les compromis auraient à justifier leur existence’ 65 .

Pour Habermas, la sphère publique politique de ’l’Etat-social’ est donc marquée par la contradiction entre le développement de la ’publicité de démonstration et de manipulation’ fabriquée par les organisations et le ’principe de publicité’ qui suppose un ’processus critique de communication publique’. Et c’est à l’aune de cette publicité critique que pourrait se mesurer le ’niveau atteint par une rationalisation de l’exercice du pouvoir politique et social’ 66 . Il s’agirait en fait de ’reconstituer’ la sphère publique dans le cadre de ’l’Etat-social’ ’par un processus d’autocréation’ 67. Mais Habermas pose deux conditions - dont il admet que la réalisation n’est pas assurée - pour soumettre au ’principe de publicité’ les forces sociales qui interviennent dans la sphère publique politique, il faut d’une part, réduire au minimum les conflits structuraux entre les différents intérêts privés, et, d’autre part, limiter au strict nécessaire les décisions à caractère bureaucratique. Cette seconde condition, qu’Habermas qualifie de ’problème technique’, suppose que le contrôle de l’appareil bureaucratique de l’Etat puisse effectivement être assuré par la bureaucratie politique des partis et des organisations représentant les intérêts privés. Elle suppose également qu’à l’intérieur des partis politiques et des organisations, une véritable communication ’publique’, respectueuse du ’principe de publicité’ puisse s’établir entre les ’instances bureaucratiques de décision’ et l’ensemble des membres, dans le cadre d’un débat ’quasi-parlementaire’. Pour ce qui est de la première condition, Habermas montre que la multiplication des intérêts privés qui entrent en conflit rend très aléatoire la recherche de l’intérêt général, lui-même fondé sur un consensus issu de la discussion publique. A défaut d’un tel consensus, le pouvoir politique est réduit à n’être que le produit de rapports de forces fluctuants, ce qui lui ôte toute rationalité guidée par l’intérêt général. Mais Habermas considère que le problème peut aujourd’hui se poser dans des termes différents: d’une part, la richesse économique - dans les pays développés - est devenu telle qu’il serait possible de satisfaire l’ensemble des intérêts privés concurrents, ce qui réduirait à peu de choses la lutte entre eux et rendrait inutile la fonction étatique d’équilibre des intérêts; d’autre part, l’accumulation des armes de destruction massive et la possibilité qui existe aujourd’hui d’anéantir la planète peuvent contribuer à relativiser les contradictions entre intérêts et même permettre de faire du refus de ces périls le socle de l’intérêt général.

En définitive, pour Habermas, la situation reste ouverte; mais selon lui‘, ’les deux présupposés d’une sphère publique politique’ 68 ne sont pas de pures utopies. Il considère comme tout à fait possible ‘’la limitation au strict minimum nécessaire des décisions de type bureaucratique et la réduction des conflits structuraux d’intérêts dans le respect d’un intérêt général que tous puissent reconnaître comme tel’ 69. Par conséquent, la lutte continue - sans que l’on puisse préjuger de son issue - entre le ’principe de publicité’, qui vise à rationaliser la domination de l’Etat et l’équilibre des forces politiques et sociales d’un côté, et la ’publicité de manipulation’, à caractère plébiscitaire, de l’autre.

Notes
40.

Dans le cadre de notre Diplôme d’Etudes Approfondies en Sciences de l’Information et de la Communication, nous avons nous-mêmes consacré une note de synthèse bibliographique à une question connexe: l’exclusion (’Pour une critique du discours politique sur l’exclusion’, Ronéoté, 1995, 51 pages). Nous y évoquions notamment un certain nombre de textes explicitant les positions en présence et qui, aujourd’hui encore, font référence: ’La crise de l’Etat providence’ de Pierre ROSANVALLON (Editions du Seuil, 1981, mis à jour en 1984 et 1991, Paris, 192 pages.); ’La nouvelle question sociale’ de Pierre ROSANVALLON (Editions du Seuil, 1995, Paris, 223 pages.); ’La théorie de la justice’ de John RAWLS (Editions du Seuil, 1987); ’La misère du monde’ de Pierre BOURDIEU (Editions du Seuil, 1993, Paris, 948 pages.); ’La France de l’an 2000’ d’Alain MINC (Rapport au Premier Ministre de la commission présidée par Alain MINC, Editions Odile Jacob, La Documentation française, 1994, Paris, 320 pages.); ’Les métamorphoses de la question sociale’ de Robert CASTEL (Fayard, Paris, 1995, 490 pages.); etc.

41.

L’espace public, opus cité, p. 154.

42.

Ibid. p. 154.

43.

Ibid. p. 154.

44.

Ibid. p. 155.

45.

Ibid. p. 155.

46.

Ibid. p. 219.

47.

Ibid. p. 219.

48.

Ibid. p. 220.

49.

Ibid. p. 231.

50.

Ibid. p. 231.

51.

Ibid. p. 232.

52.

Ibid. p. 232.

53.

Ibid. p. 234.

54.

Les constitutions de la France depuis 1789, Editions Garnier - Flammarion, 1979, Paris, p. 390.

55.

Ibid. p. 391.

56.

Ibid. p. 391.

57.

Ibid. p. 425.

58.

L’espace public, opus cité, p. 237.

59.

Article 1 de la constitution du 4 Octobre 1958, opus cité.

60.

L’espace public, opus cité, p. 238.

61.

Ibid. p. 238.

62.

Ibid. p. 241.

63.

Ibid. p. 241.

64.

Ibid. p. 241.

65.

Ibid. p. 241.

66.

Ibid. p. 242.

67.

Ibid. p. 242.

68.

Ibid. p. 244.

69.

Ibid. p. 244.