1.1.1.4. La subversion du principe de publicité

Cette ’publicité de démonstration et de manipulation’, que nous avons déjà évoquée à de multiples reprises, est la résultante de ce qu’Habermas appelle la ’subversion du principe de publicité’. Ce concept, qui occupe une place centrale dans ’L’espace public’ (tout le sous-chapitre 2.1 y est consacré) nous semble important pour la présente étude et il mérite quelques développements.

Habermas montre comment, à partir des années 1920, est intervenue une mutation fondamentale des fonctions politiques internes de la sphère publique; à partir de ce moment-là, en effet, l’Etat, aussi bien que les organisations, partis et associations, s’est mis à faire preuve ’d’activisme journalistique’, aussi bien en utilisant ses propres médias qu’en faisant appel aux médias existants, afin de ’conditionner l’opinion’ et ce en violation totale de l’idéal libéral du ’principe de publicité’. Au fur et à mesure que le pouvoir de l’administration s’est accru, dans le cadre de l’Etat-social, au détriment du parlement mais aussi du gouvernement, et que, dans une seconde phase, l’Etat s’est mis à transférer certains de ses pouvoirs vers des groupements sociaux, tout en étant lui-même un acteur économique, le pouvoir exécutif s’est vu contraint de tempérer l’autorité publique par la prise en compte de compromis passés avec la sphère publique voire même de délaisser l’autorité au bénéfice du compromis. Et même lorsque l’Etat n’entend pas déléguer ses prérogatives administratives, il doit nécessairement ’composer’, là où s’expriment des conflits entre intérêts organisés. Les compromis qui sont réalisés dans ce cadre laissent naturellement le Parlement tout à fait à l’écart, ce qui interdit la publicité critique. Ils donnent pourtant lieu, de part et d’autre, à des ’campagnes d’opinion’ appuyées sur une ’publicité’ démonstrative, car en toutes circonstances, ils nécessitent une légitimation par ’l’opinion publique’, même si celle-ci, comme on l’a déjà vu, n’est plus véritablement ’publique’. L’administration, les associations et les partis politiques font donc désormais largement appel à la publicité afin de ‘mobiliser le potentiel acclamatif des larges masses’ 70 et de ’faire passer la représentation et la revendication des intérêts qui leur sont propres pour une défense de l’intérêt général’ 71 . Les organisations sont en effet soumises à une espèce de ’double bind’: d’une part, exercer un pouvoir social, et d’autre part, justifier leur action du point de vue des exigences traditionnelles du ’principe de publicité’. Il s’agit donc pour elles d’obtenir de la part d’un ’public vassalisé’ un ’plébiscite’, afin de cautionner des négociations qui se déroulent dans le secret, mais qui sont liées à la crédibilité et à la représentativité des protagonistes; à tout le moins, elles tentent d’obtenir la neutralité du public, soit pour l’utiliser comme moyen de pression politique, soit pour s’en réclamer afin de discréditer une éventuelle opposition politique.

Et c’est bien la représentation, et non pas le contenu même des compromis, qui, selon Habermas, est au coeur du ’travail publicitaire’. Celui-ci, en effet, a pour objet d’asseoir le prestige des dirigeants de l’Etat et des institutions non-étatiques, de renforcer l’autorité qui émane de celui qui parle ou qui agit ’au nom’ d’une institution, d’un groupe, d’une organisation72 ’reféodalisée’. ‘’La sphère publique devient une cour devant le public de laquelle un prestige est mis en scène, au lieu de développer une critique au sein de ce public’ 73 .

Le paradoxe, pour Habermas, c’est qu’aujourd’hui la ’publicité’ ne peut être mise en oeuvre que grâce à la politique du secret pratiquée par les groupements d’intérêts, alors qu’autrefois le principe de publicité n’avait pu s’imposer qu’en mettant radicalement en cause la politique du secret pratiquée par la monarchie absolue. La ’publicité’ actuellement développée a pour objet non pas de mener une discussion publique rationnelle sur le fond, mais de renforcer le prestige de certaines personnalités ou de certaines choses afin de permettre leur adoption sans débat ni critique dans un contexte d’opinion non-publique. Il s’agit au fond, de capitaliser de façon crédible un potentiel globalement favorable qui puisse le cas échéant se transformer en intention de vote, cette ’solvabilité’ relevant du rôle des partis politiques. Il apparaît en effet que la structure des partis politiques - de même que les rapports entre le public, les partis et le Parlement - a été profondément subvertie. Si les ’partis de notables’ - qui n’existaient réellement qu’au Parlement - constituaient une caractéristique de la sphère publique politique libérale, c’est des ’partis de masse’ qui se sont constitués à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, avec un double objectif d’intégration idéologique et de mobilisation politique des masses, celles-ci ayant progressivement conquis le droit de vote: ‘C’est à partir de ce moment-là seulement qu’apparaît un type de propagande presque identique au nôtre et qui, dès son origine, porte le masque de Janus, offrant tout à tour le visage de l’Aufklärer et du chef, dispensant l’information comme les réclames, se faisant à la fois pédagogue et manipulateur’ 74. ’

A l’heure actuelle, il existerait, selon Habermas, un modèle dominant de ‘’parti de masse et d’intégration superficielle’ ’qui ne s’adresse aux électeurs que pour une période donnée et qui les incite à un plébiscite acclamatif sans se préoccuper de pallier leur immaturité politique’ 75 . Ainsi les partis politiques qui, selon la constitution de la Vème République, ’concourent à l’expression du suffrage’, et qui sont censés contribuer à la détermination de la volonté générale, ne seraient pas au service du public mais de ceux qui dirigent leurs appareils. Le rapport entre les partis et le public ainsi que le rapport entre les partis et le Parlement aurait donc subi une mutation structurelle qu’Habermas illustre en évoquant le statut des députés. Ceux-ci, en effet, à l’origine, ne pouvaient être détenteurs d’aucun ’mandat impératif’, car ils n’étaient théoriquement pas représentants d’intérêts particuliers, mais ‘’indépendants de toute consigne et responsables (uniquement) devant (leur) conscience et le peuple dans son entier’ 76. Mais cette doctrine classique se serait trouvée battue en brèche à partir du moment où les partis, dans le cadre de l’Etat-social, seraient devenus, comme on l’a déjà indiqué, les représentants d’intérêts privés qui ont peu à peu investi la sphère publique. Les députés se trouveraient alors soumis de fait à un ’mandat impératif’ non pas juridique mais émanant de leur parti. Le Parlement aurait donc tendance à se transformer en une chambre d’enregistrement des décisions prises par les partis majoritaires. On pourrait évidemment objecter - et nous le ferons dans le sous-chapitre 1.2.2. - que cet abaissement, bien réel, du Parlement, ne s’opère pas, en tout cas en France, au profit des partis politiques, mais au profit du pouvoir exécutif (gouvernement et Président de la République).

Quoi qu’il en soit, le Parlement, pour Habermas, a perdu sa fonction initiale de ’lieu institutionnalisé de la discussion’ pour devenir un instrument de la ’publicité démonstrative’ destinée à faire connaître aux masses la volonté des partis. Cette mutation structurelle du Parlement montre à quel point ‘la publicité, au départ principe de la critique (exercée par le public) a été subvertie en principe d’une intégration dirigée par les instances de la ’publicité démonstrative’: par l’administration et les associations, et surtout, les partis. La publicité des débats parlementaires a été pervertie en ’publicité’ acclamative, et la publicité des débats judiciaires connaît une dénaturation du même ordre, récupérée qu’elle est par la consommation ’culturelle’ 77 . Du coup, Habermas situe dans ce cadre-là toutes les réactions qui visent à limiter la ’publicité’ des débats parlementaires et des procès, non pas, bien évidemment, pour interdire l’accès aux débats, mais pour empêcher que les discussions parlementaires ne soient transformées en ’vaste campagne’ et que les procès ne deviennent des spectacles. On objectera là encore, dans le sous-chapitre 1.2.1., que les mesures prises pour ’protéger’ les débats du Parlement et les procès face à une ’publicité acclamative’ n’empêchent absolument pas les médias de masse de ’spectaculariser’ largement, si l’on ose dire, aussi bien les travaux du Parlement que tout ce qui relève de l’ordre judiciaire.

Mais il semble quelque peu paradoxal de tenter de limiter la ’publicité’ au nom précisément du principe de publicité. Et en toute hypothèse, toute tentative de restauration de la sphère publique libérale a pour effet d’affaiblir encore ce qui lui reste de ses fonctions originelles. Habermas propose donc que, dans la situation actuelle, le principe de publicité s’applique à des institutions ayant jusqu’à présent bénéficié de la publicité critique mise en oeuvre par d’autres institutions mais sans s’être soumises elles-mêmes à son contrôle. Pour lui, le principe de publicité devrait régir en premier lieu les partis politiques, mais aussi les médias et les associations publiques: ‘’les partis, les médias et ces associations sont tous des institutions qui représentent certaines forces sociales dont l’activité est corrélative de l’Etat, c’est-à-dire des organisations sociales privées qui exercent certaines fonctions d’ordre public dans le cadre du complexe politique’ ’ 78 . Pour que ces institutions puissent effectivement contribuer à la formation de la volonté et de l’opinion, elles doivent selon Habermas, se soumettre à trois conditions: tout d’abord, organiser leurs structures internes de façon à ce qu’un processus de communication et d’exercice public de la raison soit réellement mis en oeuvre; ensuite assurer la publicité de leur fonctionnement interne pour permettre un contact entre cet espace public potentiel et l’ensemble du public; enfin, développer une large publicité relative à leurs activités, leur financement, les pressions qu’elles exercent sur l’Etat, etc. Si à l’époque de l’Etat constitutionnel bourgeois, le principe de publicité avait pour objet d’instaurer une rationalisation de la domination de l’Etat, l’Etat-social n’a plus pour objectif qu’une rationalisation limitée puisqu’il se trouve confronté à une multiplicité d’intérêts privés organisés; par ailleurs, cette rationalisation du pouvoir social et politique ne peut être envisagée que sous le contrôle réciproque d’organisations concurrentes qui seraient elles-mêmes soumises au principe de publicité dans les conditions que l’on vient d’exposer.

Pour Habermas, on ne peut imaginer une perspective de reconstitution de la sphère publique politique que dans le cadre d’un progrès de cette rationalisation; il s’agirait, en d’autres termes, d’alimenter un ’processus cohérent et permanent d’intégration’ qui ne se limite pas aux périodes électorales. Il ne semble cependant pas très optimiste à cet égard, puisqu’il considère que la sphère publique ne se reconstitue, à titre provisoire, que pendant les élections, et qu’elle est alors dominée par une ‘publicité démonstrative et manipulatoire’ visant à ’mobiliser le potentiel acclamatif explosif des larges masses et surtout à en toucher la partie qui politiquement reste la plus indécise’ ’ 79 .

Notes
70.

Ibid. p. 219.

71.

Ibid. p. 208.

72.

Cf. Bernard LAMIZET: Médiations , culture et société in Introduction aux sciences de l’information et de la communication, Les Editions d’Organisation, Paris, 1995.

73.

L’espace public, opus cité, p. 209.

74.

Ibid. p. 211-212.

75.

Ibid. p. 212.

76.

Ibid. p. 212.

77.

Ibid. p. 215.

78.

Ibid. p. 217.

79.

Ibid. p. 219.