1.1.2.1. Approche critique de l’espace public chez Habermas

Près de trente ans après avoir publié ’l’espace public’, Habermas lui-même a proposé ’trois révisions’ de son analyse des transformations structurelles de la sphère publique. D’une part, ayant pris conscience des ‘faiblesses de la pensée hégeliano-marxiste dans son concept de totalité’, il a ’pris (ses) distances vis-à-vis de cette conception’ 80 . D’autre part, il a remis en cause sa vision du passage quasiment automatique d’un public politiquement éclairé et actif à un public ’privatiste’, d’un ‘raisonnement sur la culture à la consommation de la culture’: il a admis avoir sous-estimé la ’capacité de résistance, et surtout le potentiel critique d’un public de masse pluraliste et largement différencié, qui déborde les frontières de classe dans ses habitudes culturelles’ 81 . De ce point de vue, Habermas considère que ’culture ordinaire’ et ’haute culture’ ne sont plus des domaines séparés de façon étanche et il note une ’nouvelle intimité entre politique et culture’ qui ne réduit pas simplement l’information à la distraction. Enfin, Habermas s’est interrogé sur la validité du modèle qu’il a décrit dans le dernier chapitre de ’l’espace public’, ce qui l’a conduit à se poser plus nettement la question de la possibilité même d’un espace public. En effet, à la fin de ’l’espace public’, Habermas dessine une sphère fondée sur la contradiction entre différentes tendances qui se combattent dans une ’arène dominée par les mass-médias’. Et pour lui, l’alternative était la suivante: soit les opinions informelles, non publiques, (les ’évidences culturelles’) sont ’court-circuitées’ par les médias, qui produisent des opinions formelles ’quasi-publiques’ , que l’économie et l’Etat tentent d’influencer; on est alors dans une sorte de ’vassalisation’. Soit une ’publicité critique’ est mise en oeuvre afin de médiatiser les opinions formelles et les opinions informelles; cette ’publicité critique’, garante d’une non-vassalisation, ne pouvait être assumée que par des partis politiques et des associations démocratisés et susceptibles de constituer en leur sein des espaces publics partiels. Or, Habermas semble finalement admettre que le ’pluralisme d’intérêts irréconciliables’ qui, dans le cadre de l’Etat-social, luttent entre eux et contre l’administration pour imposer des compromis, constitue un obstacle sérieux à sa théorie. En effet, on peut douter que, dans les conditions exposées par Habermas, c’est-à-dire en faisant reposer la ’publicité critique’ sur les partis et les associations, puisse se dégager une véritable ’opinion publique’, expression de la volonté générale. En l’espèce, on aurait plutôt cette ’tyrannie de la majorité’ qu’évoquait notamment Tocqueville en dénonçant l’opinion publique comme un concept faussement libéral.

Cette troisième ’autocritique’ d’Habermas rejoint une réflexion essentielle de Bernard Miège. Celui-ci soutient en effet que, pour ’réactiver’ le concept d’espace public, il convient d’y apporter des modifications substantielles, notamment ‘accepter l’idée que l’espace public est un espace pour le moins conflictuel (certains ajoutant: où s’exerce - notamment - la domination de la classe bourgeoise sur les autres classes)’’ 82 . En fait, comme on l’a vu dans le sous-chapitre 1.1.1., et notamment dans la section 1.1.1.3. consacrée à l’Etat-social, Habermas admet que la société civile est composée d’intérêts privés divergents, voire contradictoires. Mais il considère que ceux-ci n’ont pas à intervenir dans la sphère publique politique, puisqu’il ne s’agit pas, en principe, d’arbitrer entre différentes fractions de la société, ni de trouver des compromis entre elles d’une part, entre elles et l’Etat d’autre part, mais de faire émerger, grâce à l’usage de la raison, une ’opinion publique’, expression politique de l’intérêt général, lequel n’est ni la somme, ni le produit des intérêts particuliers. Pourtant, Habermas note - en le déplorant, semble-t-il - que le développement de l’Etat-social conduit à une intrusion des intérêts privés dans l’espace public et à une transformation structurelle de celui-ci, ce qui le conduit à réfléchir, à propos des conditions dans lesquelles pourrait être préservée une forme d’espace public. On peut aisément comprendre qu’Habermas regrette cette évolution dans la mesure où elle met à jour un problème théorique important et où, à la limite, elle remet en cause l’édifice conceptuel qu’il a élaboré.

Si l’on considère en effet, avec Pierre Bourdieu - et c’est notre cas - que la société est divisée en classes sociales qui luttent entre elles et qui agissent, par l’intermédiaire des différentes institutions et organisations, pour construire des rapports de forces susceptibles d’influencer les décisions de l’Etat, on est immanquablement conduit à considérer, comme le fait justement Bernard Miège, que l’espace public lui-même est pétri de contradictions. C’est ce qu’Habermas, effectivement, se refuse à envisager, peut-être par idéalisme, mais plus sûrement encore parce que cela implique que l’espace public, stricto sensu, n’existe plus, si tant est qu’il ait jamais existé. Cela nécessite, en tout cas, un profond réexamen du concept d’espace public et une nouvelle définition de sa fonctionnalité. Sauf à imaginer un espace public totalement imperméable à la société civile, ce qui relèverait d’une contradiction dans les termes, il est en effet presque impossible de penser que les différentes classes sociales pourraient cesser d’intervenir auprès du pouvoir politique pour défendre leurs intérêts et il serait utopique de croire que l’Etat lui-même pourrait fonder son action uniquement sur l’intérêt général; sans aller jusqu’à considérer, comme Lénine, que l’Etat n’est que ’l’instrument de domination d’une classe sur une autre’ 83, tout porte en effet à admettre que, face aux pressions contradictoires auxquelles il est soumis, l’Etat se trouve confronté à un ’triple bind’, à une triple contrainte: exercer le pouvoir au profit des classes dominantes, promouvoir l’intérêt général, et passer des compromis avec les groupes de pression représentatifs des intérêts privés. Accessoirement, une quatrième contrainte pourrait infléchir l’action de l’Etat: la nécessité, pour lui, de prendre en compte, fût-ce à la marge, - et à tout le moins dans son discours - les intérêts et les aspirations des catégories sociales dont il est aussi, et en même temps, l’émanation. Plus exactement, les superstructures politiques de l’Etat (du gouvernement aux exécutifs des collectivités territoriales) sont tributaires - à la différence des infrastructures techniques et administratives, la ’technostructure’ ou la ’technocratie’ - des consultations électorales, et sont censées mettre en oeuvre une politique reflétant les attentes de leurs mandants. Et il semble bien que les forces politiques appelées à exercer des responsabilités gouvernementales restent peu ou prou l’expression organisée de catégories sociales bien identifiées et ’ciblées’ par les partis en présence, même si l’opposition classique entre la ’droite’ et la ’gauche’ a quelque peu perdu de sa pertinence - notamment depuis l’effondrement des régimes ’socialistes’ en Europe de l’est - et même si, en France, un parti ’émergent’, le Front National est venu, depuis le milieu des années 1980, perturber la représentation politique traditionnelle ’de classe’ au profit d’une représentation ’de race’ (’Les Français d’abord’). En tout cas, il nous semble certain que le premier élément à prendre en compte aujourd’hui pour définir le fonctionnement de l’espace public est bien sa dimension intrinsèquement contradictoire. Nous serions même enclins à proposer l’idée que l’espace public, comme lieu symbolique du débat politique, ne peut être conçu que comme le reflet, la représentation, des contradictions qui existent réellement dans la société, en même temps que comme un système spécifique relativement autonome. Nous reviendrons sur cette question dans la section 1.1.2.2.

La seconde modification essentielle qui, selon Bernard Miège, doit être apportée au concept d’espace public porte sur la nécessité de ‘refuser le recours à une théorie manipulatoire des médias de masse ou à une conception pessimiste et unilatérale de la consommation marchande’ 84. Et il est vrai qu’Habermas formule une analyse très contestable - et à coup sûr un peu simpliste - du rapport entre les médias audiovisuels et leur public, comme en témoigne, entre autres, le passage cité par Bernard Miège, qui est particulièrement révélateur: ‘Les nouveaux médias captivent le public des spectateurs et des auditeurs, mais en leur retirant par la même occasion toute ’distance émancipatoire’, c’est-à-dire la possibilité de prendre la parole et de contredire. L’usage que le public des lecteurs faisait de sa raison tend à s’effacer au profit des simples ’opinions sur le goût et les attirances’ qu’échangent les consommateurs’ 85. Nous reviendrons sur cet aspect dans la section 1.1.2.3. Mais on peut d’ores et déjà indiquer que si les deux dimensions qu’Habermas met au centre de la subversion du principe de publicité - à savoir, la dimension ’propagandiste’ et la dimension ’consumériste’ - méritent sans aucun doute une analyse approfondie et peuvent constituer des pièces du ’puzzle’, l’auteur de ’l’espace public’ ne disposait vraisemblablement pas des outils nécessaires pour saisir dans leur complexité les mécanismes et les dispositifs qui sont mis en jeu dans la communication de masse. Il eût fallu, au demeurant, qu’il acceptât de déplacer quelque peu son point de vue, lequel nous semble trop marqué par un manque de confiance dans la Raison humaine, dans la capacité de l’être humain à résister aux éventuelles tentatives de manipulation par les médias. Cette attitude d’Habermas est d’ailleurs pour le moins paradoxale, dans la mesure où il accorde par ailleurs à l’usage public de la raison une place centrale - et à vrai dire démesurée - dans le fonctionnement de la sphère publique libérale. L’être humain est-il en train de dégénérer ? Le développement de l’Etat-social a-t-il abêti les citoyens ? Les ’nouveaux médias’ sont-ils omnipotents ? La qualité de ’consommateur’ surdétermine-t-elle tous les comportements humains ? Voilà autant de questions que nous posons de manière volontairement caricaturale, mais que pose cette contradiction que l’on peut déceler dans la pensée d’Habermas entre une surestimation récurrente de la raison humaine et une sous-estimation des possibilités que recèle l’intelligence de l’Homme pour maîtriser les conséquences des évolutions sociales. Il apparaît en tout cas qu’Habermas développe une conception bien peu dialectique, ’unilatérale’ pour reprendre le mot de Bernard Miège. On retrouve là la vision optimiste de la ’raison’, le ’kantisme’ viscéral d’Habermas.

Notes
80.

Ibid. p. XV (préface à l’édition de 1990).

81.

Ibid. p. XVIII.

82.

Bernard MIEGE: La société conquise par la communication, Presses Universitaires de Grenoble, 1989.

83.

LENINE: L’Etat et la Révolution, Editions sociales, 1971, p.173.

84.

Bernard MIEGE: La société conquise par la communication, opus cité, p. 106.

85.

L’espace public, opus cité, p. 179.