1.1.2.2. Espace public et Politique

On vient d’évoquer l’importance extrême que donne Habermas à l’usage public de la raison dans le modèle canonique de la sphère publique bourgeoise. Tout en confessant une nouvelle fois un amour inavouable pour la raison provoqué par la fréquentation assidue des textes de Descartes et de Kant et par les enseignements des bons maîtres qui, autrefois, nous apprirent un peu de philosophie, il nous faut bien admettre que le modèle imaginé par Habermas manque singulièrement de crédibilité sur ce terrain-là. Certes la sphère publique libérale était extrêmement restreinte, le ’public des lecteurs’ extrêmement peu nombreux, le ’public des citoyens’ réduit à une partie des propriétaires, et on peut penser que cette ’élite’ sociale et intellectuelle était davantage dotée de Raison que la masse du peuple qui, de toute façon, ne savait ni lire ni écrire. En toute hypothèse, le ’cens’ ne permettait qu’à une partie des propriétaires de voter. Sans doute même y avait-il au XVIIIème siècle dans le public considéré - nous l’avons déjà signalé - une incontestable volonté de se comporter en toutes choses en fonction de préceptes dictés par la Raison, ce qui constituait une attitude progressiste. Pour autant, peut-on considérer qu’à l’intérieur même de cette élite matériellement aisée et intellectuellement évoluée, il n’existait aucune contradiction d’intérêts et que la Raison pure pouvait guider les esprits dans la recherche de l’intérêt général ? On peut sérieusement en douter dans la mesure où la bourgeoisie n’était pas une classe homogène, ni du point de vue du capital, ni sur un plan économique, ni sur un plan idéologique, ni sur le plan des mentalités. Entre les grandes fortunes et les petits possédants, entre les propriétaires fonciers et les ’fabricants’, entre les spéculateurs et les entrepreneurs, entre les ’producteurs’ et les commerçants, entre les monarchistes (eux-mêmes divisés en plusieurs camps) et les républicains, entre les progressistes et les conservateurs, entre les croyants et les athées, etc, on pourrait recenser de très nombreuses contradictions, de très nombreux conflits d’intérêts que la Raison est incapable de résoudre, tout simplement parce qu’ils ne relèvent pas de la recherche rationnelle d’un consensus mais d’antagonismes qui existent dans le réel lui-même. Si l’on prend l’exemple de la Révolution Française, il est facile de montrer que les contradictions que l’on vient d’évoquer (la liste n’étant pas du tout exhaustive) et qui avaient leur traduction dans le ’théâtre politique’ de l’époque, ne se sont pas particulièrement soldées dans le cadre d’un consensus dicté par la Raison, c’est le moins que l’on puisse dire. Tout au contraire, on se souvient des affrontements violents - avec la guillotine en perspective - entre les différentes factions de l’Assemblée nationale, de la Constituante ou de la Convention et des polémiques très dures qui se développaient dans les différents journaux de l’époque. Et il n’y a pas souvent eu de consensus: les uns ont gagné, les autres ont perdu. Et sur le plan économique, la Raison n’a pas davantage imposé de consensus, ni même de compromis: c’est la logique propre du capitalisme, comme Marx l’a montré, qui s’est imposée, et notamment la tendance à la concentration et à l’accumulation du capital au détriment de la petite bourgeoisie : là aussi, il y a eu des gagnants et des perdants. Il y a donc bien, chez Habermas, une illusion profonde quant aux vertus de la Raison et à ses capacités de faire émerger un consensus sur la base de l’intérêt général. Il serait néanmoins dangereux de considérer à partir de là que la Raison n’a aucune part dans l’espace public et que le concept ’d’intérêt général’ est vide de sens. Mais il faut sans doute adopter un point de vue beaucoup plus dialectique que celui d’Habermas et bien voir les phénomènes sociaux dans leur mouvement. Ce n’est qu’à cette condition qu’il est possible de les comprendre et de travailler à la résolution des contradictions qui constituent le monde réel, y compris bien sûr les sociétés humaines. Comme l’écrit Marx à propos de la marchandise, mais avec une portée beaucoup plus générale: ‘’Le développement qui fait apparaître la marchandise comme chose à double face, valeur d’usage et valeur d’échange, ne fait pas disparaître ces contradictions, mais crée la forme dans laquelle elles peuvent se mouvoir. C’est d’ailleurs la seule méthode pour résoudre des contradictions réelles. C’est par exemple une contradiction qu’un corps tombe constamment sur un autre et cependant le fuie constamment. L’ellipse est une des formes de mouvement par lesquelles cette contradiction se réalise et se résout à la fois’ 86. La recherche de ’l’intérêt général’ pourrait donc s’envisager comme une tentative de trouver une résolution formelle des contradictions existant au niveau des rapports sociaux, comme l’ellipse est une résolution formelle de la contradiction entre l’attraction et la fuite, car il n’est au pouvoir de personne de résoudre sur le fond les contradictions qui sont l’essence même de la matière. Dans le domaine qui nous occupe, il s’agit notamment, en principe, de créer les conditions pour que les contradictions évoluent de manière non violente, en respectant les termes du ’contrat social’, en garantissant les droits individuels et collectifs, en protégeant les plus faibles, en assurant à tous des ’minima sociaux’, etc. On pourrait dire, en somme, que ’l’Etat social’ ou ’l’Etat providence’ est le cadre institutionnel auquel l’Histoire est aujourd’hui parvenue pour résoudre formellement les contradictions de la société. Ce cadre institutionnel est lui-même un produit de la ’lutte des classes’, et non pas d’un consensus fondé sur la Raison pure, et il est lui-même porteur de nouvelles contradictions. D’une façon générale, la Loi n’est pas - comme pourrait le laisser croire une vision naïve ou idéaliste du Droit - l’expression juridique de l’intérêt général, mais bien la traduction formelle, à un moment donné, dans une situation politique et sociale donnée, d’un rapport de forces, c’est-à-dire de l’état de développement d’une contradiction, même si ce processus n’est pas mécanique. Il faut en effet tenir compte d’une part du retard des partis politiques, du parlement et du gouvernement par rapport à l’évolution réelle des contradictions, (notamment pour les problèmes de ’société’ comme l’avortement, le PACS, etc) et d’autre part de la part propre de l’idéologie. Il est bien évident que les instances politiques, exécutives et législatives, ne sont pas de simples chambres d’enregistrement du monde social. Elles font elles-mêmes partie de ce monde social et elles y jouent un rôle non négligeable, sur lequel nous reviendrons, dans l’évolution des rapports de force. Il est clair par exemple que les forces ’de droite’ et les forces ’de gauche’ - même si sur bien des questions la différence entre elles n’est plus aussi radicale qu’elle le fût - ne prennent pas en compte de la même façon, ni au même rythme les contradictions de la société, et que, dans de nombreux cas, elles ne pèsent pas dans le même sens.

Les mouvements politiques, les partis, jouent donc un rôle très important dans l’espace public, ne serait-ce que parce qu’ils apparaissent comme les seuls interlocuteurs politiques de l’Etat et comme les seuls protagonistes du débat parlementaire. Tout se passe effectivement comme si les partis politiques - et notamment les partis ’traditionnels’ (PS, PCF, UDF, RPR) - ’monopolisaient’ le champ politique ou comme s’ils constituaient un vecteur quasi-unique de cette médiation sociale particulière qu’est la politique. Grosso modo, il n’est guère possible, sans le soutien d’un parti politique, de pouvoir occuper une place dans le débat politique, ni au quotidien, ni lors des consultations électorales. Pour autant, peut-on vraiment penser, comme Habermas, que la ’reconstitution’ de la sphère politique repose essentiellement sur l’instauration dans les partis politiques et les organisations sociales d’une véritable communication ’publique’, respectueuse du ’principe de publicité’, entre les organismes dirigeants et l’ensemble des adhérents, dans le cadre d’un débat ’quasi parlementaire’ 87: on peut quelque peu en douter au regard du mode de fonctionnement de l’ensemble des partis et mouvements politiques, y compris de certains, d’extrême gauche, ’alternatifs’, ou écologistes, qui dans leur discours général, insistent beaucoup sur les ’nouvelles pratiques politiques’, sur le fait que ’chacun compte pour un’, mais qui reproduisent presque à l’identique les formes peu démocratiques d’organisation et de débat qui, selon nous, sont caractéristiques de toutes les organisations humaines, et à plus forte raison, des organisations ’de masse’. Ayant nous-mêmes appartenu à un parti de masse (le Parti Communiste Français) et à un mouvement dit ’alternatif’ (la Convention pour une Alternative Progressiste) et ayant été amenés à côtoyer de nombreux militants trotskistes, écologistes et socialistes, nous pensons pouvoir affirmer - même si nous connaissons beaucoup moins bien les partis de droite - que les formations politiques en général sont marquées par au moins quatre éléments: la centralisation à l’échelon national, dans des instances relativement réduites, des décisions politiques les plus importantes (Bureau politique, Bureau national, etc); organisation pyramidale à tous les échelons, chaque échelon ayant de fait, sinon de droit, autorité sur les échelons inférieurs; tenue de débats à caractère ’plébiscitaire’, à partir de textes élaborés par la direction nationale, et ne pouvant qu’être amendés à la marge; existence de forts enjeux de pouvoir dans la mesure où la promotion dans l’appareil du parti - conditionnée par la fidélité à la ’ligne’ et le soutien aux directions en place - peut être recherchée non seulement comme une fin en soi, mais aussi, et peut-être surtout, comme un moyen d’accéder à des mandats électifs et/ou à des responsabilités qui impliquent une certaine reconnaissance sociale. En somme, les partis politiques sont tout à fait à l’image de la société et les dirigeants politiques entretiennent avec l’ensemble des adhérents de leur parti le même rapport que les dirigeants de l’Etat avec l’ensemble des citoyens: on est bien dans un système de représentation, de délégation de pouvoir, et au surplus un parti est considéré, y compris par un certain nombre de militants, comme une armée, en tout cas, comme un instrument dédié à la prise du pouvoir et dont la seule justification est l’efficacité. La conception léniniste du parti se retrouve donc peu ou prou dans toutes les formations politiques. A partir de là, la proposition d’Habermas, à laquelle nous adhérerions volontiers, nous semble malheureusement peu vraisemblable, même si on peut la considérer comme un idéal qui mérite que l’on se batte pour lui. Par contre, il nous semble certain qu’il existe bien un véritable processus de communication ’publique’, en tout cas, une vraie confrontation d’opinions ’quasi publiques’, entre les instances gouvernementales, les directions des partis politiques, les responsables des groupes parlementaires, et plus généralement avec les directions des syndicats, des grandes associations nationales, des grandes entreprises, etc. Et c’est dans cette sphère publique politique assez restreinte, mais à certains égards représentative et consciente des contradictions qui traversent la société, que se discutent - et de façon conflictuelle - les grandes orientations politiques.

Mais, même si le rôle des partis politiques est tout à fait important, il nous est très difficile de suivre Habermas quand il affirme que, dans le cadre de ’l’Etat-social’ on assiste à un affaiblissement du rôle du Parlement au profit des partis politiques, en particulier en raison de l’instauration, non ’de jure’ mais ’de facto’, d’une sorte de ’mandat impératif’ qui lie les parlementaires aux décisions de leur parti. Nous pensons, en effet, que cette analyse est trop sommaire et qu’elle ne rend pas compte, en tout cas, des rapports actuels, en France, entre le gouvernement, le Parlement et les partis politiques, sans oublier évidemment le Président de la République, c’est-à-dire du fonctionnement de la sphère politique stricto sensu.

Nous serons également amenés, dans la section 1.3.4., intitulée ’l’emprise du journalisme’, à insister sur une critique que nous ne faisons qu’évoquer ici à propos des dispositions légales et administratives qui, selon Habermas, sont censées protéger de la médiatisation les débats parlementaires et judiciaires. Nous montrerons notamment que ces mesures sont largement inefficaces, porteuses d’effets pervers, et qu’elles procèdent d’une forme d’hypocrisie dans laquelle beaucoup d’acteurs trouvent leur compte. D’une façon plus générale, cela nous permettra de poser de façon précise une problématique théorique des rapports complexes entre l’Etat, le Parlement, les institutions, les partis politiques d’un côté, les médias de l’autre et le public d’un troisième.

Notes
86.

Karl MARX: Le capital, Editions sociales, livre I, 1976, Paris, p. 111.

87.

L’espace public, opus cité, p. 242.