1.1.2.3. Espace public et espace privé

Il nous reste pour terminer cette section 1.1.2., consacrée à une analyse critique des thèses exposées par Habermas dans ’L’espace public’, à évoquer les notions de ’reféodalisation de la société’ et de ’vassalisation’ du public. On peut en effet se demander, indépendamment de la démonstration présentée par Habermas sur l’évolution de l’espace public dans le cadre de ’l’Etat-social’, si l’utilisation de ces formules n’est pas abusive et si elle ne traduit pas une conception un peu caricaturale du mouvement des sociétés. Avant même de comparer l’analyse d’Habermas avec les concepts historiques de ’féodalité’ et de ’vassalité’, on peut constater, a priori, qu’en parlant de ’reféodalisation’ et de ’vassalisation’, Habermas ramène la société induite par ’l’Etat-social’ à la période pré-capitaliste, en réduisant les rapports sociaux à une seule de leurs dimensions - la représentation - comme si on pouvait faire abstraction, pour caractériser une société, de son mode de production dominant. Or, sans être nécessairement un marxiste doctrinaire, on doit bien admettre que les rapports de production d’une part et la lutte des classes (au sens où Pierre Bourdieu la définit) d’autre part, ne peuvent pas être sans influence sur l’ensemble des rapports sociaux. Il faudrait par ailleurs, pour qu’il y ait ’reféodalisation de la société’, admettre que l’Histoire pourrait en quelque sorte ’bégayer’ et reproduire à l’identique, à plusieurs siècles d’intervalle, une formation sociale que l’évolution des forces productives a rendue obsolète. On ne peut donc pas, stricto sensu, considérer que ’l’Etat-social’ engendre une société reféodalisée. Par conséquent, la référence à la ’reféodalisation’ ne peut être admise que sur un plan métaphorique, ce qui, soit dit au passage, pose tout de même le problème, d’un point de vue épistémologique, de l’utilisation des métaphores dans le discours scientifique, et, accessoirement de l’importation abusive de concepts d’un champ disciplinaire à un autre 88.

Au-delà de cette critique, sans doute excessivement formelle, voire formaliste, il convient de se demander si les éléments qui conduisent Habermas à parler de ’reféodalisation’ et de ’vassalisation’ se retrouvent effectivement dans les concepts historiques de ’féodalité’ et de ’vassalité’ et, dans ce cas, s’ils constituent des traits suffisamment pertinents pour être considérés, même d’un point de vue limité, significatifs.

Il est, pour ce faire, indispensable de se référer à la façon dont ces concepts ont été explicités par les historiens. Selon Georges Duby, qui fait autorité en la matière, ‘dans les structures féodales s’affirme, en premier lieu, la supériorité totale d’un groupe social: les hommes qui le composent sont, par leur vocation militaire et la qualité de leur naissance, dotés de privilèges reconnus, et notamment autorisés à vivre dans le loisir du travail des humbles; ils ne sont soumis à d’autres obligations que celles que leur imposent l’engagement du vassal et le service du fief. Mais la féodalité, c’est, plus précisément encore, le fractionnement de l’autorité en multiples cellules autonomes. Dans chacune de celles-ci, un maître, le seigneur, détient, à titre privé, le pouvoir de commander et de punir; (...) Par un tel cloisonnement, s’opère donc la parfaite adaptation des relations politiques et sociales à la réalité concrète d’une civilisation primitive et toute rurale, où l’espace était immense et coupé d’innombrables obstacles, où les hommes étaient rares, séparés par des distances mal franchissables, et d’une culture intellectuelle si fruste que leur conscience se montrait impuissante à percevoir les notions abstraites d’autorité: un chef ne pouvait obtenir obéissance s’il ne se montrait pas en personne (...)’ 89 . Il y a là un problème aigu de communication politique qui explique les voyages, les ’entrées royales’ et, auparavant, les ’missi dominici’.

En ce qui concerne le premier élément caractéristique de la féodalité - la ’supériorité totale d’un groupe social’ doté de ’privilèges reconnus’ - on ne peut pas considérer aujourd’hui qu’il rende compte du type de société que génère ’l’Etat-social’, même si la ’noblesse d’Etat’ analysée par Pierre Bourdieu exerce une forme de domination incontestable 90. Certes, nous sommes dans une société capitaliste dans laquelle la bourgeoisie est bien la classe dominante sur le plan économique et sur le plan des rapports de production; mais cette classe dominante, qui est d’ailleurs elle-même en proie à de violentes luttes internes, ne jouit pas d’une ’supériorité totale’, loin s’en faut, ni de ’privilèges reconnus’, d’une part, en raison de la lutte des classes elle-même qui parvient périodiquement à imposer des compromis favorables aux classes dominées, d’autre part, grâce aux structures de l’Etat-providence qui permettent le développement des forces productives dans le cadre du capitalisme moderne et constituent en même temps une protection et des garanties pour les plus défavorisés, enfin, en raison du fait qu’au moment de la Révolution française, la bourgeoisie s’est emparée du pouvoir au nom de ’valeurs universelles’ (Liberté, égalité, fraternité, droits de l’homme, Etat de droit, principe de publicité, etc), qui interdisent a priori la domination d’un groupe social donné. Pour ce qui est du second trait distinctif de la féodalité énoncé par Georges Duby - le ’fractionnement de l’autorité en multiples cellules autonomes’, et la ‘’parfaite adaptation des relations politiques et sociales à la réalité concrète d’une civilisation primitive et toute rurale où l’espace était immense et coupé d’innombrables obstacles’ - on ne peut pas admettre non plus que la société moderne puisse être caractérisée par cette définition. A l’évidence, notre civilisation n’est plus, pour l’essentiel, rurale: 90% de la population française habite dans les villes; eu égard aux moyens de transport et de communication actuels, l’espace ne semble plus si étendu qu’autrefois et les obstacles naturels (forêts, montagnes, fleuves...) sont aujourd’hui franchis sans même qu’on y prenne garde; les hommes sont maintenant nombreux, relativement concentrés dans les zones urbaines et périurbaines; une culture de masse s’est répandue (95% de la population française sait lire et écrire) et des structures sociales se sont mises en place pour assurer un rôle de médiation entre les individus et l’Etat; au total, le sentiment d’appartenance à une société donnée (au travers notamment de la construction de l’unité nationale et du sentiment d’appartenance nationale) s’est développé d’une façon considérable en même temps que la reconnaissance symbolique de l’autorité de l’Etat. Notre civilisation n’a donc fondamentalement rien de commun avec la civilisation féodale. Il reste - et c’est, selon nous, sur ce point précis qu’Habermas développe une analyse pertinente - ce que Georges Duby appelle ‘le fractionnement de l’autorité en multiples cellules autonomes’ que l’on a coutume d’appeler des fiefs. Certes, comme nous l’avons déjà indiqué, il ne peut s’agir que d’une analogie, d’une métaphore entre une caractéristique de la société féodale et une dimension de ’l’Etat-social’, qui ne se situent pas sur le même plan. En effet, si l’on peut admettre que, dans une certaine mesure, la société actuelle est fractionnée en unités indépendantes et concurrentes qui se sont mises à jouer un rôle politique vis-à-vis de l’administration afin de défendre les intérêts privés qu’elles représentent, cela ne signifie pas pour autant que ces entités indépendantes constituent véritablement des ’fiefs’, à l’intérieur desquels les dirigeants sont investis ‘’à titre privé du pouvoir de commander et de punir’ . Certes, les chefs d’entreprises, les enseignants, les hiérarques religieux, les médias, les responsables institutionnels de toutes sortes, détiennent un certain nombre de pouvoirs, dont ceux de commander et de punir. Mais ces pouvoirs sont rarement exercés ’à titre privé’, et, au surplus, à la différence de l’Ancien Régime, ils ne sont pas ’absolus’, même si la métaphore du mandarinat n’est pas dénuée de tout fondement. Ils sont en effet, contrebalancés par une série de ’contre-pouvoirs’ (syndicats, associations, groupements) eux-mêmes détenteurs d’un certain nombre de droits, qui, dans le cadre de l’Etat de droit, limitent considérablement le pouvoir des ’seigneurs modernes’. Il est vrai, néanmoins, sur un autre plan, que le ’public désagrégé’, non organisé, peut, d’une certaine manière, être considéré comme un ’public vassalisé’ (même si, stricto sensu, la formule est excessive) dans la mesure où il se trouve objectivement dans une relation de dépendance vis-à-vis des organisations existantes et tenu finalement de se situer, d’une façon plébiscitaire (c’est-à-dire en ne pouvant qu’approuver ou rejeter), par rapport à des positions déterminées totalement en dehors de lui. Ce point nous semble essentiel, au-delà du débat relatif à l’emploi du terme ’vassalisation’, car nous formulons l’hypothèse que ce mécanisme de subordination du public à des catégories intellectuelles ou sociales conçues ’par-dessus sa tête’, pour reprendre une formule d’Habermas, constitue un schème ou un modèle général pour expliquer le fonctionnement actuel de l’espace public.

En définitive, il nous apparaît, au terme de cette critique peut-être excessivement sévère d’Habermas, (mais ’qui bene amat bene castigat’) que, si le concept même ’d’espace public’ constitue bien une avancée théorique considérable, le modèle décrit par le philosophe est singulièrement marqué par l’idéalisme et ne prend pas suffisamment en compte les contradictions qui se trouvent au principe du mouvement des sociétés humaines. On a même le sentiment qu’à chaque fois qu’Habermas voit une contradiction, il sort son revolver, pour la bonne et simple raison que son système est fondé sur le postulat selon lequel l’action politique doit avoir pour but l’intérêt général et que celui-ci est l’expression d’un consensus dicté par la Raison. Nous considérons, pour notre part, que ce postulat ne correspond pas à la réalité du monde social, et qu’il vicie assez largement la pensée d’Habermas, même si celui-ci, sur un certain nombre de questions, notamment le ’principe de publicité’, développe des analyses tout à fait pertinentes.

Notes
88.

Il est intéressant, de ce point de vue, de se reporter aux écrits du scientifique américain Alan SOKAL et à la violente polémique qu’il a suscitée depuis deux ou trois ans en accusant un certain nombre d’intellectuels français de commettre de grosses fautes épistémologiques, notamment en important à tort des concepts non maîtrisés des sciences ’dures’ vers les sciences sociales.

89.

Georges DUBY: Les féodaux in Histoire de la France (sous la direction de Georges DUBY), opus cité, tome 1, p. 287.

90.

Pierre BOURDIEU: La noblesse d’Etat, Editions de Minuit, Paris, 1989.