1.2.1. L’Etat-providence à la française

S’il est vrai, comme l’écrit Pierre Rosanvallon, ‘qu’au début du XXème siècle, dans les années 1910, la législation sociale française est nettement en retrait de celle qui a été élaborée dans de nombreux autres pays européens, et tout particulièrement en Allemagne et en Grande-Bretagne’ 92, il est généralement admis que le système de protection sociale actuellement en vigueur en France depuis 1945 - et issu du programme du Conseil National de la Résistance - est l’un des meilleurs du monde. Depuis la loi du 22 Mai 1946, en effet, toute la population bénéficie d’une ’sécurité sociale’ financée en partie par les salariés et en partie par les employeurs. Ce régime garantit contre les conséquences pécuniaires de la maladie, de la maternité, des accidents du travail, de la vieillesse, de l’invalidité. Tout individu bénéficie du remboursement partiel de ses frais médicaux et est assuré, en cas d’incapacité physique de travailler, de toucher des ’indemnités journalières’, une rente, une retraite, etc. Il existe également un système, cofinancé par les salariés et les employeurs, qui permet aux personnes privées d’emploi d’accéder à des revenus proportionnels à leurs salaires antérieurs. En ce qui concerne la famille, le principe des ’allocations familiales’ - financées par les employeurs et considérées comme un salaire différé - a été mis en place en 1932 et s’est amélioré depuis. Il permet aux couples de bénéficier d’une ’allocation prénatale’, d’une ’allocation au jeune enfant’ pour tout enfant de moins de trois ans, et à partir de deux enfants, des ’allocations familiales’ proprement dites, au prorata du nombre d’enfants. Les caisses d’allocations familiales gèrent également un système d’aides au logement censé permettre à chacun d’occuper un logement décent. Enfin, depuis 1988, a été instauré le ’Revenu Minimum d’Insertion’ attribué à tout individu de plus de 25 ans n’ayant droit à aucun autre revenu. Dans le même ordre d’idées, une ’loi d’orientation’ contre ’l’exclusion’ a été votée en 1998 par le Parlement avec la volonté affichée de permettre aux plus démunis - et notamment à ceux qui, pour des raisons diverses, se trouvent en dehors du système ’classique’ de protection sociale - d’avoir accès à la santé, à un logement, à un revenu minimum, etc.

Cette rapide énumération ne se voulait pas du tout apologétique. Elle montre néanmoins assez clairement - même si elle n’est pas exhaustive - la dimension de l’Etat-providence dans notre pays. Or, - et nous sommes sur ce point en accord avec Habermas, même s’il faut sans doute nuancer le propos - ‘’le rapport qu’entretient le bénéficiaire d’une prestation avec l’Etat n’a pas en premier lieu le caractère d’une participation d’ordre politique, mais celui d’une demande en général qui attend d’être prise en charge sans vouloir véritablement imposer des décisions. Les contacts avec l’Etat ont lieu pour l’essentiel dans le cadre de l’administration et à sa périphérie: ils sont apolitiques et s’en tiennent à une exigeante indifférence’ 93. La problématique de l’Etat-providence se trouve donc bien au coeur de l’espace public, même si, encore une fois, Habermas nous semble avoir une vision insuffisamment dialectique. En effet, sauf peut-être pour ceux qui sont totalement ’assistés’, le rapport des individus à l’Etat ne procède pas uniquement de la consommation, ou de la prise en charge. Autrement dit, le bénéficiaire d’une prestation sociale est aussi un automobiliste, un salarié, un père de famille, etc... et un citoyen. Il n’est pas du tout certain que l’Etat-providence surdétermine complètement les comportements des individus en les ’dépolitisant’ totalement et en les enfermant dans un statut de dépendance, même si on peut considérer que le nombre de foyers non assujettis à l’impôt sur le revenu est tout à fait anormal et les écarte symboliquement de l’appartenance à la société qui les assiste.

Ce qui est vrai, néanmoins, c’est que l’individu, dans le cadre des prestations dont il bénéficie, a affaire à des administrations nombreuses et anonymes qui, sans doute, se situent à la périphérie de l’Etat, mais qui ne sont pas, stricto sensu, l’Etat, soit parce que leur financement n’est pas, ou pas totalement public, soit parce que leur gestion est assurée par les ’partenaires sociaux’ (syndicats et employeurs), ces deux possibilités n’étant évidemment pas exclusives l’une de l’autre. En France, on se trouve bien, d’une façon générale, en présence d’un assez grand nombre d’administrations qui gèrent telle ou telle dimension de l’Etat-providence: Caisse Nationale et Caisses Régionales d’Assurance Maladie, Caisse d’Allocations Familiales, ASSEDIC, UNEDIC, Agence Nationale Pour l’Emploi, sans oublier les Centres Communaux d’Action Sociale, la Protection Maternelle et Infantile et les innombrables organismes qui ont en charge tel ou tel régime particulier (Caisse Nationale de Retraite des Agents des Collectivités Locales par exemple) ou tel ou tel domaine spécifique (comme la Commission Technique d’Orientation et de Reclassement Professionnel). On peut donc penser que le rapport d’un grand nombre d’individus aux prestations sociales - et donc à l’Etat-providence - est relativement ’apolitique’ dans la mesure où ils ne sont pas forcément conscients, en s’adressant à une administration donnée, de s’adresser à l’Etat. Du coup, la ’question sociale’ risque de ne plus être considérée comme une question politique, c’est-à-dire comme un enjeu du débat démocratique, ou comme un champ renvoyant à des choix politiques et donc à des rapports de forces, mais simplement comme un domaine technique, financier, administratif ou comme l’exercice d’une espèce de ’charité publique’. Et ce risque nous semble d’autant plus marqué que l’on observe, dans de nombreux secteurs, une substitution de l’aide à la personne aux anciennes formes d’aide au service, ces deux systèmes ayant des conséquences fort différentes. L’aide directe à la personne, selon Pierre Bourdieu ’réduit la solidarité à une simple allocation financière’ et ne vise qu’à permettre (ou à augmenter) la consommation, sans chercher à l’orienter ou à la structurer. D’une volonté d’intervenir sur les structures mêmes de la distribution, on passe ainsi à une politique dont le seul objectif est de corriger plus ou moins la répartition inégale des ressources en capital économique et culturel. Il s’agit, en fait, pour Pierre Bourdieu, d’une ’charité d’Etat destinée, comme aux bons temps de la philanthropie religieuse, aux ’ ‘pauvres méritants’: les formes nouvelles que revêt l’action de l’Etat contribuent ainsi (...) à la transformation du peuple (...) en un agrégat hétérogène de pauvres atomisés, ’d’exclus’, comme les appelle le discours officiel, que l’on évoque surtout, sinon exclusivement, lorsqu’ils ’posent des problèmes’ ou pour rappeler aux ’nantis’ le privilège que constitue la possession d’un emploi permanent’ 94. Il faut sans aucun doute, encore une fois, nuancer le propos, d’une part pour rappeler que le système de protection sociale (alto sensu) nous semble de moins en moins perçu comme une affaire d’Etat, en raison de l’écran formé par les divers organismes et administrations, et d’autre part pour insister sur le fait que l’Etat-providence n’est qu’une des nombreuses déterminations qui affectent la vie sociale et donc les comportements et les mentalités, étant entendu que l’importance de cette détermination est, pour dire les choses rapidement, inversement proportionnelle au niveau du capital économique, culturel et social détenu par les individus. Mais il reste que l’Etat-providence à la française tel que nous l’avons sommairement décrit constitue l’une des clés pour la compréhension du fonctionnement de notre espace public.

L’Etat-providence que nous venons d’évoquer n’est en définitive qu’une des fonctions de l’Etat - au demeurant relativement récente - qui ne préjuge pas des formes institutionnelles de celui-ci. D’ailleurs, il est facile de constater que les différents pays développés (notamment en Europe et en Amérique du Nord) que l’on qualifie habituellement ’d’Etats-providence’ ou ’d’Etats-sociaux’ se sont dotés d’institutions qui, certes, ont des points communs, mais qui revêtent des différences assez sensibles, tant au niveau du cadre constitutionnel que des pratiques. Or nous estimons que ce cadre constitutionnel et ces pratiques institutionnelles ne peuvent être sans influence sur l’espace public. Il nous semble donc utile d’essayer de montrer les principales caractéristiques de la Vème République.

Notes
92.

Pierre ROSANVALLON: La crise de l’Etat-providence, opus cité, p. 154.

93.

Jürgen HABERMAS: L’espace public, opus cité, p. 219.

94.

Pierre BOURDIEU: La misère du monde, Editions du Seuil, Paris, 1993, 948 pages, p. 223.