1.2.2. Le système institutionnel de la Vème République

Fondée le 4 Octobre 1958, la Vème République vient de fêter ses quarante ans. C’est un régime ’parlementaire’, puisque le gouvernement est responsable devant le Parlement et peut théoriquement être renversé par lui, mais c’est un régime parlementaire assez particulier, d’une part parce que le gouvernement, même s’il a besoin d’une majorité parlementaire (au moins relative), ne procède pas du Parlement mais du Président de la République, et d’autre part parce que le Président de la République, qui, depuis le référendum du 6 Novembre 1962, est élu au suffrage universel direct, dispose de pouvoirs propres relativement étendus. La Constitution de la Vème République, que François Mitterrand qualifiait, longtemps avant d’être lui-même élu Président, de ’coup d’Etat permanent’ 95, - ce qui est tout de même assez caricatural - fait donc figure d’exception parmi les démocraties occidentales. La Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, les pays du Nord, le Canada, etc, sont de vrais régimes parlementaires dans lesquels le gouvernement est directement issu d’une coalition parlementaire et où le Président de la République, même élu au suffrage universel, ce qui est très rare (Autriche, Suède...), voit son rôle réduit à ’l’inauguration des chrysanthèmes’ ou en tout cas à des fonctions purement symboliques. Quant aux ’monarchies constitutionnelles’ (Grande-Bretagne, Espagne, Belgique...) les fonctions exercées par les rois ou reines sont également purement représentatives. Et, parmi les pays développés, seuls les Etats-Unis d’Amérique ont les caractéristiques d’un véritable régime présidentiel, c’est-à-dire un Président élu au suffrage universel (en l’occurrence indirect) et un pouvoir exécutif totalement séparé du pouvoir législatif (le gouvernement n’a pas besoin de majorité parlementaire et il n’est pas responsable devant le Parlement).

La France est donc dotée d’un pouvoir exécutif bicéphale fort. De très nombreux domaines, énumérés par la Constitution, relèvent du règlement, c’est-à-dire du gouvernement, et non pas de la loi. Et même dans le domaine de la loi - dont le gouvernement a, pour l’essentiel, l’initiative - les parlementaires ne sont pas totalement libres, loin s’en faut. Ainsi, la loi de finances, si elle n’a pas été votée avant le 31 Décembre, est considérée comme adoptée; de même, le fameux article 49-3 de la Constitution permet au gouvernement d’engager sa responsabilité sur un projet de loi, ce qui permet à une loi d’être adoptée sans vote, sauf si une ’motion de censure’ recueille une majorité, provoquant ainsi la chute du gouvernement, ce qui ne s’est jamais produit; dans le même registre, la Constitution interdit aux parlementaires de proposer des dépenses qui ne seraient pas couvertes par des recettes équivalentes.

Cette constatation nous conduit à considérer, comme Habermas et nombre de politologues, que l’on assiste bien à un affaiblissement du rôle du Parlement qui n’est d’ailleurs pas lié qu’à la lettre de la Constitution, mais aussi et peut-être surtout, aux pratiques autoritaires qui ont été celles de tous les gouvernements et de tous les Présidents de la Vème République. Mais, contrairement à ce qu’affirme Habermas, cet affaiblissement du Parlement ne s’est pas opéré au profit des partis politiques, mais au profit du pouvoir exécutif dans sa double dimension (Président de la République d’une part, gouvernement et Premier Ministre d’autre part). Si l’on examine la situation politique française depuis Juin 1997 (élection d’une majorité de gauche ’plurielle’ à l’Assemblée Nationale et donc, installation d’une nouvelle ’cohabitation’ avec un Président de la République issu de la droite), on constate que les partis politiques ’de gouvernement’, malgré qu’ils en aient, se trouvent objectivement sous la domination du pouvoir exécutif. Pour ce qui est des partis de la droite parlementaire (R.P.R., U.D.F., D.L.), qui sont aujourd’hui dans l’opposition, ils se situent à l’évidence dans un rapport de subordination, pour ne pas dire de ’vassalisation’, vis-à-vis de Jacques Chirac, d’une part parce que celui-ci est issu de leurs rangs et a longtemps été le chef ou un des chefs principaux de l’opposition ou de la majorité - selon les cas - et d’autre part parce que le poids institutionnel, politique, et peut-être surtout symbolique, du Président de la République, supplante aisément les velléités d’indépendance de partis numériquement faibles, relativement discrédités par les ’affaires politico-judiciaires’, minés par leurs divisions et leurs rivalités personnelles et souvent déconnectés des problèmes réels de la population. En tout cas, il nous semble certain que, dans un système politique assez largement déconsidéré, le Président de la République représente encore une valeur symbolique très forte, en raison de la double légitimité dont il procède: d’une part, jusqu’au référendum du 22 Septembre 2000, il était élu par l’ensemble de la Nation pour une durée très longue (7 ans) et (c’est le seul dans ce cas parmi les élus nationaux), dans un système électoral bipolaire (puisque seuls les deux candidats arrivés en tête du premier tour peuvent se maintenir au deuxième tour) qui fait qu’il est nécessairement élu par une majorité absolue des suffrages exprimés; d’autre part, il incarne, une fois élu, la Nation tout entière, puisqu’il est non seulement ’la voix de la France’, mais aussi le ’garant de la Constitution et des libertés publiques’, un ’arbitre’, le ’chef des armées’, celui qui ’promulgue’ les lois, et in fine, sans vouloir faire de psychologie à bon marché, l’image archétypique du père. Comme l’indique le constitutionnaliste Georges Vedel, ancien membre du Conseil Constitutionnel et ancien président du Conseil consultatif pour la révision de la Constitution, le système institutionnel français ‘offre une légitimité forte au Président de la République, qui n’a jamais été remise en cause, même quand celui-ci a té élu, comme Georges Pompidou, par le tiers des Français à peine (...) Il installe une hiérarchie dans les rapports entre l’Elysée et la légitimité démocratique grâce au suffrage universel’ 96 .

Cette prééminence du Président de la République par rapport aux partis politiques de son propre camp et surtout par rapport à l’ensemble de l’édifice institutionnel français dont il est la ’clé de voûte’, s’exerce évidemment d’une façon particulière et avec moins de force en période de ’cohabitation’. Il est clair en effet que, lorsque le Président de la République ne dispose pas d’une majorité au Parlement, sa légitimité - qui, pour les raisons que l’on a exposées précédemment, demeure - se trouve en quelque sorte concurrencée par celle du Premier Ministre, qui en tant que chef de la majorité parlementaire, est lui aussi investi par le suffrage universel, même s’il c’est d’une façon indirecte, et qui détient des pouvoirs très importants, beaucoup plus importants que ceux du Président, sauf en matière de politique étrangère et de défense nationale. En fait, en période de cohabitation, le régime de la Vème République s’apparente à un régime parlementaire classique. Pour autant, les partis politiques de la majorité - ceux dont est issu le Premier Ministre, y compris celui que le Premier Ministre dirigeait lui-même jusqu’à ce qu’il devienne chef du gouvernement - ne jouent pas véritablement un rôle déterminant. En effet, compte tenu du poids politique du Premier Ministre qui se trouve généralement être le ’présidentiable’ de la majorité parlementaire, c’est bien le gouvernement - et en premier lieu le Premier Ministre - qui exerce une influence décisive sur le Parlement. Dans le domaine de la loi - qui est pourtant par essence de la compétence du Parlement - il ne faut pas oublier que, pour l’essentiel, c’est le gouvernement qui a l’initiative des lois (il s’agit alors de ’projets de loi’) car si les parlementaires ont la faculté de présenter des ’propositions de loi’, le gouvernement reste maître de ’l’ordre du jour’ de l’Assemblée Nationale, et donc détient le pouvoir d’inscrire ou non la discussion de tel ou tel texte. Il s’ensuit que 90% des textes discutés au Parlement sont d’origine gouvernementale, même si les députés et les sénateurs peuvent formuler des amendements, lesquels pour être finalement acceptés doivent obtenir l’aval du gouvernement. Mais le gouvernement et le Premier Ministre exercent également une influence considérable sur les partis politiques qui constituent la majorité, à commencer bien sûr par le parti dont est issu le Premier Ministre. Il existe notamment des structures informelles - des ’petits déjeuners’, des réunions de travail, des dîners, des ’conseils’, des rencontres de toutes sortes - dont l’objectif affiché est de favoriser la concertation entre le gouvernement, les groupes politiques de la majorité parlementaire et les partis représentés au gouvernement mais qui servent essentiellement à diffuser et à expliquer les consignes gouvernementales. Cela ne signifie pas que les partis politiques ne sont pas entendus et même parfois écoutés, par le gouvernement, ni qu’ils n’aient aucune autonomie et aucune marge de manoeuvre. Mais il nous semble certain que, in fine, à l’intérieur de cet espace public très restreint, la volonté du gouvernement, et particulièrement du Premier Ministre, est quasiment toujours prépondérante. Bien évidemment, les partis politiques qui constituent la ’minorité de la majorité’ (par exemple le P.C.F. et les Verts dans la majorité de gauche ’plurielle’) se situent dans un moindre rapport de subordination par rapport au gouvernement et expriment parfois des points de vue divergents ou des demandes d’inflexion ou d’accélération: ils sont néanmoins en grande partie paralysés par le ’fait majoritaire’ et par leur appartenance au gouvernement qui les contraint à un minimum de solidarité et qui leur interdit de trop critiquer ledit gouvernement, sauf à le quitter, sans pour autant pouvoir le faire ’tomber’. L’exercice discursif qui consiste à contester l’action d’un gouvernement que l’on soutient par sa participation et ses votes est souvent cocasse, parfois subtil, mais rarement crédible. L’étude des discours produits par le P.C.F. lorsqu’il participe à un gouvernement de gauche est à cet égard édifiante. Et d’ailleurs, même lorsque le P.C.F. a quitté le gouvernement en 1984 (le P.S. étant resté au pouvoir jusqu’en 1986), ou entre 1988 et 1993, périodes pendant lesquelles le Parti Communiste n’appartenait pas à la majorité de gauche et même s’en prenait assez violemment au gouvernement et au Parti Socialiste, il n’a jamais poussé sa logique au point de renverser le gouvernement. En effet, en vertu de la Constitution, le gouvernement peut très bien gouverner sans majorité absolue, à condition qu’une majorité absolue ne s’exprime pas dans une motion de censure qui provoque alors sa chute. Il eût donc fallu que le P.C.F. votât une motion de censure présentée par la droite, ce qui n’a jamais été le cas, peut-être parce qu’il considérait que le Parti Socialiste mettait en oeuvre une politique meilleure - ou moins mauvaise - que celle de la droite, mais surtout parce que le cadre institutionnel ne lui laissait pas beaucoup de marge de manoeuvre.

Naturellement, c’est lorsque le Président de la République et le Premier Ministre sont issus de la même coalition, ou du même parti, que le Président de la République peut exercer la plénitude de ses pouvoirs et surtout jouer le rôle prééminent que son élection au suffrage universel direct et la jurisprudence constitutionnelle de la Vème République lui accordent. En effet, dans ce cas de figure, l’esprit de la Constitution (davantage que sa lettre), et en tout cas la façon dont elle a été mise en oeuvre par les différents Présidents de la République qui se sont succédé institue une relation de dépendance entre le Premier Ministre et le Président de la République. Comme l’indique par exemple Michel Rocard, qui fut Premier Ministre de François Mitterrand entre 1988 et 1991, : ‘Vous avez un gros drame, la crise du porc, une inondation, un télescopage de trains, un crime terroriste: c’est le Premier Ministre qui est en charge et qui doit tout de suite répondre. Mais la différence avec tous les autres Premier Ministres de la planète , c’est qu’il ne peut pas répondre de choses importantes sans demander le permission à papa !’’ 97 . En dehors des périodes de cohabitation, c’est donc bien, in fine, au profit du Président de la République que s’opère l’affaiblissement du rôle du Parlement, les partis politiques de la majorité, et notamment le parti du Président, se trouvant quant à eux réduits, sinon à une fonction de ’godillot’, du moins à une mission de ’défense et illustration’ de la parole présidentielle. Il suffit de ce point de vue d’étudier l’action et les discours de l’U.D.R. sous la présidence de Georges Pompidou, de l’U.D.F. sous celle de Valéry Giscard d’Estaing ou du P.S. sous celle de François Mitterrand pour constater cette extrême soumission des partis en question au chef suprême de l’exécutif.

Notes
95.

François MITTERRAND: Le coup d’Etat permanent, Librairie Plon, Paris, 1965, 237 pages.

96.

Entretien avec Georges VEDEL in Libération du 3 Octobre 1998.

97.

In Libération des 3 et 4 Octobre 1998.