1.2.3.1. Une décentralisation inachevée

L’organisation politico-administrative du territoire français repose actuellement sur 4 niveaux de compétences: l’Etat central, la région, le département et la commune 98. Seules les régions sont de création récente: instituées par la loi du 5 Juillet 1972, en tant ’qu’Etablissements Publics Régionaux’, elles ne sont devenues des collectivités territoriales de plein exercice qu’avec la loi du 2 Mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions et avec la première élection des Conseils régionaux au suffrage universel le 16 Mars 1986. Il n’existe en principe aucune hiérarchie entre les différentes collectivités territoriales; elles sont simplement dotées par la loi de compétences différentes. Mais, outre qu’une subordination de fait peut exister, l’Etat, au travers d’une série de mécanismes et de structures, continue à exercer une tutelle, pour une part officielle et pour une part officieuse, sur les collectivités territoriales, même si cette tutelle, depuis la loi du 2 Mars 1982, n’est plus une férule. En effet, les collectivités territoriales, formellement, ne subissent plus de contrôle a priori: leurs délibérations sont exécutoires sitôt qu’elles ont été publiées et transmises au représentant de l’Etat qui doit en apprécier la légalité et, s’il la conteste, les déférer au tribunal administratif ou à la chambre régionale des comptes s’il s’agit d’un acte budgétaire. Le contrôle du préfet s’exerce donc à posteriori, mais il s’exerce strictement. Il faut en outre noter que les compétences des collectivités territoriales ont été fixées par la loi une fois pour toutes de façon très précise et qu’il est totalement impossible de s’y soustraire ou d’exercer des compétences qui ne sont pas les siennes. Et dans de très nombreux domaines essentiels, les compétences sont restées aux mains de l’Etat central, même si certaines d’entre elles sont exercées par les communes au nom de l’Etat c’est-à-dire en tant qu’agents de l’Etat sans aucun pouvoir d’appréciation ou d’opportunité: c’est le cas par exemple, en matière d’Etat-civil, d’élections, de recensement de la population, etc. Quant aux compétences que l’Etat exerce directement - avec d’ailleurs plus ou moins de bonheur - il s’agit de questions aussi importantes que l’emploi, la sécurité, l’enseignement, la justice, la fiscalité, etc. De toutes façons, c’est bien l’Etat qui détermine le cadre législatif et réglementaire général auquel les collectivités territoriales - comme tout un chacun - doivent se soumettre. C’est ainsi que si, aux termes de la loi ’les communes, les départements et les régions s’administrent librement’ 99, le système de fiscalité locale est déterminé par l’Etat, et en outre, un quart environ des recettes de fonctionnement proviennent de dotations de l’Etat. Or, chacun sait que lorsqu’on n’est pas maître de ses recettes, on n’est pas libre de ses choix. Au total, il semble clair que si la ’décentralisation’ de 1982 a effectivement supprimé les formes les plus brutales de la tutelle de l’Etat sur les collectivités territoriales (contrôle a priori sans recours au tribunal administratif, surveillance non seulement de la légalité, mais aussi de l’opportunité des délibérations, pouvoir exécutif des régions et des départements assuré par les préfets, etc), elle n’a pas complètement rompu avec les tendances jacobines de l’Etat, loin s’en faut. En fait, pour de nombreux spécialistes du droit administratif et pour de nombreux élus locaux, la ’décentralisation’ opérée en 1982 n’a finalement été qu’une ’déconcentration des pouvoirs de l’Etat’, ne serait-ce que parce que les préfets et les administrations qu’ils supervisent disposent toujours d’un pouvoir très important.

Il faut également considérer que ce qui est vrai pour le pouvoir exécutif au niveau national se retrouve, mutatis mutandis, au niveau des différents échelons que nous venons d’évoquer (régions, départements, communes, organismes de coopération intercommunale). Partout, les instances délibératives tendent à subir, souvent avec leur consentement, la loi de l’exécutif. C’est ainsi que les maires, les présidents de Conseils généraux et les présidents de Conseils régionaux, de même que les présidents de structure de coopération intercommunale, sont investis de pouvoirs considérables, aussi bien sur le plan institutionnel que sur le plan politique. Ils se trouvent à peu près dans la même situation que le Premier Ministre par rapport à sa majorité parlementaire, à la différence près qu’ils sont la tête unique de leur exécutif (ils n’ont pas de ’supérieur hiérarchique’) mais qu’ils ne disposent pas formellement d’un article 49-3 qui leur permettrait d’engager leur responsabilité sur un texte. Ils doivent donc trouver une majorité (éventuellement relative au 3ème tour de scrutin) pour se faire élire, étant entendu que, dans la quasi totalité des cas, les listes sont ainsi conçues que ’les jeux sont faits à l’avance’. En principe, les ’têtes de liste’ sont assurées - si leur liste l’emporte - d’être élues ou réélues à la tête de l’exécutif. On pourrait donc penser que les partis politiques jouent un rôle prépondérant, au moins au moment de la désignation des candidats, ce qui n’est pas tout à fait faux, même si leur marge de manoeuvre est limitée d’une part par le poids des élus, et notamment des exécutifs, ’sortants’, d’autre part par la nécessité de choisir des candidats susceptibles de réaliser un bon score, (les ’sortants’ s’ils ont bien fait leur travail étant à peu près ’incontournables’), enfin par le besoin, en cas de listes d’union, ce qui est aujourd’hui le cas le plus fréquent, de trouver une tête de liste consensuelle, ’rassembleuse’, permettant de mobiliser un maximum de militants et d’électeurs d’une coalition donnée. Une fois élus à la tête d’un exécutif, les responsables concernés doivent certes faire voter un budget par l’assemblée délibérante ainsi que toutes les décisions jugées nécessaires, mais le pouvoir des assemblées par rapport aux propositions de l’exécutif semble plus formel que réel. D’abord le chef d’un exécutif local est seul à disposer de l’initiative des décisions et de l’ordre du jour. Les conseillers peuvent donc éventuellement s’exprimer librement, mais sur le plan pratique, ils se trouvent dans un cadre référendaire, c’est-à-dire qu’ils doivent se prononcer par oui ou par non. Ensuite ce cadre référendaire apparaît comme assez largement plébiscitaire. En effet, si un maire, par exemple, ne peut légalement engager sa responsabilité sur un texte, il est clair - compte tenu de ce que nous venons d’indiquer - que moralement et politiquement chaque délibération qu’il propose constitue en même temps un vote de confiance ou de défiance à son égard susceptible de faire éclater la majorité et de provoquer la démission de l’intéressé. On l’a bien vu, en Septembre 1998, à la ville de Lyon, lorsque, à propos d’une délibération d’importance secondaire, une partie de la ’majorité’ de Raymond Barre s’est abstenue, ce qui a entraîné le rejet du texte. Cette ’ténébreuse affaire’, pourtant sans conséquence pratique, a entraîné une crise dans la majorité municipale, des menaces de démission de la part du maire de Lyon et, comme il se doit, une grande agitation dans le Landerneau politique et médiatique, de nombreuses prises de position et une floraison d’articles et de reportages dans la presse écrite et audiovisuelle locale. En bref, ce fut, sur le plan symbolique, une véritable ’affaire d’Etat’. Enfin, on peut penser que le principe de la ’délégation de pouvoir’ que l’on peut observer dans l’ensemble de la population existe également chez les élus et que, ajouté au respect de l’ordre établi, à la discipline majoritaire, à la ’raison d’Etat’, et au souci de ne pas déplaire à celui ou à ceux dont dépend une éventuelle réélection, il contribue grandement à ce que les édiles locaux - tout comme les parlementaires - soient relativement dociles vis-à-vis du pouvoir exécutif.

Notes
98.

Il existe au surplus des structures de coopération intercommunale sous des formes juridiques variées: syndicats intercommunaux, districts, communautés de communes, communautés urbaines. Il s’agit ’d’établissements publics locaux’, facultatifs, qui n’exercent leurs compétences que par délégation des communes concernées, et qui n’ont pas le statut de collectivités territoriales. Dans le département du Rhône, la Communauté Urbaine de Lyon (ou ’Grand Lyon’) regroupe 55 communes de l’agglomération lyonnaise, tandis qu’un district rassemble les communes de l’agglomération de Villefranche-sur-Saône.

99.

Article 1 de la loi du 2 Mars 1982