1.2.3.2. Le pouvoir de l’administration

Un dernier élément issu de la tradition jacobine mérite à nos yeux une place particulière. Il s’agit de l’administration française, nombreuse, puissante, et protégée, qui détient une partie importante du pouvoir réel et qui constitue dans la plupart des cas l’interface première (et souvent unique) entre l’Etat ou les collectivités territoriales et les citoyens. Ce problème de l’administration nous semble particulièrement important - et complexe - d’une part parce qu’il ne peut être sans influence sur la structure même de l’espace public, et d’autre part parce qu’il est l’objet, notamment depuis les années 1980, d’un débat politique et idéologique fondamental qui renvoie à ce que Pierre Bourdieu appelle ‘l’utopie néo-libérale d’un marché pur et parfait’ ’ 100.

Pour Habermas, ‘l’accroissement du pouvoir de l’administration au sein de l’Etat-social, qui s’est accompli au détriment non seulement du pouvoir législatif, mais aussi de l’exécutif gouvernemental, est très facilement observable dans la première des deux phases de la ’conquête de son autonomie’, bien que l’administration ne se soit jamais bornée, même au cours de l’ère libérale, à jouer le rôle d’un pur et simple exécutant des lois’ 101. Tout en approuvant globalement cette analyse, nous pensons qu’il est nécessaire de la préciser sur deux points si l’on veut rendre compte de ce qui s’est passé en France depuis la Révolution de 1789. Nous considérons en premier lieu que le développement de l’administration et de son pouvoir ne s’explique pas seulement par la transformation progressive de l’Etat libéral en ’Etat-providence’ - bien que cela soit vrai - mais aussi par des raisons historiques, politiques, idéologiques qui sont à l’origine du jacobinisme spécifiquement français. Et il nous apparaît en second lieu que cette emprise de l’administration a continué à croître, en tout cas qu’elle n’a pas régressé, lors de la deuxième phase, c’est-à-dire lorsque l’Etat a transformé un certain nombre de ses pouvoirs au profit de groupements sociaux ou d’associations. En effet, les fonctions administratives de l’Etat, même lorsqu’elles sont déléguées, restent des fonctions administratives. Autrement dit, les fonctions ne changent pas de nature selon le mode de gestion retenu. Du point de vue de l’administré, en tout cas, il n’y a guère de différence pratique entre une administration publique et une administration privée, ni entre l’exécution d’une procédure quelconque dans un cadre public et l’exécution de la même procédure dans un cadre privé. Ce qui peut changer, en revanche, - et c’est ce qui fonde le service public - c’est l’égalité des citoyens face à un service donné, l’existence même de ce service s’il n’est pas ’rentable’, les conditions financières d’accès à un service, etc. Mais pour ce qui est de la dimension administrative elle-même, elle s’exerce d’une façon à peu près identique quel que soit le gestionnaire. Par ailleurs, même lorsque l’Etat - ou les collectivités territoriales - délèguent leurs fonctions, ils le font dans un cadre précis, celui de la convention ou du contrat de droit public, avec un cahier des charges strict et des moyens de contrôle et de sanctions efficaces. Au surplus, l’Etat conserve toujours son pouvoir réglementaire et donc la capacité de fixer les ’règles du jeu’. D’ailleurs, ce que l’on appelle la ’délégation de service public’ est un des modes de gestion du service public couramment pratiqué, notamment en matière de voirie, de grandes infrastructures, de gestion de l’eau, de transports, etc. Prenons un exemple parmi beaucoup d’autres qui correspond peut-être mieux à la pensée d’Habermas. Il existe en France un organisme chargé de la formation professionnelle des adultes - l’A.F.P.A.102 - qui, avec un statut associatif et des salariés de droit privé, exerce bien des fonctions de l’Etat. Cette association est sans conteste une administration, contrôlée et orientée par l’Etat tant au niveau financier que politique, et du point de vue des personnes qui ont besoin de ses services, les choses ne se passeraient pas différemment si l’A.F.P.A. était purement et simplement un service du ministère du travail. Il nous semble donc que, hormis en cas de privatisation - qui ne peut concerner que le secteur marchand (et rentable) - l’Etat, lorsqu’il délègue ses pouvoirs, ne contribue pas à diminuer le rôle de l’administration, puisqu’il ne fait que remplacer une administration par une autre. Au demeurant, du point de vue des usagers, il n’est pas forcément possible de faire une distinction entre administration publique et administration privée, surtout quand la fonction considérée revêt manifestement un caractère social ou d’intérêt public.

Quoi qu’il en soit l’administration publique française, stricto sensu, comprend plus de 5 millions de salariés (environ un fonctionnaire pour 12 Français) et 8 millions de personnes si l’on prend en compte les retraités (environ 1 sur 7,5) 103 . Que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore - et pour notre part, nous ne le déplorons pas - force est de constater que ces chiffres sont relativement importants, sensiblement plus élevés, en tout cas, que dans les principaux pays européens comme la Grande-Bretagne, l’Italie ou l’Allemagne. Et il apparaît que cet accroissement considérable de la dimension de l’administration (au milieu du XIXème siècle, il y avait un fonctionnaire civil ou militaire de l’Etat pour 100 Français) n’est dû qu’en partie au développement de l’Etat-providence. Comme l’indique Odon Vallet: ‘Cette progression quantitative s’est faite grâce à un élargissement qualitatif des missions de l’Etat et des collectivités locales. C’est ainsi que la puissance publique s’est chargée des tâches autrefois accomplies par les Eglises (et toujours remplies par elles dans certains pays européens): l’état-civil et l’enseignement à partir du XIXème siècle, la santé publique et l’aide sociale dès le début du XXème siècle. L’importance de l’administration en France est indissociable de la laïcisation de l’Etat et du personnel enseignant ou infirmier intervenue à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Cette prééminence est également inséparable de la nationalisation de certaines activités économiques et sociales qui s’est produite à la suite de mouvements revendicatifs ou de conflits internationaux, notamment en 1936 (Front Populaire) et 1945 (Libération): les tâches de redistribution des richesses et de reconstruction du pays ont mobilisé les administrations bien plus que dans les pays moins touchés par les grèves ou par les guerres (Etats-Unis notamment)’ ’ 104. Indépendamment donc des fonctions directement liées à l’Etat-providence, l’Etat libéral français a montré, sans doute plus qu’ailleurs, une propension très nette à accroître sans cesse son champ d’intervention. C’est ainsi qu’il existait, en 1789, 6 départements ministériels (Finances, Justice, Affaires étrangères, Intérieur, Guerre, Marine) alors que le nombre de ministères et de secrétariats d’Etat est aujourd’hui d’une quarantaine. Depuis deux siècles, de nouveaux ministères ont été régulièrement créés, correspondant pour une part, à des activités nouvelles permises par le développement des sciences et des techniques (aviation, automobile, télécommunications, etc) et, pour une autre part, à une volonté de l’Etat de prendre en charge un certain nombre de domaines, soit pour favoriser le développement du capitalisme, soit pour faire face à des demandes sociales que le secteur privé ne voulait pas ou ne pouvait pas satisfaire, soit pour des raisons idéologiques (laïcité par exemple), soit encore pour garder la maîtrise de secteurs jugés vitaux pour l’intérêt national, ces différentes déterminations n’étant pas alternatives l’une à l’autre.

Nombreuse, l’administration française est également puissante, certains allant même jusqu’à parler de ’technocratie’ et à considérer que le véritable pouvoir est détenu par l’Administration. Jacques Chirac lui-même, pendant la campagne présidentielle de 1995, a fortement insisté sur la nécessité de restaurer la primauté du politique sur l’Administration et de faire en sorte que l’Administration ne soit qu’un instrument du pouvoir politique. Juridiquement, il est tout à fait clair que l’Administration est en effet subordonnée au pouvoir politique, que son action doit se borner strictement à la mise en oeuvre de lois et de règlements qui émanent soit du pouvoir législatif, soit du pouvoir exécutif (dont elle n’est que la courroie de transmission) et qu’en fin de compte, elle est censée gérer mais pas gouverner. Mais il est non moins certain que, dans la pratique, la situation est beaucoup moins simple et cela pour au moins quatre séries de raisons. Tout d’abord, - même si cela nous semble plutôt marginal - on peut imaginer que l’Administration refuse d’obéir aux ordres du pouvoir politique ou, plus vraisemblablement, qu’elle mette en oeuvre sans enthousiasme, voire avec mauvaise volonté, les instructions reçues. Il est tout à fait possible, voire probable, que, lors d’un changement de majorité politique, l’Administration mette un certain temps à appliquer les nouvelles orientations et qu’elle ne le fasse qu’à contrecoeur, surtout si le pouvoir précédent est resté longtemps en place. Il faut considérer en second lieu que l’Administration constitue un système et qu’à ce titre elle fonctionne sur la base de règles propres, implicites, qui visent à préserver et à reproduire l’organisation elle-même tout en tenant compte des stratégies des acteurs et de leurs interactions. Et il arrive, comme l’indique Michel Crozier, que dans une organisation donnée, des blocages viennent empêcher toute évolution, qu’elle vienne de la direction ou des agents105. L’Administration a donc, dans une certaine mesure sa logique interne qui n’a rien à voir avec les missions qui lui sont confiées mais qui ne peut être sans influence sur leur mise en oeuvre. En troisième lieu, il y aurait selon nous une illusion à penser que l’on peut administrer simplement en appliquant les instructions du pouvoir politique. En fait, l’Administration conserve toujours une marge de manoeuvre, d’une part parce que les lois et règlements sont par définition de portée générale, et d’autre part parce que c’est elle qui maîtrise l’organisation, les procédures, la dimension financière, toutes choses qui sont évidemment essentielles et qui peuvent modifier sensiblement les conditions dans lesquelles tel ou tel service est rendu. Au surplus, si le pouvoir politique a bien la possibilité théorique de contrôler l’Administration, ce contrôle s’avère dans la pratique aléatoire, compte tenu de la taille et de la complexité du système, et en toute hypothèse il s’effectue a posteriori, et souvent avec un retard important. Enfin, l’Administration en général constitue pour une part un’ appareil idéologique d’Etat’ au sens donné à cette formule par Louis Althusser et pour une autre part ’un appareil répressif d’Etat’. Pour ce qui est de la dimension ’répressive’, il est clair que l’armée, la police, la justice, le fisc, etc, fonctionnent essentiellement sur la base de la violence physique, directe ou indirecte, qui reste souvent virtuelle, mais qui demeure toujours possible et qui s’exerce effectivement en de nombreuses occasions. Quant à la dimension idéologique, il apparaît qu’un certain nombre d’institutions ne manient pas (ou à la marge) la violence physique et qu’elles préfèrent recourir à des formes plus subtiles de ce que Pierre Bourdieu appelle la ’violence symbolique’. Pour Louis Althusser, ‘ces appareils fonctionnent apparemment ’tout seuls’, sans le recours à la violence, mais en réalité par d’autres moyens que la violence, à savoir par l’idéologie ou plutôt l’idéologisation’ 106 . Cette analyse mérite sans doute d’être nuancée et actualisée, mais elle reste à nos yeux une des données essentielles de l’espace public.

Au-delà de son importance numérique et du pouvoir relatif qu’elle exerce, l’administration française jouit d’une situation particulière. Elle est en effet régie par un ’statut’ dont la première version remonte à 1945, la seconde à 1959, et la troisième - celle qui est actuellement en vigueur - à la loi du 13 Juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Il existe donc une différence considérable entre les salariés de droit privé, qui relèvent du droit du travail, et les fonctionnaires qui relèvent du droit administratif. Pour l’essentiel - et pour simplifier - le statut de la fonction publique comporte trois caractéristiques fondamentales du point de vue des agents. D’une part, il institue le recrutement par concours (alors que l’employeur privé recrute librement ses salariés); ensuite il détermine, pour chaque ’cadre d’emplois’, un déroulement de carrière dont l’ancienneté est le critère essentiel (alors que dans le secteur privé la loi n’impose aucun avancement automatique et que les éventuelles augmentations de salaire s’effectuent de gré à gré); enfin il instaure une ’sécurité de l’emploi’ quasiment totale, puisque, dans la pratique, il est presque impossible de révoquer un fonctionnaire (alors que, dans le privé, les chefs d’entreprise peuvent assez facilement licencier leurs salariés, sous réserve du respect de certaines procédures et du versement de certaines indemnités). Les fonctionnaires bénéficient donc globalement - même si leurs salaires sont plutôt plus faibles que ceux du secteur privé - d’une situation sensiblement plus favorable que celle des autres salariés, y compris sur le plan des retraites et des avantages sociaux. Cela ne peut évidemment pas être sans incidence sur la façon dont les citoyens vivent leur rapport à l’Administration, c’est-à-dire à l’Etat, dans la mesure où les agents de la fonction publique, surtout en période de chômage massif, sont en même temps enviés, voire jalousés, et accusés de tous les maux (incompétence, paresse, inefficacité, rigidité...). Et il semble que ce vécu ou ce ’pseudo - vécu’ plus ou moins fantasmatique alimente - en même temps qu’il se nourrit d’elle - la campagne idéologique que nous avons déjà évoquée et qui vise à légitimer le néo-libéralisme.

Notes
100.

Pierre BOURDIEU: Le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limite’ in ’Contre-feux’ , Editions Liber - Raisons d’agir, Paris, 1998, p. 110.

101.

L’espace public, opus cité, p. 205.

102.

Association pour la Formation Professionnelle des Adultes.

103.

2 184 000 agents de l’Etat (dont environ 1 million pour l’Education Nationale); 1 371 000 salariés de la fonction publique territoriale; 830 000 personnes dans la fonction publique hospitalière; 493 000 employés de la Poste et de France Télécom; 215 000 personnes dans les établissements publics nationaux.

104.

Odon VALLET: Administration et Pouvoir, Editions Flammarion, 1995, Paris, p. 22.

105.

Michel CROZIER: Le phénomène bureaucratique, Editions du Seuil, Paris, 1963.

106.

Louis ALTHUSSER: Sur la reproduction, Presses Universitaires de France, Paris, 1995, p. 110. (Cet ouvrage constitue la première édition intégrale du manuscrit dont Louis Althusser a tiré le célèbre article ’Idéologie et appareils idéologiques d’Etat’ publié en 1971 dans ’La Pensée’