1.2.3.3. L’offensive néo-libérale

En effet - et c’est le dernier point relatif à l’Administration que nous évoquerons à ce stade - on ne peut pas comprendre ce qui se joue entre l’Administration et les usagers, c’est-à-dire pour une part entre l’Etat et les citoyens, si l’on fait abstraction de l’offensive idéologique engagée depuis une vingtaine d’années par les ’néo-libéraux’ et dont il faut bien reconnaître qu’elle a connu un succès certain. En schématisant quelque peu, les termes du débat sont finalement assez simples: l’accroissement du rôle de l’Etat et l’inflation constante des dépenses publiques seraient non seulement insupportables sur le plan financier (’trop d’impôts tue l’impôt’) mais en plus cela introduirait un dirigisme inacceptable sur le plan philosophique, une ’atteinte aux libertés’ et par-dessus la marché cette ’étatisation’, voire cette ’collectivisation’ de l’économie et de la société, en paralysant l’initiative individuelle et en contrecarrant les ’lois du marché’, serait la cause première de la crise, du chômage, etc. Au fond, compte tenu de l’interventionnisme naturel de l’Etat et des politiques menées depuis des dizaines et des dizaines d’années, nous n’aurions quasiment jamais connu un véritable régime libéral, nous vivrions de fait dans une espèce de socialisme rampant, et la seule solution pour retrouver en même temps la liberté, la responsabilité, la prospérité économique, le plein emploi, etc, serait de revenir - enfin - au vrai libéralisme, c’est-à-dire à la ’main invisible du marché’ dont parlait Adam Smith. Pour y parvenir, pour casser l’Etatisme dont nous serions victimes, il n’y aurait rien d’autre à faire que de mettre en oeuvre ce double slogan: privatiser et déréglementer. C’est ainsi que Jacques Chirac déclarait le 7 Mai 1997, dans une tribune publiée par 14 quotidiens régionaux choisi par l’Elysée et destinée à indiquer ’le bon choix’ pour les Elections Législatives des 25 Mai et 1er Juin: ‘Notre pays, dans le passé, n’a pas toujours fait de bons choix. On a trop souvent confondu la dépense et l’efficacité, la taille du secteur public et la qualité du service public. On a cru qu’en nationalisant les entreprises on assurait leur succès, qu’en multipliant les dettes on se donnait les moyens d’agir, qu’en accroissant les impôts et les charges on faisait preuve de justice. (...) Fera-t-on reculer le chômage par décret en créant toujours plus d’emplois publics ? L’Etat doit-il dépenser toujours plus sans évaluer la qualité des services rendus aux citoyens? Doit-il taxer toujours plus au risque de décourager l’initiative, voire de susciter la fraude au moment où l’imagination et le talent français ne demandent qu’à s’exprimer ? ’. Mais si la droite défend des positions néo - libérales - ce qui au fond, n’est pas surprenant - il apparaît que la gauche, en tout cas le Parti Socialiste, s’est elle aussi ’convertie’ à ’l’économie de marché’, même si Lionel Jospin prend soin de préciser que, s’il est favorable à ’l’économie de marché’, il est hostile à la ’société de marché’. Nous n’épiloguerons pas ici sur le point de savoir si l’économie libérale ou néo- libérale n’a pas une influence déterminante sur l’ensemble de la société. Nous nous contenterons de constater, avec Pierre Bourdieu, que ’la conversion collective à la vision néo-libérale (...) commencée dans les années 1970, s’est achevée dans les années 1980, avec le ralliement des dirigeants socialistes’’ 107 . Evidemment, l’effondrement - ou l’implosion - des régimes socialistes en Europe de l’Est à la fin des années 1980 a largement contribué à légitimer a contrario le libéralisme d’une part parce que l’échec des ’économies administrées’ est patent - et sanglant - et d’autre part parce que les forces qui ne se résignent pas à considérer le capitalisme comme la ’fin de l’Histoire’ ne semblent pas aujourd’hui en capacité de dépasser la critique - indispensable - du néo- libéralisme et de proposer une alternative qui allie efficacité économique, progrès social et démocratie. Du coup, les repères politiques traditionnels ont largement éclaté, et la bipolarisation - tendancielle - de la vie politique française, ne sépare plus les partisans du ’libéralisme’ et les partisans du ’socialisme’ mais les libéraux ’pur sucre’, si l’on ose dire, et les libéraux socio-démocrates, la social-démocratie - c’est-à-dire la régulation à la marge du marché et un Etat-providence assez développé - apparaissant à de nombreux progressistes comme la seule voie possible. Il n’est que de considérer, par exemple, la transformation de l’ancien Parti Communiste Italien en parti social-démocrate ou l’affaiblissement continu du Parti Communiste Français au profit (pour une part) du Parti Socialiste pour s’en convaincre. Il reste que si l’espoir a quelque peu changé de camp, le combat n’a pas forcément changé d’âme - pour paraphraser Corneille - et qu’un certain nombre de militants et d’intellectuels, dont Pierre Bourdieu et ses amis, n’ont pas renoncé à combattre, en défendant des points de vue parfois contestables, le ’fléau néo-libéral’. En tout cas, même si on ne voit guère émerger de perspective réelle, la dénonciation des conséquences du néo- libéralisme ne manque ni de vigueur ni de pertinence et elle nous semble donc fort utile. C’est ainsi que Pierre Bourdieu écrit, par exemple ‘Et pourtant, le monde est là, avec les effets immédiatement visibles de mise en oeuvre de la grande utopie néo-libérale: non seulement la misère et la souffrance d’une fraction de plus en plus grande des sociétés les plus avancées économiquement, l’accroissement extraordinaire des différences entre les revenus, la disparition progressive des univers autonomes de production culturelle, cinéma, édition, etc, donc, à terme, des produits culturels eux-mêmes, du fait de l’intrusion croissante des considérations commerciales, mais aussi et surtout, la destruction de toutes les instances collectives capables de contrecarrer les effets de la machine infernale, au premier rang desquelles l’Etat, dépositaire de toutes les valeurs universelles associées à l’idée de public’ 108.’

Notes
107.

Pierre BOURDIEU: La misère du monde, opus cité, p. 221.

108.

Pierre BOURDIEU: Le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limite’ in ’Contrefeux’, opus cité, p. 116.