1.2.4. Structure du paysage politique français

En évoquant le néo-libéralisme, nous avons déjà commencé à donner quelques éléments très généraux, relatifs au paysage politique français, c’est-à-dire aux différentes forces politiques et à la façon dont elles s’articulent dans la spécificité du système de représentation politique français. Il nous semble utile maintenant d’en indiquer un peu plus précisément les principales caractéristiques.

Il faut souligner en premier lieu la diversité - voire l’émiettement - de l’échiquier politique français. Nous avons déjà évoqué une ’bipolarisation tendancielle’ entre les ’libéraux’ et les socio-démocrates, c’est-à-dire grosso modo entre la droite républicaine et le parti Socialiste, mais la distinction traditionnelle entre la droite et la gauche, même si elle reste une réalité électorale forte, notamment lors des seconds tours de scrutin, dissimule une situation beaucoup plus complexe. En fait la France, si elle n’est pas un cas unique, fait tout de même un peu figure d’exception parmi les démocraties occidentales. En effet, à la différence des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de nombreux pays européens, notre pays ne connaît pas (encore) ce que l’on appelle le ’bipartisme’ qui se caractérise par l’existence de deux grands partis, l’un conservateur et l’autre social-démocrate, qui se succèdent au pouvoir. Pendant une période relativement longue, la vie politique française s’est organisée autour de 4 grands partis, d’importance comparable, qui ont connu des fortunes et des appellations diverses: un parti de droite conservateur, un parti ’centriste’, un parti social-démocrate et un parti communiste, avec aussi bien à droite qu’à gauche, un relatif équilibre et une compétition pour assurer le ’leadership’. Et jusqu’à une date assez récente (milieu des années 1980) le R.P.R. et l’U.D.F. à droite, le Parti Communiste et le Parti Socialiste à gauche, occupaient l’essentiel de l’espace politique, conformément au modèle que nous venons d’esquisser. Mais la situation s’est sensiblement modifiée et il n’est pas du tout certain qu’elle se soit stabilisée. Aujourd’hui, deux nouveaux partis ont émergé et viennent concurrencer sérieusement les forces plus traditionnelles: un parti d’extrême-droite, raciste et fascisant, le Front National a récemment connu une scission mais dont le poids électorale reste inquiétant 109, et un parti écologiste, les Verts, qui réalise un score d’environ 7% des électeurs. Par ailleurs, le Parti Communiste Français - qui reste un des plus puissants des pays occidentaux - a connu un déclin historique qui n’est peut-être pas achevé puisqu’il est passé de plus de 20% des suffrages à moins de 10%. Enfin, le taux d’abstention lors des diverses consultations électorales tend à augmenter de façon significative pour atteindre régulièrement 30%, voire 40% pour les élections locales. Pour compléter le tableau, il faut encore citer, parmi les organisations récemment créées, deux ’micro-partis’ qui sont parvenus à affirmer leur existence: il s’agit, à gauche, du ’Mouvement des citoyens’, composé pour l’essentiel d’anciens militants du Parti Socialiste, et qui doit beaucoup au charisme de son président Jean-Pierre Chevènement; et à droite, du ’Rassemblement pour la France’ dirigé par Charles Pasqua, issu de la droite ’traditionnelle’. Pour ce qui est toujours des ’micro-partis’, mais dont la création est plus ancienne, il faut également évoquer, à l’extrême-gauche, deux organisations ’trotskistes’: Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste Révolutionnaire (fondées après Mai 68), et à gauche, le Parti Radical de Gauche qui n’est guère plus qu’un satellite du Parti Socialiste. Soulignons enfin, du côté de la droite, que si le R.P.R. est un ’vrai’ parti, l’U.D.F. est, elle, une confédération, c’est-à-dire un cartel de petites formations, dont une au moins - ’Démocratie Libérale’ - a décidé de claquer la porte. Il reste donc au sein de l’U.D.F., ’Force Démocrate’ (ex centre des Démocrates Sociaux), le Parti Radical, le Parti Populaire pour la Démocratie Française (P.P.D.F.), et les ’Adhérents Directs’. Au total, et sans prétendre à l’exhaustivité (car il existe de très nombreux mouvements et groupuscules dont certains n’apparaissent qu’au moment des élections), le paysage politique français est structuré autour d’au moins 16 partis politiques d’importance numérique et électorale très différente, ce qui apparaît bien comme une spécificité française, même si on peut considérer que les forces qui comptent vraiment, soit électoralement soit symboliquement, sont en nombre beaucoup plus réduit (à gauche, P.S., P.C.F., Verts; à droite, R.P.R., U.D.F., F.N.).

Au-delà de cette apparente mosaïque, il convient d’essayer de construire une représentation du champ politique qui permette d’en apercevoir les structures. Il est pour ce faire nécessaire de se demander si l’opposition traditionnelle - et toujours prégnante - entre la droite et la gauche est véritablement pertinente. Il faut tout d’abord souligner que cette classification du jeu politique en deux blocs antagonistes - la droite et la gauche - remonte à la Révolution Française et qu’elle a été profondément intériorisée dans le discours politique et dans les mentalités. Aujourd’hui encore, les partis politiques, en principe, se définissent eux-mêmes - et sont perçus par les électeurs - d’abord en fonction de leur appartenance à la droite ou à la gauche. Electoralement, - et en partie en raison du mode de scrutin uninominal à deux tours - il existe de fait deux grandes coalitions qui s’opposent: la Gauche dite ’plurielle’ et ’l’Alliance’ de droite (R.P.R., U.D.F., D.L.). Et la plupart des formations qui ne font pas partie de ces deux coalitions sont néanmoins définies par rapport à elles: on parle ainsi couramment, aussi bien dans le langage commun que dans le discours des médias et même dans celui des politologues, de ’l’extrême-gauche’ et de ’l’extrême-droite’. Et cet affrontement entre la droite et la gauche est réactivé à chaque consultation électorale. En dehors même des campagnes électorales, on retrouve ce clivage gauche/droite sur la plupart des grandes questions qui sont débattues au Parlement ou dans les médias. Pour autant, on peut se demander si ce clivage ne relève pas davantage du symbolique que du réel, et s’il ne renvoie pas, pour l’essentiel, au jeu de rôles du théâtre politique davantage qu’à une divergence fondamentale à propos du système économique et social dans lequel nous vivons. Il nous faut sans doute préciser que nous ne sommes pas de ceux qui considèrent qu’il n’y aurait aucune différence entre la gauche et la droite. Nous pensons au contraire que sur nombre de questions les positionnements sont assez différents. Mais il nous apparaît que l’on peut s’interroger pour savoir si cette contradiction entre la droite et la gauche est fondamentale ou secondaire. Nous proposons en tout cas à titre d’hypothèse, deux autres approches possibles. La première se situe du point de vue du rapport qu’entretiennent les différentes forces politiques avec le modèle économique et social dominant, c’est-à-dire le libéralisme. On peut ainsi construire une typologie qui mettrait d’un côté l’extrême - gauche, le P.C.F., les Verts, une partie du P.S., et de l’autre, une autre partie du P.S., la droite et l’extrême - droite. La seconde se situe du point de vue du rapport au pouvoir et conduirait à séparer les partis politiques ’de gouvernement’ de ceux qui se situent sur le terrain protestataire ou tribunicien, sachant que la stratégie des uns et des autres peut évoluer à cet égard. On pourrait ainsi mettre l’extrême- gauche et l’extrême-droite du côté de la protestation et les autres partis (P.S., P.C.F., Verts, droite) du côté de ceux qui aspirent à gouverner, donc à gérer, c’est-à-dire qui acceptent, peu ou prou, le système économique, institutionnel et social, tout en voulant éventuellement le modifier, ou le réguler, ou en atténuer les effets.

Enfin, il nous semble utile d’évoquer le problème de la représentativité des partis politiques français et de leur affaiblissement. Il set facile de constater, effectivement, que les formations politiques, d’une façon générale, sont numériquement peu importantes, assez largement déconsidérées et en décalage par rapport aux évolutions sociales. En effet, l’ensemble des partis politiques français ne rassemble guère plus de 500 000 adhérents 110, soit moins de 1% de la population, ce qui est très inférieur à ce que l’on peut observer en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne ou dans les pays scandinaves. Par ailleurs, les organisations politiques, en France, n’ont jamais bénéficié d’une grande popularité. C’est ainsi qu’en 1990, 60% des personnes interrogées déclaraient ’avoir plutôt pas confiance dans les partis politiques’ 111, alors qu’en 1981 et en 1988 elles étaient déjà 58% à affirmer le même point de vue. Cette méfiance traditionnelle n’a évidemment pu que se renforcer, et même se transformer chez certains en rejet, avec le développement à partir du milieu des années 1980 d’un certain nombre ’d’affaires’ liées à la corruption, à l’abus de biens sociaux et au financement occulte des partis politiques. Même si ces scandales ’politico- judiciaires’ n’ont au fond concerné qu’un petit nombre d’individus - certes très emblématiques, comme Alain Carignon, Michel Noir, Bernard Tapie et quelques autres - et même si on a souvent mélangé - à tort - de vraies escroqueries ayant pour but l’enrichissement personnel et des méthodes condamnables de financement des partis politiques à une époque où la loi était muette et où chacun ’se débrouillait’, il reste que l’image globale de la politique s’en est trouvée fortement et durablement affectée. On peut à ce propos avancer l’hypothèse - comme le fait Pierre Bourdieu - que ‘tout concourt à renforcer la méfiance profonde, non exclusive d’une forme tout aussi profonde de reconnaissance, que les dominés éprouvent à l’égard du langage politique, globalement situé, comme tout ce qui est symbolique, du côté des dominants, maîtres de l’art de mettre des formes et de payer de mots. Cette suspicion pour la scène et la mise en scène politiques, tout ce ’théâtre’ dont on ne connaît pas bien les règles et devant lequel le goût ordinaire se sent désarmé, est souvent au principe de l’apolitisme et de la défiance généralisée à l’égard de toute espèce de parole et de porte-parole. Et il ne reste souvent, pour échapper à l’ambivalence ou à l’indétermination devant le discours, que de se fixer à ce que l’on sait apprécier, le corps plutôt que les mots, la substance plutôt que les ’belles paroles’’ 112.

Il faut enfin considérer que les partis politiques dans leur forme actuelle - et même s’ils ont quelque peu évolué - se sont constitués, pour la plupart d’entre eux, il y a déjà longtemps et à partir d’un modèle jacobin - centralisé, peu démocratique, fortement structuré et hiérarchisé - dont la finalité essentielle est la prise du pouvoir. Certains estiment à partir de là que la ’forme-parti’ serait périmée car incapable de prendre en compte les bouleversements qu’a connus notre société dans tous les domaines et notamment sur le plan des mentalités. Il est certain en tout cas que les partis politiques tels qu’ils sont aujourd’hui, ne sont peut-être pas des lieux parfaitement appropriés pour mener un débat démocratique et pour produire des propositions novatrices. Comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, il nous semble difficile d’admettre que les mouvements politiques, compte tenu de leur fonctionnement et de leurs finalités, puissent véritablement constituer des ’espaces publics’ au sens où l’entend Habermas. Et pourtant, malgré tous les défauts et les insuffisances que nous venons d’évoquer, les partis politiques restent une référence incontournable et un point de passage quasiment obligé dans le champ politique. Nous nous contenterons à ce propos de soulever deux questions. Chacun peut constater, tout d’abord, la relative stabilité du ’théâtre politique’. En effet, au-delà des aléas électoraux qui peuvent affecter telle ou telle formation à un moment donné, on observe que les quatre organisations qui dominent encore la vie politique française existaient déjà il y a cinquante ans, certaines, si ce n’est toutes, ayant même une histoire beaucoup plus ancienne. A l’exception notable du Parti Radical, qui eut son heure de gloire sous la Troisième République et qui est aujourd’hui réduit à deux ’micro-partis’ - et dans une moindre mesure du Parti Communiste - les partis politiques français sont finalement des vieillards singulièrement vigoureux. Mais la famille ne songe guère à s’agrandir, puisque, si on laisse de côté les groupuscules, seuls le Front National et, plus modestement, les Verts, sont parvenus à émerger véritablement. La plupart des partis qui se sont créés depuis le seconde guerre mondiale, soit ont joué un rôle pendant une brève période puis se sont étiolés avant de mourir (c’est le cas pour le P.S.U.), soit n’ont jamais réussi à compter vraiment. Il faut donc admettre que, même si l’offre politique peut sembler très insatisfaisante à nombre de citoyens, comme en témoignent par exemple les taux d’abstention élevés lors des consultations électorales, ce n’est pas pour autant que les tentatives de création de nouvelles forces politiques sont couronnées de succès. On peut constater, en second lieu, que malgré le discrédit dont souffrent les partis politiques français, il n’existe que très peu d’hommes ou de femmes politiques qui ne se réclament pas d’une appartenance politique précise. Et il est exceptionnel qu’un candidat ne bénéficiant pas de l’investiture d’une grande formation politique puisse réaliser un score important, et a fortiori être élu, sauf s’il bénéficie d’une implantation personnelle liée, par exemple, à un mandat de maire. L’appartenance à un parti politique constitue donc bien au départ une condition nécessaire (et non suffisante) pour exister politiquement et électoralement. Tout se passe donc comme si les comportements électoraux étaient profondément et durablement structurés en fonction de normes sociales très difficiles à contourner. Au fond, les comportements électoraux - et plus généralement les prises de position partisanes - apparaissent bien, pour l’essentiel, comme le produit de l’habitus individuel et de l’habitus de classe de chacun, ce qui explique qu’ils se reproduisent non pas à l’identique bien sûr, mais à l’intérieur d’un cadre en quelque sorte institutionnalisé qui, en dehors de tout événement exceptionnel (guerre, révolution...), ne peut évoluer que très lentement et très laborieusement.

Notes
109.

A eux deux, le Front National et le Mouvement National ’pèsent’ encore 10% des suffrages.

110.

D’après les chiffres publiés dans L’état de la France 95 – 96 ,Editions La Découverte, Paris, 1995, pp. 479 à 484.

111.

Ibid. p. 478.

112.

Pierre BOURDIEU: La distinction, critique sociale du jugement, Editions de Minuit, Paris, 1979, p. 541.