1.2.5.1. La politique: une ’représentation’ du social

Pour résumer et simplifier les analyses de Pierre Bourdieu relatives à la politique, on peut dire que la politique est une ’représentation’ du réel en même temps qu’un système spécifique relativement autonome. Le ’théâtre politique’ selon Pierre Bourdieu, apparaît en premier lieu comme une représentation déformée, ’sublimée’ des rapports sociaux entre les classes dominées et les classes dominantes. Pour lui, ‘on n’est fondé à comparer la vie politique à un théâtre qu’à la condition de penser vraiment la relation entre le parti et la classe, entre la lutte des organisations et la lutte des classes comme une relation proprement symbolique entre un signifiant et un signifié, ou mieux, entre des représentants donnant une représentation et des agents, des actions et des situations représentées’ 113. Cette description de la politique semble particulièrement pertinente, car celle-ci apparaît bien comme fondée sur la délégation de pouvoir et d’action (et même d’être dans un certain sens). Cela est vrai pour au moins trois types de raisons: pratique, institutionnelle et culturelle.

Sur le plan pratique, tout d’abord, force est de constater que toute société numériquement importante ne peut fonctionner sans que certains de ses membres soient mandatés par l’ensemble des autres pour prendre à leur place les décisions qui s’imposent: il est matériellement impossible de consulter en permanence des milliers, des millions ou des dizaines de millions d’individus. Bien entendu, plus la société sera nombreuse et géographiquement étendue (comme c’est le cas pour un Etat), plus les difficultés seront grandes. C’est pour pallier cet obstacle que les sociétés démocratiques ont généré toute une série de systèmes organisant la représentation des individus: c’est ainsi que les associations, les syndicats, les partis politiques, les élections aux différents niveaux de l’Etat et des collectivités locales, etc, constituent autant de moyens censés permettre une bonne représentation des individus.

Sur le plan institutionnel, ensuite, - et cela constitue un ’effet pervers’ de ce qui vient d’être évoqué - la vie politique et la vie sociale en général, sont ainsi aménagées que les différents organismes de médiation cités ci-dessus sont devenus un passage quasiment obligé et que d’éventuelles velléités de ’démocratie directe’ se heurteraient en toute hypothèse aux formes républicaines que nous connaissons. Cette dimension renvoie évidemment à ce qu’Habermas nomme la ’vassalisation’ et que nous avons déjà évoqué.

Sur le plan du ’capital culturel’, enfin, il est clair que la délégation de pouvoir des classes dominées aux organisations politiques censées les représenter est d’autant plus inéluctable que ces classes dominées ne disposent pas ‘des instruments matériels et culturels nécessaires à une participation active à la politique, c’est-à-dire notamment le temps libre et le capital culturel’ 114 . Du coup, les classes dominées, se considérant comme incompétentes politiquement, sont dépossédées (et se dépossèdent elles-mêmes) au profit de ceux qui sont considérés comme compétents, c’est-à-dire ‘’socialement reconnus comme habilités à s’occuper des affaires politiques, à donner (leur) opinion à leur propos, ou même à en modifier le cours’ 115. Par ailleurs, - et c’est un paradoxe propre au politique -, les individus ne peuvent exister en tant que groupe, en tant que classe sociale susceptible de s’exprimer en tant que telle (et donc de faire aboutir des revendications propres) que s’ils se dotent d’instruments de représentation, comme les partis politiques. Cela est surtout vrai pour les classes dominées, les classes dominantes ayant par définition moins besoin de s’organiser politiquement, puisqu’elles détiennent le pouvoir économique, social et culturel.

Pierre Bourdieu note très justement que, dans ce ’théâtre politique’, ‘la ’concordance entre le signifiant et le signifié, entre le représentant et le représenté’ provient pour une part essentielle ‘de l’homologie entre la structure du théâtre politique et la structure du monde représenté, entre la lutte des classes et la forme sublimée de cette lutte qui se joue dans le champ politique’116.’ Cette analyse mérite un bref commentaire car elle présente beaucoup d’intérêt pour la présente étude.

Quand Pierre Bourdieu utilise le concept d’homologie, il évoque la correspondance entre des positions équivalentes mais non identiques, dans des champs différents. C’est ainsi que l’opposition droite-gauche dans le champ politique est homologue à l’opposition dominants-dominés dans le champ des classes sociales. Autrement dit, la relation, dans le champ politique entre les différents représentants, les différents partis, sont des relations de concurrence, de conflits pour des intérêts symboliques de place, de légitimité, de reconnaissance sociale à l’intérieur du champ, etc, et en même temps, cette concurrence à l’intérieur du champ pour des intérêts qui n’ont rien à voir avec ceux des représentés, constitue une sorte d’imitation, de transposition ’sublimée’, c’est-à-dire acceptable parce que codifiée, des luttes réelles entre les classes sociales. En fin de compte, les professionnels de la politique servent bien les intérêts de leurs mandants dans la mesure où il se servent bien en les servant, c’est-à-dire ‘’d’autant plus exactement que leur position dans la structure du champ politique coïncide plus exactement avec la position de leurs mandants dans la structure du champ social 117.’

Représentation du réel, le champ politique apparaît en second lieu comme un système spécifique relativement autonome, doté de règles et de cadres propres. Ce système particulier peut s’analyser au moins à trois niveaux: il constitue en effet en même temps un ’marché de la compétence politique’, un ’univers du discours’ et un ’jeu de rôles’. Le champ politique peut être considéré tout d’abord comme un ’marché de la compétence politique’. Qui dit ’marché’ dit naturellement ’loi de l’offre et de la demande’. La demande provient de l’ensemble des agents sociaux, notamment des classes dominées, comme on l’a vu précédemment, qui se sentent politiquement incompétentes et qui ont le sentiment de ne pas avoir droit à la parole. L’offre est formulée par le champ politique, qui est donc un ’champ de production idéologique’ dans lequel s’élaborent, dans le cadre d’une vive concurrence, ‘’les instruments de pensée du monde social objectivement disponibles à un moment donné (...) où se définit du même coup le champ du pensable politiquement ou, si l’on veut, la problématique légitime’ 118. Produisant lui-même la problématique légitime - et les réponses à ses propres questions - le champ politique s’attribue donc lui-même (dans un consensus quasiment général) une ’compétence statutaire’ incontestable qui assure sa domination et sa reproduction. Un des ’effets pervers’ de cette situation est évidemment lié au fait que l’offre politique se trouve limitée à ce qui est ’politiquement correct’ et que tout est mis en oeuvre par les organisations politiques ’établies’, même si elles sont pour une part discréditées, pour empêcher l’émergence de nouvelles forces dans le champ politique.

A un second niveau, le champ politique peut être analysé comme relevant, pour l’essentiel, de l’univers du discours. En effet, la politique apparaît, on l’a vu, comme un dispositif de médiations sociales, un système de représentation symbolique du champ social qui ne peut fonctionner que par la production permanente de ’prises de position’, de ’propositions’, de ’programmes’, de ’plates-formes électorales’, etc... La politique est un domaine où la communication - voire le ’marketing’ - prime souvent sur tout le reste, y compris sur le contenu du message. Et même si ’l’agitation’ (au sens donné à ce terme par Lénine) joue un certain rôle notamment pour les partis ’révolutionnaires’, sous la forme de manifestations, de défilés, de délégations, d’occupation d’usines, etc, il n’en reste pas moins que c’est bien la parole qui constitue la dimension majeure de la politique. L’analyse du discours politique - et du discours sur la politique - peut donc permettre une approche concrète, c’est-à-dire de la production matérielle, du champ politique. Notons encore, à la suite de Pierre Bourdieu, que le discours politique est fondamentalement performatif, c’est-à-dire qu’il apparaît comme ‘’une pré-diction qui vise à faire advenir ce qu’elle énonce; elle contribue pratiquement à la réalité de ce qu’elle annonce par le fait de l’énoncer, de le pré-voir et de le faire pré-voir, de le rendre concevable et surtout croyable et de créer ainsi la représentation et la volonté collectives qui peuvent contribuer à la produire’ 119.

Cette analyse capitale éclaire singulièrement les rapports entre le réel et le symbolique, puisqu’elle montre clairement que le symbolique n’est pas qu’une image du réel comme celle que donnerait un miroir déformant, mais qu’il peut, dans une certaine mesure, agir sur le réel. Le champ politique n’est donc pas qu’un théâtre, il est aussi capable, dans un certain sens, de changer le monde. Marx avait d’ailleurs déjà montré que les idées - même fausses - peuvent acquérir, si de grandes masses s’en emparent, une force matérielle considérable. Il ne faut donc pas sous-estimer le rôle de l’idéologie, et nous aurons l’occasion d’y revenir ultérieurement d’une manière plus précise.

A un troisième niveau, enfin, le champ politique peut être considéré comme le lieu où se déroule en permanence un ’jeu de rôles’ avec ses règles, ses codes, et même ses rites. Autrement dit - abstraction faite de tout ce qui vient d’être évoqué - tout se passe comme si le ’théâtre politique’ fonctionnait aussi avec des marionnettes qui seraient dotées d’une vie propre. Le plaisir du jeu, la recherche de positions dominantes à l’intérieur du champ, la volonté de ’paraître’, la satisfaction de l’amour-propre, les joutes oratoires, etc, tout ce qui fait que l’enjeu de la politique est parfois (souvent ?) la politique elle-même, mériterait une étude ethnologique. On se contentera ici de signaler cette dimension qui n’est pas décisive pour la présente recherche.

Notes
113.

Pierre BOURDIEU: Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981, in La sociologie de Bourdieu, Alain ACCARDO et Philippe CORCUFF, Editions Le Mascaret, 2ème édition revue et augmentée, Paris, 1989, p. 131.

114.

Pierre BOURDIEU: Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981, in La sociologie de Bourdieu, opus cité, p. 123.

115.

Pierre BOURDIEU: La distinction, opus cité, p. 466.

116.

Pierre BOURDIEU: Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981, pp. 3-5 in La sociologie de Bourdieu, opus cité p. 123.

117.

Ibid. p. 132.

118.

Pierre BOURDIEU: La distinction, opus cité, p. 467.

119.

Pierre BOURDIEU: Ce que parler veut dire, Editions Fayard, Paris, 1992, 244 p., p. 150.