1.2.5.2.1 Les acteurs

Toutes les statistiques montrent que les acteurs du ’théâtre politique’ - ou le ’personnel politique’ comme on dit parfois de manière quelque peu péjorative - c’est-à-dire les dirigeants des principaux partis, les parlementaires, les élus locaux sont pour l’essentiel des hommes issus des couches supérieures de la société et qui cumulent plusieurs mandats. Chacun connaît notamment le rôle joué par l’Ecole Nationale d’Administration (E.N.A.) dans la sélection des cadres dirigeants de la Nation que ce soit au niveau de la haute administration, des dirigeants politiques ou des élus de premier rang. Mis à part ce vivier d’où sont issus la plupart des dirigeants de la droite et un grand nombre de responsables socialistes, la classe ’politique’ est essentiellement composée de fonctionnaires (dont de nombreux enseignants), de médecins, de professions libérales, de cadres du privé et de chefs d’entreprise.

Le théâtre politique, en second lieu, n’échappe pas - bien au contraire - à la ’domination masculine’, puisque le nombre de femmes élues à l’Assemblée Nationale est inférieur à 15% et qu’il est à peine supérieur dans les assemblées des collectivités locales et dans les sphères dirigeantes des partis politiques.. Et cette discrimination est tellement prégnante, qu’il a fallu, à l’initiative du gouvernement de Lionel Jospin, modifier la Constitution, afin de rendre possible l’adoption d’une loi visant à instituer la parité entre hommes et femmes aux différentes élections. On peut espérer que cette petite révolution institutionnelle, qui va créer une situation plus conforme à la justice et plus proche de celle qui existe dans les pays anglo-saxons et en Europe du nord, fera évoluer les mentalités et provoquera un changement en profondeur du champ politique . Mais on peut également craindre - et c’est un peu notre cas - que la logique spécifique du système politique surdétermine le comportement des acteurs et que le sexe des individus n’ait guère d’influence sur leur rapport au pouvoir. En tout cas, si, comme c’est vraisemblable, la parité ne s’accompagne pas d’une évolution du système de sélection du ’personnel politique’, on aura certes instauré l’égalité entre hommes et femmes dans le champ politique - ou plutôt l’égalité entre hommes et femmes appartenant aux classes dominantes - mais il ne faut pas s’attendre à ce que de nombreuses femmes issues des classes dominées parviennent à intégrer le ’théâtre politique’. Il est donc tout à fait possible - voire probable - que cette volonté légitime de supprimer une inégalité entre hommes et femmes ait pour effet pervers d’accroître encore la place des classes dominantes dans le champ politique. En effet, les femmes culturellement les plus aptes à exercer des responsabilités politiques risquent fort, pour des raisons mécaniques liées à l’obligation légale, de ’remplacer’ les hommes les moins ’compétents’ c’est-à-dire ceux - déjà peu nombreux - qui appartiennent aux classes dominées.

On peut observer, en troisième lieu, que les acteurs politiques sont, dans la plupart des cas, âgés de 50 ans et plus, avec un record toutes catégories pour le Sénat, un ’jeune’ président de 70 ans ayant renvoyé à son Futuroscope le président sortant âgé de 75 ans qui souhaitait pourtant poursuivre son mandat ! Sans être un partisan de la retraite à 55 ans pour les hommes et les femmes politiques, il faut pourtant admettre que la sous-représentation chronique des jeunes et des tranches d’âge comprises entre 25 et 40 ans ne contribue pas à une bonne prise en compte des préoccupations de ces catégories par la classe politique. Même s’il ne faut pas se faire d’illusions - car, comme le chantait Georges Brassens, ‘qu’on ait vingt ans, qu’on soit grand-père, le temps ne fait rien à l’affaire’ et, de plus, l’origine sociale nous semble infiniment plus importante que l’âge - il semble certain que l’absence quasi totale de jeunes (au sens large) contribue à renforcer encore le caractère plutôt conservateur des acteurs politiques.

Enfin, les principaux acteurs politiques, d’une façon générale, cumulent plusieurs mandats électifs. Une première loi limitant le cumul a bien été votée le 30 Décembre 1985, mais sa relative timidité et la non-prise en compte des organismes de coopération intercommunale (comme les communautés urbaines, par exemple) permettent d’exercer simultanément deux fonctions de premier rang (député ou sénateur, parlementaire européen, maire, président de Conseil Général, président de Conseil régional) et éventuellement, ce qui n’est pas rare, un mandat de président de communauté urbaine ainsi qu’un mandat - considéré comme moins important - de conseiller municipal ou d’adjoint au maire dans une ville de moins de 30 000 habitants. C’est ainsi que Raymond Barre est en même temps député, maire de Lyon et président de la Communauté Urbaine de Lyon, que Pierre Mauroy est sénateur, maire de Lille et président de la Communauté Urbaine de Lille, que Charles Pasqua est sénateur et président du Conseil Général des Hauts de Seine, que Michel Mercier est sénateur et président du Conseil Général du Rhône, etc. Et chacun peut constater que le projet de loi du gouvernement Jospin visant à limiter de façon drastique le cumul des mandats suscite de vives réticences, non seulement à droite et au Sénat (qui a constitutionnellement le pouvoir d’empêcher cette réforme) mais aussi dans les rangs de la gauche ’plurielle’. En effet, si le gouvernement a pu imposer l’interdiction du cumul d’un mandat parlementaire national et d’un mandat parlementaire européen ainsi que le cumul des présidences de deux exécutifs locaux, il est toujours possible d’être en même temps parlementaire national et président d’un exécutif local (maire, président de conseil général, président de conseil régional). En attendant que cette dernière situation soit devenue illégale, ce qui pourrait bien ne jamais arriver, on observe qu’aucun des élus concernés, qu’ils soient de droite ou de gauche, ne songe à anticiper en renonçant à l’un de ses mandats.

Il reste à évoquer le ’jeu’ des acteurs politiques, c’est-à-dire leurs stratégies individuelles et collectives à l’intérieur du ’théâtre politique’. Nous souhaitons d’abord préciser qu’à notre sens - et contrairement à une doxa assez répandue - il serait extrêmement simpliste, et d’ailleurs dangereux pour la démocratie, de réduire les dirigeants et les élus politiques à des individus plus ou moins honnêtes, peu scrupuleux, qui n’hésitent pas à trahir leurs engagements et qui sont assoiffés d’argent et de pouvoir. Les slogans fascisants du type ’tous pourris’ nous semblent extrêmement outranciers et au surplus ils relèvent dans la plupart des cas d’une idéologie qui vise à jeter le discrédit sur la République et ses institutions afin de préparer l’avènement d’un régime autoritaire d’extrême-droite. Nous considérons à cet égard que les médias dans leur ensemble, par un effet d’imposition de problématique, ont largement contribué à construire une représentation très négative du champ politique, en accordant une importance démesurée à des ’affaires’ tout à fait inacceptables et qui méritent de lourdes sanctions pénales, mais qui n’auraient pas dû conduire à jeter l’opprobre sur l’ensemble des acteurs politiques, ce qui ne sert que le Front National. Quitte à passer pour un Candide, nous persistons à penser que les hommes et les femmes politiques, s’ils sont loin d’être des saints, ne sont pas caractérisés par l’immoralité et l’appât du gain et ne sont pas préoccupés que par leurs intérêts personnels. D’une façon générale, les militants, dirigeants et élus politiques croient à ce qu’ils font, remplissent consciencieusement leurs mandats et prennent généralement des positions conformes à l’intérêt de leurs mandants.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les acteurs politiques - comme d’ailleurs tous ceux qui souhaitent exercer des responsabilités dans n’importe quel champ social - ressentent sans aucun doute un certain goût pour le pouvoir et que, comme le disait Saint-Just ’le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument’. Mais les ’contre-pouvoirs’ sont relativement nombreux tant dans le champ politique lui-même que dans la société civile, aussi bien au niveau institutionnel qu’administratif, syndical, associatif, etc. La tendance naturelle de tout être humain - et a fortiori de la classe politique - à abuser du pouvoir se trouve donc singulièrement limitée, y compris par les mécanismes du ’théâtre politique’ lui-même, parce qu’il existe une forte concurrence à l’intérieur du champ entre des individus qui, on l’a vu, ont à peu près tous la même origine sociale, la même ’compétence’ culturelle et politique et le même goût du pouvoir.

Cette remarque nous amène à évoquer une dernière question relative aux acteurs politiques: les règles du jeu politique, les structures profondes de la concurrence entre les professionnels, les intérêts personnels des professionnels, tout cela conduit-il les hommes et les femmes politiques à ’se servir’ en oubliant de servir ceux qu’ils représentent ? On pourrait sans doute citer un certain nombre d’exemples d’élus ou de dirigeants politiques qui ont préféré leurs intérêts propres à ceux de leurs mandants, à l’image des présidents de Conseil Régionaux qui, comme Charles Millon, en 1998, se sont fait élire avec les voix du Front National. Mais, d’une façon générale, puisqu’il existe une ’homologie’ entre la structure du théâtre politique et la structure de la société, les ‘professionnels, en poursuivant la satisfaction des intérêts spécifiques que leur impose la concurrence à l’intérieur du champ, donnent satisfaction par surcroît aux intérêts de leurs mandants et que les luttes des représentants peuvent être décrites comme une mimesis politique des luttes des groupes ou des classes dont ils se font les champions; ou inversement (...) dans leurs prises de position les plus conformes à l’intérêt de leurs mandants, ils poursuivent encore - sans nécessairement se l’avouer - la satisfaction de leurs intérêts propres, tels que les leur assigne la structure des positions et des oppositions constitutives de l’espace interne du champ politique (...). La relation que les vendeurs professionnels de services politiques (hommes politiques, journalistes politiques, etc) entretiennent avec leurs clients est toujours médiatisée, et plus ou moins complètement déterminée, par la relation qu’ils entretiennent avec leurs concurrents’ 120.

Notes
120.

Pierre BOURDIEU: Actes de la recherche en sciences sociales, opus cité, pp. 8-9.