1.2.5.2.2. Le texte

Comme on l’a déjà indiqué, le théâtre politique apparaît comme un univers du discours. Il arrive certes assez souvent que les acteurs politiques prennent des décisions, et que celles-ci se transforment en actions, mais le paradoxe du politique, c’est que sitôt qu’une décision est prise, d’une certaine façon elle lui échappe, puisque l’exécution concrète des lois, règlements et délibérations des collectivités territoriales incombe à l’Administration, dans des conditions que l’on a déjà examinées. On peut donc considérer que le domaine spécifique du champ politique est bien celui du discours: la politique, en permanence, crée du discours en même temps qu’elle est créée par son propre discours. Il nous semble donc utile de proposer quelques réflexions visant à montrer comment le discours politique actualise les différentes fonctions du langage et à évoquer deux de ses caractéristiques qui nous semblent essentielles.

En première approximation, le discours politique semble pouvoir être défini par une simple référence à l’espace politique, comme toute parole (au sens le plus général du terme) relative à la gestion des affaires publiques comportant un enjeu de pouvoir. A priori on pourrait donc penser que, s’il est un discours dont l’unique fonction est de délivrer un message précis, c’est bien le discours politique. Mais cette approche naïve n’ a trait qu’au référent 121, au sens donné à ce concept par Roman Jakobson et, dans une certaine mesure, au destinataire, puisque les institutions démocratiques dont nous nous sommes dotés obligent les acteurs politiques à solliciter régulièrement les suffrages du peuple. Le discours politique, par nature, est donc bien censé - même en dehors des périodes électorales - produire un effet d’adhésion sur le destinataire.

Au-delà de ces fonctions cognitive et conative du discours politique, il convient de s’intéresser au ’destinateur’ et à la fonction émotive, au ’contact’ et à la fonction phatique, au ’code’ et à la fonction métalinguistique, au ’message’ et à la fonction poétique. Même si le schéma de la communication proposé par Jakobson apparaît comme quelque peu mécaniste, il a le mérite de distinguer des fonctions utilisables pour l’analyse.

C’est ainsi que, pour caractériser le discours politique, on peut se demander qui en sont les destinateurs. Est-ce uniquement les hommes et les femmes politiques ? Quel est le rôle des médiateurs professionnels que sont les journalistes, les politologues, les responsables des instituts de sondages ? Le discours sur la politique n’est-il pas une forme de discours politique aussi importante dans la formation de l’opinion que le discours lui-même ? Nous examinerons plus avant ces questions dans la troisième partie de la présente thèse.

On peut également s’interroger sur le ’contact’ entre le destinateur et le destinataire, c’est-à-dire sur la fonction phatique. Cette fonction est-elle particulièrement caractéristique du discours politique et peut-elle contribuer à en former une définition précise ? Et d’ailleurs, se manifeste-t-elle d’une façon spécifique dans le discours politique ? On peut penser, a priori, que le discours politique est particulièrement riche sur le plan phatique. En effet, s’il est un domaine où le contact est recherché presque ’en soi’, y compris au détriment du message (ou pour masquer son indigence), c’est bien la politique. Pour ne prendre qu’un seul exemple, un meeting politique, comme une cérémonie religieuse, est avant tout une ’communion’ entre des fidèles, et dans cette circonstance-là au moins, sinon dans toutes les occasions, le discours politique a moins pour objet de convaincre que de permettre à l’électeur de se re-connaître dans l’homme politique qui parle.

Il est également nécessaire de réfléchir sur le code employé à un moment donné par le discours politique, c’est-à-dire sur la fonction métalinguistique, ce qui renvoie à la question du médium. Il n’est bien sûr pas question pour nous de reprendre à notre compte la formule de Marshall Mac Luhan selon laquelle ’le message, c’est le médium’ 122, mais l’exemple cité par Bernard Miège 123 ne laisse pas d’être troublant. Pour lui, en effet, la ’Lettre à tous les Français’ de François Mitterrand, pendant la campagne présidentielle de 1988, est l’exemple typique (et, selon lui, unique) d’un message (qui n’était pas conçu pour être lu) qui n’était finalement que le support de son médium, lequel était vraiment signifiant d’une certaine image que voulait se donner François Mitterrand. On a certes là un cas extrême et presque caricatural, bien que tout à fait avéré. Mais sans aller jusque là, on peut néanmoins se demander s’il n’y a pas un risque de surdétermination du discours politique par le médium, particulièrement à la télévision. On peut également s’interroger sur le point de savoir si un certain nombre de messages politiques ne relèvent pas de la même catégorie que la ’lettre à tous les Français’ de François Mitterrand. Les ’programmes’, ’projets’, ’plateformes’ sont-ils vraiment faits pour être lus, ou ne constituent-ils pas avant tout un signe, d’une façon relativement indépendante de leur contenu ? Ainsi le ’Programme Commun de Gouvernement’ signé en 1972 par le P.S., le P.C.F. et le M.R.G., a constitué un signe très fort de la volonté de l’union de la gauche de conquérir le pouvoir ensemble. Et l’expérience a montré que l’existence même de ce ’programme commun’ a largement primé sur son contenu.

Il convient enfin, évidemment, d’étudier le message lui-même, c’est-à-dire la fonction poétique du discours politique: existe-t-il un niveau de langue, un style, une syntaxe, une lexicographie spécifiques au discours politique ? et d’ailleurs, le discours politique a-t-il véritablement une réalité linguistique permettant d’établir, en dehors de toute sémantique, que tel discours relève bien du discours politique et que tel autre appartient à un autre genre ? Sans entrer dans une approche linguistique précise du discours politique que plusieurs ouvrages ont analysé 124 - ce qui, au demeurant, ne constitue pas l’objet de la présente recherche - on tentera d’explorer deux hypothèses qui semblent particulièrement significatives, la seconde d’entre elles étant, à notre connaissance, peu usitée: la première hypothèse pose que le discours politique serait, par essence, un discours polémique; la seconde considère que le discours politique est largement situé dans l’implicite.

Considérer le discours politique comme un discours polémique - et en rechercher les marques dans la langue - n’est pas une hypothèse très originale, si l’on admet que la politique est avant tout un rapport au pouvoir. Que les motivations de cette ’volonté de pouvoir’ pour reprendre la formule de Nietzsche, soient ’nobles’ ou limitées à des intérêts personnels n’importe pas ici. Ce qui compte, c’est qu’il y a bel et bien compétition, combat, lutte, rapports de force. Et même si, depuis un certain nombre d’années, on peut constater qu’il y a de moins en moins de différences de fond (à quelques exceptions près) entre les positions des principaux dirigeants et partis politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche, il n’en reste pas moins que la politique, sauf à se renier elle-même dans sa relative homologie avec les rapports sociaux, doit être un espace d’affrontements. Et si ce n’est pas sur le fond, il faut que ce soit au moins sur la forme. A partir de là, la caractérisation du discours politique comme un discours polémique s’impose d’elle-même sur le plan théorique. D’ailleurs, plusieurs chercheurs lyonnais ont avancé cette idée il y a déjà une vingtaine d’années125. La polémique, en effet, de par son étymologie (du grec ’polemikos’: relatif à la guerre) et par son usage constant en français comme métaphore lexicalisée, renvoie incontestablement au champ sémantique de la lutte armée, mais d’une lutte armée de mots, d’une guerre verbale, symbolique. On constate par ailleurs que c’est essentiellement dans les rubriques politiques que les médias parlent de polémique, alors que c’est beaucoup plus rare en matière culturelle, sportive ou économique. Il est certain qu’il existe un lien naturel très fort entre discours politique et discours polémique, que le discours politique est à base polémique.

En effet, le discours politique, fondé sur la concurrence, doit nécessairement non seulement valoriser le destinateur, mais aussi et surtout dévaloriser l’adversaire et réfuter ses thèses, étant entendu que l’adversaire n’est pas nécessairement le destinataire principal du message et qu’il constitue une sorte de ’tiers parlant’, plus ou moins identifié. Comme l’écrit le journaliste Bernard Pingaud 126: ‘’Parce qu’ils sont d’abord des étiquettes, des insignes, les mots, dans le discours politique, ont une valeur essentiellement polémique’ . Et, en effet, il semble bien que dès que l’on ’étiquette’, dès que l’on qualifie, on est conduit - parfois contre son gré - à porter un jugement de valeur, et donc à polémiquer.

Pour récapituler les éléments nécessaires, sinon suffisants, à la caractérisation de la polémique, on peut avantageusement utiliser la définition suivante proposée par Catherine Kerbrat-Orecchioni: ‘Pour que l’on puisse user adjectivement du terme ’polémique’, il faut que l’on ait affaire à un discours qui attaque une cible, laquelle est censée tenir ou avoir tenu un discours adverse, que l’énoncé polémique intègre et rejette agressivement, c’est-à-dire en termes plus ou moins véhéments, voire insultants’ 127. Il nous apparaît pourtant que ladite polémique, pour être une composante essentielle - selon nous - du discours politique, n’en est pas moins, bien souvent, à rechercher dans l’implicite, ne serait-ce que parce que la vraie polémique consiste à démonter les présupposés de l’autre.

Avant d’explorer plus avant l’hypothèse selon laquelle le discours politique fait largement usage de contenus implicites, il est indispensable de définir ce qu’est l’implicite et d’en repérer les différents types. On s’appuiera pour ce faire sur les travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni 128, professeur de linguistique à l’Université Lyon 2 et auteur, entre autres, d’un ouvrage sur l’implicite.

L’implicite, a priori, s’oppose à l’explicite. L’explicite serait, selon Grice, le fait de ’dire quelque chose’, l’implicite serait le fait ’d’amener quelqu’un à penser quelque chose’. Cette définition pose évidemment le problème de savoir comment les contenus implicites sont, d’une certaine manière, présents dans les énoncés explicites. Pour Ducrot, reformulé par Catherine Kerbrat-Orecchioni, les contenus implicites ‘ont la propriété de ne pas constituer en principe le véritable objet du dire, tandis que les contenus explicites correspondent en principe toujours à l’objet essentiel du message à transmettre ou alors sont dotés (...) de la plus grande pertinence communicative’ 129 . Les contenus implicites n’étant, par définition, pas donnés a priori, c’est par ’inférence’ que le destinataire d’un message pourra les retrouver, l’inférence étant définie par Catherine Kerbrat-Orecchioni comme ‘toute proposition implicite que l’on peut extraire d’un énoncé, et déduire de son contenu littéral en combinant des informations de statut variable (internes ou externes) 130. ’

Ayant posé cette définition sommaire de l’implicite, il est maintenant possible d’examiner en quoi et pourquoi le discours politique est souvent un discours fondé sur l’implicite. D’abord, selon nous, le discours politique est, bien davantage que d’autres types de discours, ’référentiel’. Autrement dit, le discours politique convoque en permanence des concepts spécifiques jamais explicités, des connaissances générales relatives à l’actualité, à la situation politique, économique et sociale du moment, aux enjeux présents et à venir, aux personnalités intervenant à un moment donné dans le champ politique, etc. En un mot, le discours politique ne peut se comprendre, dans bien des cas, sans un savoir assez précis sur le contexte global dans lequel il se déroule et auquel il ne peut que faire allusion. Le discours politique semble donc ’en soi’ implicite, de par sa nature même. Mais il y a plus. On peut se demander, en effet, s’il n’y a pas un lien entre la dimension polémique du discours et sa dimension implicite. Car le discours politique subit une espèce de ’double bind’ 131, de double contrainte, pour reprendre la formule de Gregory Bateson, qui le pousse à recourir à l’implicite. Cette double contrainte est liée au fait que le discours politique doit nécessairement - on l’a vu - être polémique et qu’il doit, tout aussi nécessairement, ne pas l’être. Car la polémique a mauvaise presse et apparaît comme antinomique de l’objectivité, de la vérité, de la scientificité, du bon sens, de l’argumentation logique, toutes qualités qu’il convient d’afficher ostensiblement si l’on veut convaincre. La seule solution pour échapper à cette contradiction proprement schizophrénique, toujours pour reprendre une formulation de Gregory Bateson, c’est le recours à l’implicitation de la polémique.

Mais pour être souvent implicite, la polémique se trouve-t-elle du même coup neutralisée ? Pas le moins du monde. On peut même penser que c’est, dans une certaine mesure, exactement le contraire qui se passe. En effet, l’implicite permet d’établir entre le polémiqueur et sa cible, un ’rapport de places’ très déséquilibré, étant admis que toute parole, quelle que soit l’importance de sa valeur référentielle et informative s’inscrit nécessairement dans un système de ’places’. Lorsqu’un destinateur polémique d’une façon implicite, on assiste à un double phénomène: d’une part, il se met lui-même hors d’atteinte, ne pouvant être attaqué, ni accusé d’agression, ni même vraiment contredit. Et si on le soupçonne néanmoins, il lui reste toujours la ressource d’affirmer: ’je n’ai jamais dit cela’. Comme l’écrit Oswald Ducrot: ’‘On a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire mais de telle façon qu’on puisse en refuser la responsabilité’ 132 . D’autre part, la cible, n’étant pas réellement désignée, ni attaquée, se trouve réduite à l’impuissance, sauf à polémiquer explicitement, ce qui la déconsidérerait face à un destinateur réputé, lui, non polémique: ‘L’implicite, dépourvu de caractère de publicité, ne peut engager le locuteur et pas davantage offrir un recours à l’interlocuteur. L’efficience qu’une énonciation perd à être implicite, elle la regagne sur un autre plan, puisqu’elle ôte au destinataire l’appui d’un recours’ 133 . Ainsi, d’un certain point de vue, la polémique implicite apparaît-elle comme une ’hyper-polémique’, pour reprendre le terme de Nadine Gelas.

Notes
121.

Les concepts de ’référent’, de ’destinateur’, de ’destinataire’, de ’contact’, de ’code’, de ’message’, sont empruntés à Roman JAKOBSON: Essais de linguistique générale, Tome I, Editions de Minuit, Paris, 1963, 260 pages, pp. 213 à 218.

122.

Marshall MAC LUHAN : Pour comprendre les médias, Editions H.M.H. Ltée pour l’édition française, 1968, Réédition dans la collection Points, Editions du Seuil, 1977, 404 pages, p. 25.

123.

Bernard MIEGE: La société conquise par la communication, opus cité, p. 117 et 118.

124.

Notamment: Catherine KERBRAT - ORECCHIONI et Michel MOUILLAUD : Le discours politique, Presses Universitaires de Lyon, 1984, 384 pages.

125.

Centre de recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon: Le discours polémique, Presses Universitaires de Lyon, 1980, 153 pages.

126.

Cité par Nadine GELAS in Le discours polémique, opus cité, p. 42.

127.

Le discours polémique, opus cité, p. 24.

128.

Catherine KERBRAT - ORECCHIONI: L’implicite, Editions Armand Colin (collection Linguistique), Paris, 1986, 404 pages.

129.

Opus cité, p. 21 et 22.

130.

Opus cité, p. 24.

131.

BATESON et Alii: La nouvelle communication, opus cité, p. 42 et 43.

132.

Oswald DUCROT: Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Hermann, Paris, 1972, 278 pages, p. 42.

133.

François FLAHAUT: La parole intermédiaire, Le Seuil, Paris, 1978, 317 pages.