1.2.5.2.3. La mise en scène

Ayant évoqué les acteurs politiques et leur discours, on ne peut manquer de s’interroger sur ce qui relève de la mise en scène, c’est-à-dire sur le ’théâtre politique’ considéré dans sa dimension religieuse et spectaculaire.

Il faut tout d’abord insister sur le fait que la politique comporte une forte composante religieuse, en ce sens que l’on peut fort bien comparer un parti à une Eglise (et parfois à une secte), les dirigeants politiques à des prêtres ou à des grands-prêtres, et les militants à des fidèles. En effet, les partis, comme les Eglises, sont dépositaires d’une doctrine hors de laquelle il n’est point de salut; certes, les doctrines politiques n’ont pas officiellement le statut de ’vérité révélée’, mais elles sont tout de même présentées, dans la plupart des cas, comme une parole sinon divine, du moins largement transcendante, qui renvoie à des concepts très généraux, et même totalisants, à valeur prétendument universelle (le socialisme, le communisme, le libéralisme, le fascisme...). Et ces doctrines politiques constituent en quelque sorte une bible censée donner les clés de l’intelligence du monde et un puissant destinateur (au sens sémiotique du terme) d’où procède toute l’action militante. Il faut par ailleurs noter - à un niveau de discours immédiatement inférieur - que les partis politiques consacrent généralement une très grande énergie à élaborer des textes soit à portée générale (résolutions de congrès, programmes, projets) soit à caractère plus spécifique (entreprise, jeunesse, femmes, protection sociale, etc). On peut se demander quelle est la fonction de ces textes qui ne sont pas forcément faits pour être lus, si ce n’est par les militants (et encore), par les dirigeants des autres partis et par les journalistes, mais qui permettent à intervalles réguliers, de réactiver et de réactualiser la doctrine (et parfois de la faire évoluer) tout en permettant aux militants de réaffirmer leur adhésion à ’la ligne’ du parti et aux dirigeants de se voir relégitimés lorsque cela s’avère nécessaire. Loin de nous l’idée que le contenu même des textes en question n’aurait finalement aucune importance. Ils donnent même parfois lieu à des affrontements internes assez violents. Au surplus, leur portée idéologique générale et le fait qu’ils constituent des signes de positionnement à l’intérieur du théâtre politique sont indéniables. Mais il nous semble indispensable de souligner l’importance extrême accordée à la Parole, au ’Verbe’, au discours, aussi bien par les partis politiques que par les différentes Eglises. On pourrait citer par exemple cette phrase du Christ, inscrite dans le Nouveau Testament: ‘L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu’ , ou encore cette affirmation de la Bible: ’Au commencement était le Verbe...’. On pourrait encore indiquer que dans les partis politiques comme dans les Eglises, la pratique est fondée sur le discours, et particulièrement sur le discours oral. Les assemblées de militants, les meetings, les congrès apparaissent comme autant de cérémonies rituelles qui fonctionnent largement comme des célébrations religieuses, les discours correspondant aux sermons, et l’enthousiasme des militants à la ferveur des fidèles.

Fondés sur la parole, les partis politiques, comme les Eglises, sont également fondés sur la représentation. De ce point de vue, l’analogie entre les prêtres et les dirigeants politiques s’appuie sur le fait que les uns comme les autres sont censés représenter au double sens du terme. D’abord, ils représentent - c’est-à-dire qu’ils se présentent à la place, qu’ils sont les mandataires - soit Dieu, soit le Parti considéré comme un destinateur suprême; ensuite, leur fonction consiste à donner une représentation, c’est-à-dire à jouer, devant les fidèles ou les militants une espèce de comédie symbolique que nous avons déjà largement évoquée notamment en faisant référence aux analyses de Pierre Bourdieu. Ainsi la messe apparaît, chez les catholiques, pour l’essentiel, comme une représentation symbolique de la Passion du Christ, avec ce remarquable rite de la transsubstantiation, c’est-à-dire la transformation, par la Parole du prêtre du pain et du vin en corps et en sang du Christ. Et la parole du Christ au moment de la Cène est toujours citée par le prêtre: ’Vous ferez cela en mémoire de moi !’. On a bien là un de ces ’actes de langage’ dont parlait Austin, puisque, par la vertu d’une formule ’magique’, le pain et le vin changent de nature et la représentation symbolique de la Passion devient, d’une certaine façon, la Passion elle-même. Les rassemblements politiques, certes ne vont pas tout à fait jusque là, encore que, pour en avoir nous-mêmes fréquenté un nombre certain, nous pouvons témoigner que la ferveur de certains militants lors de ces ’grand-messes’ n’est pas tellement éloignée de ’l’Extase’ qui caractérise les mystiques. En tout cas, en se gardant de toute caricature comme d’ailleurs de tout anticléricalisme, il nous semble clair que les ’meetings’ par exemple, relèvent bien, ’mutatis mutandis’, de la même logique de représentation et de communion que les cérémonies religieuses. Car les militants, comme les croyants, font plus qu’assister à un spectacle - même si cette dimension, sur laquelle nous reviendrons, est extrêmement importante -: précisément par la force symbolique de cette représentation, par la vertu du rituel et de toute la mise en scène qui l’entoure (tribune, musique, décorum, chaleur, etc) les spectateurs se projettent complètement dans les acteurs, ils deviennent eux-mêmes les acteurs, ils ne font plus qu’un, ils perdent leur identité individuelle pour se fondre un moment dans une identité collective, ils deviennent une foule qui tend à prendre le symbolique pour du réel et qui est virtuellement prête à suivre un guide jusqu’aux pires extrémités. Comme l’indique par exemple Serge Tchakhotine dans son célèbre ouvrage ’Le viol des foules par la propagande politique’, ‘l’état qu’on observe plus souvent dans la vie et que déterminent les événements et les actions politiques est l’état d’enthousiasme. Quoique dérivant du même instinct fondamental, il se distingue de l’état extatique par un caractère actif, tandis que l’extase implique toujours la passivité, l’immobilité, la contemplation. L’enthousiasme est avant tout une fonction de santé, de gaieté et de jeunesse (...). L’enthousiasme s’empare d’une foule ou d’une collectivité qui mène une action politique de propagande quand l’espoir de réussir et de vaincre est entretenu par l’évidence d’un succès ou par une action propagandiste stimulant l’activité et l’espoir’ 134 . Il ne s’agit pas du tout pour nous de suivre jusqu’au bout les thèses de Tchakhotine, beaucoup trop mécanistes et ’pavloviennes’ (Tchakhotine était d’ailleurs biologiste) et qui, au demeurant, portent essentiellement sur la propagande fasciste, nazie et soviétique, même si ses analyses ne manquent pas de pertinence; il n’est pas non plus dans notre propos de prétendre que les partis politiques démocratiques seraient comparables, dans leurs formes d’action et de propagande, aux organisations totalitaires. Mais nous souhaitons simplement faire observer que les mécanismes mis en oeuvre dans la politique - pour des raisons de structure et de finalités qui dépassent quelque peu le champ de la présente recherche - revêtent très souvent une dimension acclamative, plébiscitaire, spectaculaire, la rationalité chère à Habermas n’apparaissant pas toujours comme le ressort fondamental du comportement des militants, voire des électeurs.

Ce qui semble en tout cas incontestable, même si l’on n’accepte pas le concept de ’viol des foules’ ni le caractère religieux de la politique, c’est que l’action politique est largement fondée sur le spectacle. Ce n’est sans doute pas un phénomène nouveau, mais il est évident que le développement des grands médias audiovisuels permettant une véritable communication de masse - notamment la télévision - a considérablement renforcé la ’spectacularisation’ de la politique, tout en en modifiant pour une part les formes. En fait, on constate que les formes traditionnelles - qui se sont adaptées aux nouvelles technologies et aux évolutions des mentalités - n’ont pas été supplantées par les formes nouvelles axées sur l’usage quasi exclusif des médias audiovisuels. Et les hommes politiques qui ont eu tendance à oublier les méthodes ’classiques’ l’ont souvent payé chèrement. La comparaison des campagnes électorales présidentielles de Jacques Chirac en 1988 - essentiellement appuyée sur la télévision - et en 1995 - où l’on a observé un très net ’retour vers le peuple’, ’sur le terrain’ - est à cet égard édifiante, même si, évidemment, bien d’autres facteurs ont joué dans son échec de 1988 et dans sa victoire de 1995.

Les formes traditionnelles du spectacle politique, nous les avons déjà évoquées, mais en focalisant notre analyse sur la relation quasiment religieuse qui s’établit entre les militants ou les sympathisants et les dirigeants politiques qui s’expriment dans un meeting par exemple. Il y a là effectivement un premier niveau de spectacle qui utilise de plus en plus habilement les technologies modernes: sonorisations perfectionnées, musiques enthousiasmantes, jeux de lumière, écrans géants, animateurs professionnels, éventuellement spectacles de variétés, tout concourt à transformer les grandes réunions politiques en ’shows à l’américaine’, même si les ’meetings’ organisés en France n’ont pas encore atteint le même stade qu’aux U.S.A. Mais les manifestations politiques (’meetings’, ’défilés’, rassemblements divers, ’sit in’, forums, initiatives du type ’fête de l’Humanité’, etc) constituent un spectacle destiné autant aux participants qu’à la France entière, par l’intermédiaire des médias. Et il est à peu près certain que la ’couverture médiatique’ est proportionnelle d’une part à l’ampleur du rassemblement et d’autre part à la qualité et à l’originalité du ’spectacle’.

Les formes nouvelles du spectacle politique sont évidemment directement liées à l’essor des médias audiovisuels, dans le cadre d’un double phénomène: d’une part les acteurs politiques - avec l’aide de leurs conseillers en communication - tentent d’utiliser les médias audiovisuels, particulièrement la télévision, pour ’faire passer’ leurs messages, pour construire une image positive d’eux-mêmes, pour mobiliser leurs partisans, en un mot pour marquer des points dans le cadre de la concurrence qui s’exerce à l’intérieur du champ politique. Ils sont donc conduits, pour ’passer la rampe’ à imaginer des initiatives spectaculaires, originales, susceptibles de constituer des images intéressantes pour la télévision, ou à essayer de tenir des propos ’décapants’, provocateurs ou imagés. Les ’petites phrases’ dont les médias sont friands ou un ministre prenant le métro à une heure d’affluence pour aller visiter une banlieue relèvent bien souvent d’une telle démarche. D’autre part, les médias en question essaient eux aussi d’utiliser les acteurs politiques en fonction de leurs intérêts propres, c’est-à-dire pour produire du spectacle. Et il faut bien admettre que les acteurs politiques - sans doute parce que cela flatte leur ego - semblent refuser très rarement les sollicitations des médias, même lorsqu’il s’agit d’apparaître dans des émissions n’ayant strictement rien à voir avec la politique et/ou dans des situations quelque peu inhabituelles: c’est ainsi qu’on a pu voir Valéry Giscard d’Estaing jouant de l’accordéon, Bernard Tapie chantant ’j’aurais voulu être un artiste’, Lionel Jospin chantant ’les feuilles mortes’, à l’image de Bill Clinton jouant du saxo dans un ’talk show’, ou, tout simplement Michel Rocard faisant du bateau, François Mitterrand escaladant la Roche de Solutré, etc. on peut à cet égard noter, comme le fait Erik Neveu, ‘’qu’une véritable expertise a été incorporée en matière de gestes symboliques capables de rehausser une cote de popularité. Pour ne citer que des exemples observés dans la décennie écoulée, les dirigeants de partis ne répugnent plus à faire entrer journalistes et caméras jusque dans leur domicile, à se faire filmer courant le marathon ou dévorant des cochonnailles dans une ferme corrézienne, à s’exprimer sur leurs goûts littéraires et musicaux, voire à participer à des émissions de variétés où ils poussent la chansonnette. Sur un registre plus solennel, le face à face télévisé est devenu le temps fort de l’élection présidentielle’ 135 . Dans les deux cas de figure que nous venons d’évoquer - étant entendu qu’il n’est pas toujours possible de savoir ce qui relève de l’initiative des acteurs politiques et ce qui relève de l’initiative des médias - on peut aisément observer une tendance à ce que le support médiatique surdétermine le message dans la mesure où la forme de celui-ci, voire son existence même, dépend strictement du médium considéré.

D’une façon plus générale, on constate une ’spectacularisation’ croissante de la politique par les médias, aussi bien pour ce qui est des émissions politiques proprement dites (’Public’ sur TF1, débats télévisés préélectoraux, soirées de résultats électoraux, etc) que pour ce qui est du traitement quotidien de la politique dans les journaux télévisés, bien sûr, mais aussi à la radio et dans la presse écrite. Nous aurons évidemment l’occasion d’y revenir en détail, dans la troisième partie de la présente thèse, mais nous pouvons indiquer dès à présent que ce phénomène génère, au moins tendanciellement, deux conséquences très graves pour la démocratie qui expliquent pour une part la crise de la représentation que nous connaissons: d’une part la ’spectacularisation’ de la politique conduit immanquablement à réduire les enjeux politiques à la qualité du spectacle; d’autre part elle porte en germe une légitimation des acteurs et des idées politiques par l’Audimat, qui est sans doute la forme la plus aboutie qui soit de ’l’opinion publique’ que les sondages sont censés mesurer.

De ce double point de vue, on peut craindre un ébranlement de l’homologie entre ’théâtre politique’ et société civile, dans la mesure où la concurrence à l’intérieur du champ, qui s’exerce de plus en plus à travers les médias, peut amener les acteurs politiques (y compris les partis eux-mêmes) à privilégier le spectacle au détriment de leurs mandants. Autrement dit, le développement continu du marketing politique, le remplacement total ou partiel de l’argumentation par ’l’image de marque’, le choix de thèmes ou d’initiatives ’médiatiques’, le fait de se déterminer par rapport aux médias plutôt que par rapport aux électeurs, tout cela constitue évidemment une dérive étroitement liée à ’l’information - spectacle’ et d’autant plus ’naturelle’ que la politique est par essence une représentation 136 Mais cette déconnexion potentielle du théâtre politique et de la société - que certains auteurs, comme Luhmann, considèrent comme d’ores et déjà réalisée - est grosse de risques majeurs pour la démocratie, pour la cohésion sociale, pour l’Etat de droit, pour les libertés: elle ouvre en effet la porte à tous les extrémismes, à tous les populismes, à toutes les aventures. En tout cas, si la ’légitimité’ médiatique devait supplanter la légitimité du suffrage universel, ou si le suffrage universel lui-même, par l’effet des ’cotes de popularité’, des sondages d’opinion, de l’Audimat, devait devenir un sous-produit du système médiatique, alors nous serions soumis à une forme de totalitarisme d’autant plus pernicieuse qu’elle aurait toutes les apparences de la volonté générale.

Notes
134.

Serge TCHAKHOTINE: Le viol des foules par la propagande politique, Editions Gallimard, 1952, Paris, 605 pages, p. 239-240. Il faut noter que ce livre, censuré en 1939 par le ministère Français des Affaires Etrangères, détruit en 1940 par les Allemands, a été finalement réédité en 1952 dans une version revue et augmentée.

135.

Erik NEVEU: Une société de communication ?, Editions Monchrestien, Paris, 1994, p. 94.

136.

Pour une analyse plus précise de la ’société du spectacle’, nous renvoyons à l’ouvrage de Guy DEBORD qui porte ce titre (Editions Gallimard, Paris, 1992).