1.3.1.1. Le ’fétichisme’ médiatique

Karl Marx, dans ’Le Capital’ a parfaitement mis en évidence ‘le caractère fétiche de la marchandise et son secret’ 139 . Et ce ’fétichisme’ est selon nous particulièrement puissant dans la représentation traditionnelle des médias, notamment dans la représentation que les médias donnent d’eux-mêmes.

On peut dire, pour simplifier le propos de Marx, que, dans le mode de production marchand, et particulièrement dans le mode de production capitaliste, les marchandises n’apparaissent pas spontanément comme le fruit du travail humain, mais comme des objets dotés de propriétés intrinsèques qui leur permettent de s’échanger directement les uns avec les autres, alors que cet échange n’est possible que parce qu’ils ont incorporé une certaine quantité de travail. Le ’caractère fétiche de la marchandise’ est donc caractérisé par une espèce d’occultation de la ’valeur d’échange’ par la ’valeur d’usage’, qui conduit à ce que les marchandises, produits du travail des hommes (et donc de rapports sociaux déterminés) revêtent pour eux une ’forme fantastique’ et acquièrent une vie propre, autonome, indépendante de leurs producteurs, à la façon d’une statuette africaine qui, à l’issue de certains rites, devient un ’fétiche’, c’est-à-dire le dieu lui-même. A l’appui de cette analyse, Marx évoque notamment ‘cette circonstance étrange que la valeur utile des choses se réalise pour l’homme sans échange, c’est-à-dire dans un rapport immédiat entre la chose et l’homme, tandis que leur valeur, au contraire, ne se réalise que dans l’échange, c’est-à-dire dans un rapport social’ 140. Et bien évidemment, la monnaie apparaît comme la forme la plus parfaite du fétichisme marchand, dans la mesure où l’argent - qui n’est qu’une marchandise particulière dont la valeur d’usage est d’être une valeur d’échange, un équivalent général (et donc un symbole) - est animé d’une vie autonome, d’une puissance extrême, qui lui permet de dominer les hommes et de dicter sa ’loi’.

Cette analyse, très brièvement synthétisée, nous semble particulièrement pertinente pour ce qui est de la compréhension des rapports qu’entretiennent les individus avec les médias. En effet, bien que les médias - comme on le verra dans la section 1.3.1.2. - constituent au fond des marchandises comme les autres, ils semblent bien - un peu comme la monnaie - faire l’objet d’un fétichisme particulier, plus prégnant encore que celui qui affecte les marchandises courantes, qui a pour conséquence de dissimuler complètement la réalité économique des médias. Autrement dit, les médias - moins encore que tout autre objet - ne sont pas perçus a priori comme des produits industriels dont la finalité est d’être vendus, mais comme des choses dont les caractéristiques ontologiques sont utiles à l’homme et sont indépendantes de leur mode de production. Et il est vrai que la valeur d’usage des médias est assez singulière: en effet, on peut considérer que les médias, par définition, semblent avoir pour fonction première (et peut-être unique) d’assurer une médiation soit entre l’Etat et la société civile, soit entre des groupes sociaux déterminés et des individus, soit entre les individus eux-mêmes. Les médias apparaissent comme étant en quelque sorte ’par nature’ des instruments d’échange, un vecteur essentiel des rapports sociaux, et d’une certaine manière comme un équivalent général dans les rapports sociaux à la façon dont la monnaie est un équivalent général dans les rapports marchands. En tout cas, même s’il ne faut pas pousser trop loin cette analogie, il nous semble certain que le ’fétichisme médiatique’, comme le ’fétichisme monétaire’, tirent leur puissance du fait que leur valeur d’usage est de permettre l’échange, ce qui évidemment accrédite totalement l’idée - combattue par Marx - que l’échange entre les marchandises est rendu possible par la comparaison des valeurs d’usage.

Le ’fétichisme médiatique’ peut donc être caractérisé par le fait que les médias - davantage encore que d’autres marchandises - semblent vivre une existence autonome, complètement indépendante des rapports de production qui leur donnent naissance. Du coup, les médias paraissent fonctionner comme des ’dei ex machina’ ou en tout cas, comme des dispositifs de médiation sociale neutres, libres de toute détermination économique ou idéologique.

D’un autre côté - et ce n’est pas sans rapport avec ce qui vient d’être exposé - le cadre institutionnel et idéologique dans lequel se situent les médias est profondément marqué par le principe de la ’liberté d’expression’, considérée comme l’un des droits fondamentaux de l’homme, ce qui contribue fortement à construire une représentation des médias fondée sur leur valeur d’usage de simples ’moyens de communication’. Ainsi, l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 proclame: ‘la libre communication des pensées et des opinions est des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi’ ’. De même, la législation actuellement en vigueur reprend à son compte ce principe de la liberté d’expression qui a pour conséquence la libre création des entreprises de presse ainsi que la liberté presque totale de sa publication. La loi du 29 Juillet 1881 expose en effet, dans son article 1er, que ‘l’imprimerie et la librairie sont libres’ et dans son article 5, que ’tout journal ou écrit périodique peut être publié, sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnemen’ t’. De la même façon, l’ordonnance du 26 Août 1944 complétée et renforcée par la loi du 23 Octobre 1984 définissait le statut des entreprises de presse, avec l’objectif affiché de créer les conditions de l’indépendance de la presse aussi bien vis-à-vis du capital que vis-à-vis des puissances étrangères: transparence du financement et limitation de la concentration avaient pour but d’assurer le pluralisme et donc le droit à l’information. Certes la loi du 1er Août 1986, modifiée par la loi du 27 Novembre 1986, a abrogé les textes de 1944 et de 1984, mais, bien que d’inspiration plus libérale, elle a réaffirmé, quoi qu’en limitant leur portée, les mêmes principes.

En ce qui concerne plus précisément l’audiovisuel, la France, depuis 1944, et jusque dans les années 1980, a connu une législation fondée sur le monopole du service public. Ce régime de monopole du service public était notamment justifié par l’idée que la communication audiovisuelle était un domaine trop particulier, virtuellement trop puissant, éventuellement trop dangereux, pour que l’on puisse s’en remettre à l’initiative privée. A mi-chemin entre la volonté de l’Etat de contrôler l’information et le souhait légitime de soustraire la communication audiovisuelle à la loi du marché, afin d’assurer la qualité du triptyque ’cultiver, informer, distraire’, le monopole du service public, confirmé par les statuts de 1959, 1964 et 1972, a en tout cas fortement contribué - selon nous - à l’instar des textes relatifs à la liberté de la presse et au statut des entreprises de presse, à conforter l’idéologie dominante à propos des médias. D’une façon générale tout a concouru - notamment l’environnement légal - à faire apparaître les médias comme un domaine ’à part’, quasiment non marchand et en tout cas non soumis au mode de production capitaliste.

C’est dans ces conditions - sur la base du ’fétichisme médiatique’ - qu’a pu se développer une espèce de mythologie ’romantique’ de la presse et des médias en général, sur laquelle nous reviendrons dans le sous-chapitre 1.3.3., mais dont on peut d’ores et déjà esquisser une description. Comme le signale Nadine Toussaint-Desmoulins: ‘Pour la majorité du public, les médias n’ont d’intérêt qu’en fonction de leur contenu, du message qu’ils véhiculent. Les informations, quel que soit leur genre, politique, culturel, distractif, etc, sont avant tout un ensemble de données immatérielles dont la production reste entourée d’une certaine ’aura’. Il existe toujours un certain romantisme du journalisme, et de Balzac au Watergate, les gens de presse font et défont la politique et ses acteurs. Le journaliste est un héros dont l’arme est la plume, le micro ou la caméra, tandis que l’animateur de télévision participe du ’star system’ au même titre que les vedettes qu’il présente. L’argent nécessaire à la création et la diffusion des messages n’est pas l’important. L’intendance doit suivre, elle reste dans l’ombre, méconnue ou négligée et l’on se demande plus ’comment devient-on journaliste’ que ’combien coûte un journal’ 141 .

Notes
139.

Opus cité, chapitre I, p. 68 à 76.

140.

Le capital, opus cité, p. 76.

141.

Nadine TOUSSAINT-DESMOULINS: L’économie des médias, Presses Universitaires de France, Paris, 3ème édition, 1992, p. 3.