1.3.1.2. Une marchandise (presque) comme les autres

Même s’ils sont très fortement affectés par le ’fétichisme’ que nous venons d’évoquer sommairement, les médias lorsqu’on les soumet à une analyse économique, apparaissent bien comme une marchandise (presque) comme les autres, même si, bien évidemment, on peut repérer un certain nombre de spécificités.

Il ne nous semble pas utile de développer dans le détail les différents traits qui montrent que les médias constituent une activité économique très semblable aux autres. Nous nous contenterons donc de survoler la question. On constate d’abord, en première analyse, que les médias utilisent trois facteurs indispensables à toute production industrielle: matière première, capital et travail. Certes la matière première est en partie immatérielle (l’information par exemple) mais elle est aussi pour une bonne part tout à fait matérielle: un journal, c’est d’abord du papier; la télévision, c’est des cassettes vidéo, des décors, etc. En tout cas, il y a bien intervention du travail, transformation de matériaux (physiques et intellectuels): journalistes, animateurs, mais aussi imprimeurs, ’cameramen’, ingénieurs du son, ouvriers, employés et techniciens divers fournissent un travail en échange d’un salaire. Il faut enfin, pour fabriquer un média, quel qu’il soit, des capitaux pour acquérir des moyens de production (imprimerie, studios, émetteurs, satellites, caméras, etc) et pour acheter la force de travail nécessaire.

Les moyens matériels mis en oeuvre pour la production des médias sont largement aussi importants que dans d’autres secteurs, tant pour ce qui est des effectifs que des capitaux fixes et le chiffre d’affaires généré est assez impressionnant 142. Et comme dans les autres domaines, on constate une tendance à la concentration horizontale et verticale ainsi que des stratégies de diversification liées notamment à l’importance des capitaux mis en oeuvre. On observe ainsi la constitution de véritables ’groupes multimédias’ qui rassemblent dans une même entité l’ensemble des activités touchant à la communication (presse, radio, télévision, télécommunications, vidéo, publicité, etc) et éventuellement des domaines extérieurs à la communication. A l’inverse, de grandes entreprises n’ayant au départ rien à voir avec la communication, ont investi d’une façon considérable dans les médias. C’est notamment le cas de Vivendi (avec Havas et Canal Plus) et de la Lyonnaise des Eaux. C’est également le cas de Bouygues avec TF1.

Il faut noter, en second lieu, que malgré ces ’coûts d’entrée’ très élevés, la pénétration sur le marché n’est pas assurée, car la concurrence est vive. Il est donc nécessaire d’utiliser les techniques du marketing, de la publicité ... et de la communication, d’autant plus que le marché des médias est soumis, comme les autres marchés, aux fluctuations de la demande, celles-ci pouvant être liées à des évolutions socioculturelles, à la hausse ou à la baisse du pouvoir d’achat, ou encore à des modifications dans le marché de la publicité.

Enfin, il faut souligner que l’internationalisation de la production et des échanges touche évidemment les médias comme les autres secteurs d’activité. A cet égard, les médias français dépendent pour une large part d’entreprises étrangères tant pour ce qui est des produits matériels (équipement électronique, matières premières) que des services (satellites) ou des éléments immatériels (programmes, information). Ce déséquilibre des échanges, notamment, pour ce qui est des programmes, vis-à-vis des Etats-Unis pose évidemment des problèmes économiques mais aussi, et peut-être surtout, culturels (langue, américanisation des pratiques sociales, difficultés pour la production artistique française, etc).

Si comme on vient de le voir, les médias présentent de nombreuses caractéristiques identiques à celles des autres domaines industriels, on peut tout de même relever un certain nombre de spécificités aussi bien au niveau des produits que du marché.

La première spécificité des médias est liée à l’obsolescence très rapide, voire quasiment instantanée des produits. De ce point de vue l’information est sans doute le produit le plus périssable qui se puisse imaginer: la durée de vie d’un quotidien est de 24 heures, celle d’un hebdomadaire de quelques jours, tandis que le journal télévisé ou radiodiffusé perd toute sa valeur aussitôt qu’il est diffusé.

En tout cas, même pour les émissions dont la diffusion peut être renouvelée (documentaires, téléfilms, etc), on se trouve bien dans une ’culture de flot’, dans la mesure où c’est le message et non pas son support qui génère la valeur du produit. Du coup, la diffusion des médias devient un problème central, puisqu’elle doit nécessairement être continue (radio, télévision) ou à tout le moins renouvelée à un rythme rapide.

Cette obsolescence très rapide des médias entraîne trois conséquences. D’une part, la production est toujours onéreuse, et la rentabilisation difficile, car les médias sont toujours des ’prototypes’, des modèles uniques que l’on reproduit. Le coût de la conception reste donc élevé, car il faut sans cesse refaire des prototypes, un quotidien étant par définition différent d’un jour à l’autre et une émission de télévision ne servant généralement qu’une seule fois. Au surplus, un média ne conserve sa valeur que pendant une période très courte. D’autre part la diffusion des médias nécessite de très lourds investissements pour la mise en place et la maintenance des réseaux de distribution, qu’ils soient électroniques (émetteurs, réémetteurs, câble, satellite) ou physiques (moyens de transport, points de vente, décentralisation de l’impression des journaux, etc). Enfin, les rapports entre employeurs et salariés sont fortement marqués par la nécessité de produire et de diffuser très rapidement: une grève par exemple a toujours des conséquences économiques, car les ventes manquées et les publicités perdues ne se rattrapent jamais. Les salariés des médias, et notamment les techniciens, se trouvent donc dans un rapport de forces favorable pour obtenir des conditions de travail et de rémunération avantageuses.

La seconde spécificité des médias, sur le plan économique, tient aux caractéristiques de leur marché. D’une part les économistes considèrent généralement que la consommation des médias est limitée non seulement par les revenus - comme pour tous les produits - mais aussi et surtout par l’illettrisme et par le capital culturel. Il faut également tenir compte du fait que le temps disponible pour les loisirs en général et les médias en particulier, même s’il a beaucoup augmenté, ne peut pas s’accroître à l’infini.

D’autre part, le problème du prix des médias se pose d’une façon très particulière. En effet, le prix de vente, quand il y en a un, est très inférieur au prix de revient, et dans de nombreux cas (radio, télévision privée non cryptée) la diffusion est gratuite. Et même pour ce qui est de la télévision publique, la redevance apparaît davantage comme un impôt permettant un droit d’accès que comme la contrepartie financière d’une consommation. Au moment de l’échange, les médias ne s’inscrivent donc pas véritablement dans un cadre marchand classique (échange d’une marchandise contre sa valeur en monnaie) et apparaissent à beaucoup comme une forme de service public, ce qui a évidemment pour effet de conforter le ’fétichisme’ que nous avons évoqué dans la section 1.3.1.1. et de renforcer la représentation mythologique des médias.

On constate ensuite, conséquemment à ce que nous venons d’indiquer, que les médias constituent en fait un ’double marché’. En effet, les entreprises de presse (lato sensu), qui ne sont pas des associations philanthropiques, font appel à un second marché - celui de la publicité - pour compenser le manque à gagner provoqué par la vente à perte des médias. Ce marché de la publicité peut même se substituer totalement au marché des consommateurs: c’est le cas par exemple pour les radios et télévisions privées ou pour les journaux gratuits. Un média quel qu’il soit constitue donc en quelque sorte une valise à double fond qui contient d’une part un message ’officiel’ émanant du média lui-même et un espace ’officieux’ vendu à des annonceurs et dont le contenu émane donc d’autres destinateurs que le média. Comme l’indique Nadine Toussaint-Desmoulins ‘ainsi la relation médias - usagers - publicitaires est-elle triangulaire et le second marché achète en fait le premier’ 143.

Il faut enfin évoquer en quoi la politique peut exercer une influence sur l’économie des médias. D’abord la législation générale qui garantit en principe le ’droit à l’information’ et qui fixe un certain nombre de contraintes et de ’cahiers des charges’ n’est évidemment pas sans incidence sur les entreprises médiatiques. En second lieu, les différents gouvernements, par la réglementation qu’ils édictent, les impôts qu’ils fixent, les aides qu’ils distribuent, interviennent fortement sur le marché des médias. En favorisant ou non le développement de certaines techniques (câble, numérique...), en contrôlant un certain nombre de prix et de tarifs (papier, transports...), en réglementant l’organisation du marché (limitation de la concentration capitaliste, encadrement de la publicité,...), en subventionnant la presse écrite, l’Etat contribue à réguler beaucoup la ’loi du marché’ (13% du chiffre d’affaires de la presse), même si on reste, pour l’essentiel, dans un système libéral, particulièrement depuis le début des années 1980.

Notes
142.

A titre indicatif, le chiffre d’affaires brut de l’ensemble presse, radios, télévision, s’élevait en 1989 à 103,5 milliards de francs et on estimait à la même époque que près de 500 000 personnes (en tenant compte de l’amont et de l’aval) dépendaient des médias (source: L’économie des médias, opus cité, p. 10, 11 et 12).

143.

L’économie des médias, opus cité p. 21.