1.3.1.3. L’évolution néo-libérale depuis les années 1980

le régime libéral - même tempéré depuis 1944 par des législations limitant les tendances à la concentration et instituant un monopole de service public pour la radio et la télévision - a fini par imposer sa loi sur les médias, d’abord sur la presse écrite, puis sur l’audiovisuel. Et depuis le début des années 1980 on a pu assister à un bouleversement du champ médiatique que l’évolution néo-libérale du cadre juridique a rendu possible.

En ce qui concerne la presse écrite quotidienne, une double tendance à la chute des ventes et à la concentration (opérée au mépris des ordonnances de 1944, avec la neutralité bienveillante des différents gouvernements) a pu être observée dès les années 1970, d’une part en raison de la concurrence de la télévision et d’autre part à cause de la logique capitaliste.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le tirage global de la presse quotidienne est passé de 15 millions d’exemplaires à moins de 10 millions, soit une chute de un tiers, alors même que la population française a progressé de plus de 30%. Mais en réalité, c’est essentiellement la presse quotidienne nationale qui a fait les frais de cette régression, alors que la presse quotidienne régionale, qui a connu également de graves difficultés et des restructurations lourdes, a mieux résisté. En effet, il existait en 1939 trente et un quotidiens nationaux diffusés globalement à 6,5 millions d’exemplaires; aujourd’hui, en ne tenant pas compte de la presse économique et sportive, il ne demeure que huit titres, vendus à moins de deux millions d’exemplaires, même si on observe depuis quelques années une légère progression des ventes. Encore faut-il souligner que sur ces huit quotidiens, deux au moins - ’La Croix’ et ’l’Humanité’ - ne survivent que grâce au soutien financier qui du groupe ’Bayard Presse’, qui du Parti Communiste Français. Et il faut noter que les quelques tentatives de création de nouveaux journaux se sont toutes soldées par des échecs cuisants : ’Le matin de Paris’, ’La Truffe’, ’Info-matin’, ’La République’, n’ont pas réussi à conquérir un public suffisant pour assurer leur équilibre financier.

Ceci étant, il ne serait pas juste de considérer que la presse écrite, dans son ensemble, se porte mal. En effet, si la presse quotidienne a subi la crise que l’on vient d’évoquer, la presse périodique, elle, ’marche’ plutôt bien, que ce soit la presse hebdomadaire d’informations générales, la presse économique, la presse spécialisée destinée au grand public, (dont notamment le presse féminine et la presse consacrée à la télévision), ou encore la presse spécialisée technique et professionnelle. Au total, la presse périodique est diffusée à environ 4 milliards d’exemplaires par an, et représente aujourd’hui plus de 57% de l’ensemble de la presse 144.

Au-delà de ces quelques éléments, la caractéristique fondamentale de l’évolution de la presse écrite depuis une vingtaine d’années semble bien être l’accélération de la tendance - naturelle en régime capitaliste - à la concentration du capital, qui s’est traduite par la mise en place ou l’expansion d’un petit nombre de groupes de presse multimédias. Il ne s’agit plus seulement comme cela a longtemps été le cas, de l’absorption des journaux en difficulté par les plus forts, mais du rassemblement dans une même entité économique, dans un même ’holding’, de différents médias et de divers moyens de production. Ainsi le groupe Hersant contrôle une vingtaine de titres de la presse quotidienne nationale et régionale (dont ’Le Figaro’ et ’Le Progrès’); il est également bien implanté dans la presse périodique; il détient également des régies publicitaires, une agence de presse, plusieurs imprimeries sans oublier un réseau national de radios locales privées et son incursion dans le domaine de la télévision avec l’expérience malheureuse de ’La 5’. Le groupe Hachette - Filipacchi est également puissant sur le marché de l’écrit (livres, journaux, magazines) ainsi que dans le domaine de l’audiovisuel (Europe 1, société de production télévisuelle) et dans la production de supports multimédias (encyclopédies sur C D Rom, etc.). Le groupe Havas, pour sa part, qui est le premier groupe français de publicité, intervient aussi dans la presse, dans l’édition (Nathan, Larousse) et dans la télévision (Canal +). On pourrait encore citer quelques autres groupes (Editions Mondiales, Amaury, etc.) de moindre envergure.

Mais c’est bien dans le domaine de l’audiovisuel que l’évolution - pour ne pas dire la révolution - néo-libérale a été la plus radicale à partir de 1981. En fait, il faut même remonter à 1974 - année de la partition de l’O.R.T.F. (Office de Radiodiffusion et de Télévision Françaises) en 7 entités indépendantes (TF1, A2, FR3, S.F.P., T.D.F., I.N.A.) - pour trouver les prémisses de la profonde mutation qui devait intervenir dans la décennie suivante, même si à l’époque, le principe de monopole de service public n’avait pas été officiellement remis en cause. Et c’est donc à partir de 1981, avec la légalisation des radios locales privées, que le secteur privé commença à s’emparer de plus en plus largement de la communication audiovisuelle. En 1984, la création de ’Canal Plus’, chaîne cryptée à péage constitue la première incursion - certes limitée mais symboliquement importante - du capital privé dans la télévision. Début 1986, ce processus néo-libéral se confirma nettement, avec la création de deux chaînes commerciales gratuites, la 5 et la 6; la 5 dominée par Silvio Berlusconi et le groupe Hersant puis le groupe Hachette, étant contrainte de déposer son bilan en 1992.

C’est avec la loi du 30 Septembre 1986 que fut consacrée la fin du monopole de service public dans le secteur de la télévision. Ce texte, en effet, comporte d’une part la privatisation de TF1, première des chaînes françaises sur le plan de l’histoire, de l’audience et du symbolique, et d’autre part une restructuration du service public restant, celui-ci se trouvant scindé en 6 sociétés: A2 et FR3 pour la télévision, Radio-France et R.F.I. pour la radio, l’I.N.A. (Institut National Audiovisuel) et R.F.O. A cette occasion, T.D.F. et la S.F.P. furent également partiellement privatisées.

Parallèlement à cette libéralisation de l’audiovisuel, des instances de régulation et de contrôle indépendants - quoique nommés par les pouvoirs publics - furent mises en place, à l’image de ce qui existe aux U.S.A., au Canada ou en Grande-Bretagne: la Haute Autorité de l’audiovisuel en 1982, la Commission Nationale de la Communication et des Libertés en 1986 et le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel en 1989. Cet organisme, qui semble aujourd’hui bien installé, dispose de pouvoirs assez importants: il nomme les présidents des sociétés de service public; il s’assure de l’objectivité et du pluralisme de la télévision publique; il accorde - ou non - les autorisations d’émettre aux entreprises privées de radio et de télévision, que ce soit par voie hertzienne terrestre, par câble ou par satellite et il détermine les fréquences utilisables. Le C.S.A. est également chargé de contrôler la stricte application des dispositions législatives limitant la concentration dans les médias: ainsi un même individu ne peut détenir plus de 25% du capital d’une télévision nationale; un groupe donné ne doit pas bénéficier d’une position dominante dans un même média; enfin un groupe n’a pas le droit d’être propriétaire en même temps d’une télévision hertzienne rayonnant sur plus de 4 millions de personnes, d’une radio de plus de 30 millions d’auditeurs ou d’éditer plus de 20 % du total de la diffusion de la presse quotidienne.

De l’avis de nombreux juristes et économistes, cette législation semble pourtant plus formelle que réelle, car facile à contourner et difficile à contrôler. On constate en tout cas qu’elle ne semble pas très gênante pour les grands groupes multimédias que nous avons déjà évoqués à propos de la presse écrite ni pour les groupes industriels ou financiers qui ont décidé d’investir sur le marché de la communication, comme Vivendi, Bouygues, Alcatel, les Chargeurs Réunis, la Compagnie Financière Rotschild, etc. On observe de toute façon une internationalisation croissante du marché de l’audiovisuel liée notamment au développement des réseaux par câble et par satellite ainsi qu’à la nécessité de produire toujours plus de programmes. Les grandes entreprises qui interviennent dans le domaine de la communication essaient donc de plus en plus de s’implanter dans le monde entier et de conquérir des ’parts de marché’ dans toutes les filières. Il est d’ailleurs à peu près certain que les satellites notamment ont constitué une véritable révolution du point de vue de l’économie et du droit de la télévision, dans la mesure où ils ne sont contraints ni par les frontières ni par les législations nationales.

Cette situation, dont l’évolution est encore largement imprévisible, ne peut manquer de susciter des interrogations, voire des inquiétudes, qu’Armand Mattelard formule ainsi: ‘Au niveau des systèmes médiatiques, dérégulation et globalisation signifient que de plus en plus de firmes de communication caressent le projet de sortir de leurs frontières et en font même une condition de leur survie; que la concurrence à laquelle est soumise la production nationale ne peut que s’intensifier; que l’objectif de rentabilisation tend à télescoper la multiplication de l’offre culturelle et accélère la recherche de formules sérialisées; que la notion ’d’identité nationale’ par produits culturels interposés est de plus en plus contrariée par les croisements multiples des capitaux et des formes de coproduction; enfin ce que nous pourrions appeler des ’espaces de communication régionaux à caractère global’ sont appelés à se développer’ 145 .

Notes
144.

Tous les chiffres cités dans cette section sont issus du livre de Pierre ALBERT: La presse française, La Documentation française, Paris, 1998.

145.

Armand MATTELART: Communication et médias, matière à risque, in L’état des médias, sous la direction de Jean-Marie CHARON, Editions La Découverte, Médias Pouvoir, C.F.P.J., Paris, 1991, p. 23.