1.3.2.3. La dictature de l’audimat ou le marketing généralisé

La loi Trautmann permettra-t-elle au moins de soustraire l’audiovisuel public à la logique marchande qui lui tient lieu de viatique depuis la fin du monopole ? On peut l’espérer, sans nécessairement y croire, et sans forcément apprécier l’ensemble des dispositions de ce texte. Ce qui nous semble certain, au moment où nous écrivons ces lignes, c’est que, comme nous l’avons déjà indiqué dans la section 1.3.1.2., les médias en général, et la télévision en particulier - y compris la télévision publique - fonctionnent bel et bien comme n’importe quelle marchandise. La logique libérale qui s’appuie sur la ’loi du marché’, le libre jeu de l’offre et de la demande, se traduit pour les médias, notamment audiovisuels, en termes d’audience.

Pour la presse écrite, qui constitue comme on l’a vu un ’double marché’ (lecteurs d’un côté, annonceurs publicitaires de l’autre), l’audience ne se mesure pas uniquement en fonction du nombre d’exemplaires vendus. Il faut en effet tenir compte de deux autres critères - essentiels au yeux des annonceurs - qui permettent de déterminer le prix de vente d’un espace publicitaire: l’étendue de l’audience, étant entendu qu’une publication peut être lue - ou parcourue - par deux, trois, quatre lecteurs, voire davantage; le ’profil’ du lecteur moyen (âge, sexe, catégorie socio - professionnelle, pouvoir d’achat, pratiques sociales et culturelles, etc.). L’audience telle que l’on vient de la définir constitue donc un élément déterminant non seulement parce que la vente et les abonnements apportent des recettes, mais aussi et surtout parce que le niveau et le prix de la publicité en sont directement tributaires. D’ailleurs la publicité représente pour nombre de journaux une ressource égale, voire supérieure, aux ventes. Et certains périodiques sont financés exclusivement par la publicité. Il vaut donc mieux avoir des ventes modérées, mais une forte audience et un lectorat considéré comme intéressant par les annonceurs plutôt que l’inverse. Ainsi un magazine comme ’Jours de France’, qui n’est tiré qu’à 150 000 exemplaires, tire 75% de ses recettes de la publicité, parce qu’on le trouve (envoyé gratuitement) chez tous les coiffeurs, médecins, dentistes, etc, et que son ’audience’ est au moins dix fois supérieure à sa diffusion.

Pour l’audiovisuel hertzien terrestre, les ressources ne sont absolument pas dépendantes des ventes puisque la réception est gratuite, mais exclusivement de la publicité quand il s’agit du secteur privé et partiellement de la publicité quand il s’agit du secteur public (l’autre partie étant assurée par la redevance). Or le volume et les tarifs de la publicité à la radio et à la télévision sont strictement conditionnés par l’indice d’écoute et la nature du public, tout cela étant calculé finement en fonction des différentes heures de la journée, des émissions programmées, etc, la mesure de l’audience est donc bien pour le secteur audiovisuel privé une condition sine qua non de son financement par la publicité; quant au secteur public, il est pour une part soumis aux mêmes contraintes du marché publicitaire que le privé, et dans une certaine mesure, la situation est même plus contraignante encore pour lui, car, comme il n’est pas en position dominante, les annonceurs ne se tournent pas spontanément vers lui, et la tentation est forte - pour conquérir des marchés publicitaires - de vouloir ’faire de l’audience’ à tout prix, et donc, comme on l’a déjà vu, de tomber dans la même logique que TF1.

Afin de pouvoir mesurer précisément l’audience des différents médias, un certain nombre d’organismes spécialisés mettent en oeuvre, quotidiennement ou périodiquement des techniques de plus en plus sophistiquées. C’est ainsi que l’Office de Justification de la Diffusion cogéré à la fois par les éditeurs de journaux, les annonceurs et les publicitaires, contrôle les chiffres de tirage, de diffusion, des abonnés, des invendus, etc., des publications qui se soumettent à cette vérification. Un second organisme, le C.E.S.P. (centre d’Etude des Supports de Publicité) est également une émanation des professionnels des médias écrits et audiovisuels, des publicitaires et des annonceurs. Créé en 1957, le C.E.S.P. mène une enquête annuelle sur le lectorat de la presse et sur l’audience des médias audiovisuels. A partir d’enquêtes réalisées auprès d’échantillons représentatifs de la population française, il présente notamment une typologie de l’audience des radios et des télévisions établie quart d’heure par quart d’heure en indiquant les caractéristiques socio-économiques des auditeurs et téléspectateurs en fonction de chaque plage horaire. Un troisième institut de sondage, Médiamétrie, qui travaille à partir des audimètres installés dans 1000 foyers représentatifs fournit un baromètre hebdomadaire qui indique le taux d’écoute des émissions télévisées ainsi que l’audience cumulée chaîne par chaîne. Au moyen de sondages téléphoniques, Médiamétrie étudie également les réactions aux émissions, les raisons pour lesquelles tel ou tel programme a été choisi etc, ces données étant ensuite croisées avec les éléments quantitatifs et les profils socioprofessionnels des personnes interrogées. Enfin, un ’audimat’ quotidien est réalisé conjointement par Nielsen et la S.O.F.R.E.S., toujours à partir d’audimètres disposés dans 1000 foyers représentatifs. Dans le même temps, 2000 foyers représentatifs sont interrogés quotidiennement afin de connaître leur opinion sur les programmes regardés. On a ainsi chaque jour l’audience de la veille minute par minute ainsi que l’avis des téléspectateurs à propos des différentes émissions.

Il semble donc clair que l’audiovisuel - et notamment la télévision - s’est engagée, particulièrement depuis la fin du monopole, dans une logique presque totalement commerciale. A partir de là, la mesure de l’audience et l’étude du public - qui ne sont pas critiquables en elles-mêmes car tout média souhaite toucher le plus large public possible - se sont transformées en une véritable dictature de ’l’audimat’. Autrement dit, l’audience n’est plus un élément d’appréciation a posteriori d’une programmation déterminée en fonction de critères fondés sur l’intérêt général (’Cultiver, informer, distraire’) mais un facteur, lié aux intérêts privés des téléspectateurs ou des groupes sociaux présents devant la télévision à tel ou tel moment de la journée. D’une certaine façon, on retrouve donc dans le fonctionnement de la télévision cette opposition qu’introduit Habermas entre ’l’opinion publique’ fondée sur l’usage public de la raison qui permet de dégager l’intérêt général et les opinions ’informelles, personnelles et non publiques’ qui relèvent soit des ‘évidences culturelles non discutées’, soit des ’expériences fondamentales propres à toute biographie personnelle’ ’, soit des ’évidences de la culture de masse’ 152. Or, ces ’évidences de la culture de masse’ qui, au travers de la loi d’airain de l’audimat, surdéterminent la programmation, sont en grande partie produites par les médias eux-mêmes. On peut donc à bon droit utiliser l’image, peu originale mais expressive, du ’serpent qui se mord la queue’, ou du ’cercle vicieux’, puisque les médias, notamment la télévision, en prétendant se conformer aux ’goûts et aux penchants’ du public, contribuent grandement à construire les goûts et les penchants en question, et à tout le moins, à conforter les instincts, les pulsions et les intérêts les plus primaires.

Ce qui est certain en tout cas, c’est que ‘la mesure de l’audience, appelée audimétrie, a récemment pris une importance nouvelle quand l’audiovisuel s’est ouvert aux entreprises privées, financées par la publicité. Ainsi peut-on dire que la télévision d’aujourd’hui vend davantage de l’audience à ses annonceurs que des programmes à ses téléspectateurs. L’audimétrie et ses résultats vont décider de l’équilibre financier de l’ensemble du système audiovisuel’ 153. La conséquence de cette dictature de l’audimat s’est traduite par une généralisation du marketing et par une mutation d’une politique de l’offre à une politique de la demande. Il s’agit pour les programmateurs, à partir des éléments qui leur sont fournis par les études d’audience et par les sondages, d’imaginer le plus scientifiquement possible quelles sont les attentes du public et d’élaborer une ’grille’ susceptible de séduire le plus grand nombre de téléspectateurs, et, autant que faire se peut, d’attirer le public d’une chaîne concurrente. Comme le signalait, il y a déjà quelques années, Pierre Wiehn, actuellement conseiller au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel: ‘’Auparavant, programmer revenait pour l’essentiel à placer dans les cases de la grille des émissions obéissant à une logique largement indifférente au concept de relation avec le public. Aujourd’hui, la compétition est telle que le programmateur élabore véritablement une grille pour maximiser des résultats d’audience. Il s’agit de faire le choix du jour et de l’heure, de la durée et de la périodicité, du style et du contenu des programmes, pour que chaque émission ait le maximum de chances de rencontrer son public’ 154. Mais au-delà de cette recherche effrénée de l’audience maximale, on peut déplorer que le public - ou plutôt les publics - soient eux-mêmes devenus un produit que les différentes télévisions vendent (fort cher) aux annonceurs. Ainsi, la prétendue satisfaction des attentes du public semble bien constituer un alibi pour dissimuler le but réel: d’une part pouvoir programmer les ’spots’ publicitaires aux heures de plus forte audience (’prime time’) et d’autre part pouvoir les diffuser en fonction du public présent devant l’écran à tel ou tel moment de la journée. On peut donc en conclure que si les annonceurs n’influencent pas directement le contenu des médias, le système de financement par la publicité, dans le cadre libéral que nous connaissons, est en grande partie à l’origine de cette ’dictature de l’audimat’ qui, au-delà de l’apparente diversification des programmes, pourrait contribuer grandement à la ’standardisation culturelle’ qu’évoquaient déjà, dans les années 1940, Théodor Adorno et Max Horkeimer, deux des pères de l’Ecole de Francfort.

Notes
152.

L’espace public, opus cité, p. 255.

153.

Hervé MICHEL et Anne-Laure ANGOULVENT: Les télévisions en Europe, Presses Universitaires de France, Paris, 1992, p. 106.

154.

Programmation d’une chaîne de télévision généraliste en régime de concurrence, Séminaire de l’I.N.A., 28 Septembre 1989.