1.3.2.4. Diversité et uniformité

Les partisans de la ’déréglementation’ dans le secteur des médias, et spécialement de l’audiovisuel, font valoir que la suppression de la ’main mise de l’Etat’, l’allégement des contraintes administratives et légales, le fonctionnement sans entrave du libre jeu de la concurrence, seraient de nature à permettre l’existence d’un plus grand nombre de médias et de programmes. Et la saine émulation entre tous ces médias, ajoutée à la possibilité de prendre en compte de façon spécifique tous les publics et tous les champs de l’activité humaine, seraient un facteur essentiel de diversité, de variété, de qualité, et donc de démocratie, puisque le consommateur pourrait finalement faire son choix dans un ’marché médiatique’ bien approvisionné où tous les goûts seraient représentés.

Quelle que soit l’appréciation politique et idéologique que l’on peut porter sur le libéralisme en général et sur la dérégulation dans le secteur des médias en particulier, il convient de se demander si, au moins, cette diversité peut être constatée, ne serait-ce que formellement, et si elle ne constitue pas, en quelque sorte, l’arbre qui cache la forêt.

En termes quantitatifs, les quelques chiffres que nous avons déjà indiqués donnent à l’évidence le sentiment d’une grande pluralité notamment pour la presse écrite, qui a toujours connu (depuis la loi de 1881) un régime relativement libéral: plus de 3 000 titres, des publications destinées à tous les publics et consacrées à tous les sujets, on ne peut, semble-t-il, rêver palette plus nuancée. Pour ce qui est de la radio, on peut constater sans peine qu’on est passé de 6 stations légales avant 1981 à plus de 40 pour un département comme le Rhône et que le choix paraît aujourd’hui beaucoup plus large qu’il y a vingt ans. Pour ce qui concerne enfin la télévision, l’offre qui, avant 1984, était limitée à trois chaînes d’Etat hertziennes terrestres, s’est élargie à 4 chaînes publiques nationales et à 3 chaînes privées, et, comme on l’a vu, à plusieurs dizaines si l’on prend en compte la diffusion par câble et par satellite. Et sans même parler des nombreuses chaînes thématiques, les programmes des différentes télévisions généralistes apparaissent comme assez dissemblables.

Ainsi, TF1 consacrait en 1990 37,9% de son temps d’antenne à la fiction (téléfilms et cinéma) alors que France 2 ne lui accordait que 27,9% et France 3 15,8%. La cinq, avec 52,6% et M6, avec 42,5%, dépassaient très largement ces chiffres. Dans le domaine des jeux et des variétés, la différence entre les chaînes était également sensible. Toujours en 1990, 32,3% du temps d’antenne de M6 était dédié à cette catégorie, alors que TF1 n’y consacrait que 14,9% et France 2, 21%. Pour ce qui est de l’information, des magazines et des documentaires, c’est France 2 et France 3 qui étaient largement en tête avec 32,8% et 47% de leur programmation, contre 19,6% pour TF1 et 20,4% pour la Cinq. Mais au-delà du pourcentage du temps d’antenne, il faut également prendre en compte les horaires de programmation qui conditionnent pour une part importante l’audience des différentes émissions. C’est ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, que seules France 2 et France 3 diffusent régulièrement en ’prime time’ des magazines, des reportages et des émissions de société comme ’La marche du siècle’ ou ’Envoyé spécial’.

Il apparaît donc - en tout cas selon Monique Dagnaud, membre du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel - que chaque chaîne cherche à se forger une ’identité’ 155. Pour Jean-Emmanuel Cortade, TF1 ‘est devenue la chaîne familiale du divertissement, et France 2 celle de la fiction TV haut de gamme et de l’information (...) Ancienne chaîne du cinéma, France 3 devient une ’chaîne culturelle’ ou l’information domine (...) M6 quant à elle, conserve son format ’musique et fiction’’ 156. Et selon le même auteur, ‘’Il existe de réelles différences entre la programmation du secteur public et celle du secteur privé’ 157.

Et pourtant bon nombre d’indicateurs conduisent à douter sérieusement que ces différences incontestables entre les chaînes de télévision, et plus généralement entre les divers organes de la presse écrite ou entre les stations de radio, reflètent une véritable pluralité idéologique et culturelle et témoignent d’une compétition où l’imagination et l’originalité seraient des atouts majeurs (A l’exception d’Arte et de la Cinquième).

Il faut rappeler en premier lieu - comme nous l’avons déjà indiqué dans le sous-chapitre 1.3.1. - que, d’un point de vue économique, les médias en général sont soumis à une concentration de plus en plus affirmée. Pour la presse écrite, même s’il existe un grand nombre de petits éditeurs, le marché est dominé par 6 ou 7 grands groupes parmi lesquels se trouvent deux géants: le groupe Hersant et le groupe Hachette-Filipacchi qui, d’ailleurs, ont tous deux très largement investi l’audiovisuel. Dans le domaine de la radio, on observe que en dehors du groupe NRJ, toutes les radios nationales, y compris bien sûr les réseaux, sont regroupées autour des grands groupes multimédias que sont C.L.T., la Sofirad, le groupe Hachette. Enfin, les télévisions privées aussi bien hertziennes terrestres que diffusées par câble ou par satellite appartiennent, dans la plupart des cas, à quelques grands groupes multimédias ou à quelques grosses sociétés industrielles ou financières: Bouygues (TF1, LCI, etc.), Havas (Canal Plus), la C.L.T. et la Lyonnaise des Eaux (M6), Vivendi (Chaînes câblées et satellites), etc.

On peut constater, en second lieu, que le pluralisme politique ne se traduit quasiment plus, de façon organique, dans les médias, ce qui n’est évidemment pas sans rapport avec le phénomène de concentration capitaliste que nous venons d’évoquer. En d’autres termes, à l’exception de la presse communiste (qui semble quasiment moribonde) et d’une certaine manière du ’Figaro’, la presse partisane, et même la presse d’opinion n’existe pratiquement plus. C’est maintenant la presse ’d’information’ et même ’de communication’ qui domine le marché. Quant au respect du pluralisme politique par les grands médias écrits et audiovisuels, nous aurons l’occasion d’y revenir largement, mais nous pouvons indiquer dès à présent qu’en dehors des campagnes électorales (et encore !), il n’existe pas, non seulement parce que les différentes forces politiques ne sont pas traitées équitablement, mais aussi, et peut-être surtout, parce que les médias, par différents moyens, notamment les sondages d’opinion, construisent en permanence des représentations qui constituent autant de normes sociales bornant strictement le champ du ’politiquement correct’.

En troisième lieu - et c’est peut-être le point le plus important, bien qu’il soit dans une certaine mesure une conséquence de ce que nous avons précédemment indiqué - on peut se demander si, du point de vue culturel, il existe véritablement des différences sensibles entre les grands médias. En fait, il apparaît que la généralisation du marketing comme outil essentiel de détermination du contenu des médias conduit à une très forte uniformisation et que, de toute façon, les sources d’information comme les fournisseurs de programmes - très souvent européens, voire mondiaux - proposent eux-mêmes des produits très standardisés.

On sait par exemple que ‘les médias vivent des médias: ils tirent leur ’substantifique moelle’ de l’actualité, certes, mais, pour ce faire, comptent autant sur les informations rapportées par d’autres sources, fournisseurs et médias, que sur leurs propres moyens’ 158. C’est ainsi que quatre ou cinq agences de presse internationales (Agence France Presse, Reuter, Associated Press, United Press International...) distribuent environ 80% des informations qui circulent dans le monde. Et en France, l’Agence France Presse bénéficie d’un quasi monopole. Par conséquent, même si les grands médias peuvent avoir leurs propres sources d’information (envoyés spéciaux, correspondants permanents, etc.) ils ne peuvent évidemment pas entretenir un réseau couvrant tous les lieux de la planète, ni même d’un pays donné. Le recours aux agences de presse est donc obligatoire. Et en toute hypothèse, les journalistes eux-mêmes tirent une grande partie de leurs informations des agences de presse, des médias locaux ou nationaux des régions ou pays où ils sont envoyés et, bien sûr, des ’informateurs institutionnels’ que sont les gouvernements, les collectivités locales, les partis et hommes politiques, les entreprises, les associations, en bref, tout ceux qui veulent ’faire passer’ un message. C’est ce qu’indique Jean-François Tétu quand il écrit: ‘la matière première pour le journaliste est moins le ’réel’ qu’un discours premier sur ce ’réel’, celui que produisent les institutions, dont d’ailleurs les médias font partie (...) la place de l’agence de presse est, à cet égard, tout à fait symptomatique: source d’un fort pourcentage des informations pour les journaux, elle est elle-même fondée, essentiellement, sur la recherche des ’sources’. La source n’est pas autre chose qu’un premier tri. Et, dans la mesure où, le plus généralement, la seule source utilisable se confond avec l’institution, il n’est ni étonnant, ni anormal que cette source, et à sa suite les moyens d’information, reflète les choix élémentaires de ceux qui, dans une société, ont droit à la parole, c’est-à-dire les couches dirigeantes’ 159. Il est donc évident que même si les journalistes sont conscients de ce phénomène et tentent de conserver une certaine réserve par rapport à leurs sources, il n’en reste pas moins que la ’matière première’ qu’ils utilisent est déjà un produit ’semi-fini’, assez largement standardisé et porteur, pour une part importante, de l’ordre social établi et de l’idéologie dominante.

Ce phénomène, à nos yeux essentiel, s’applique à une grande partie du contenu des médias, aussi bien écrits qu’audiovisuels. Mais il se double d’une autre réalité, à certains égards comparable, plus spécifique à la télévision. En effet, les télévisions ont considérablement développé leur temps d’antenne pour arriver aujourd’hui à émettre quasiment 24 heures sur 24. Or l’industrie des programmes n’a pas connu une expansion comparable, particulièrement en France, où ‘elle demeure artisanale et souffre d’une sous-capitalisation’ 160 . La France, et l’Europe, souffrent ainsi d’un grave déficit de programmes, notamment en matière d’oeuvres audiovisuelles et cinématographiques, ce déficit étant largement comblé par des importations de programmes américains. En France, en 1991, pour 40 085 heures d’oeuvres audiovisuelles diffusées, seules 2 519 heures relevaient de ’l’Expression originale Française’, soit 6,3%: 7,7% de fictions francophones inédites, 9,6% de magazines et documentaires. Et la situation est à peu près identique dans le domaine de la diffusion à la télévision d’oeuvres cinématographiques. Par ailleurs, les sociétés de production, qu’elles soient françaises ou étrangères, sont avant tout animées par des préoccupations de rentabilité, et sont donc enclines à fabriquer des programmes ’passe-partout’, adaptées au goût moyen, et susceptibles d’être diffusées sur différents marchés.

Si l’on examine l’évolution de la programmation des télévisions françaises depuis une vingtaine d’années, on constate une importante modification des contenus. On a de plus en plus le sentiment paradoxal que ’plus il y a de chaînes, moins il y a de choix’. En effet, depuis la fin du monopole et l’instauration d’une concurrence forcenée, on peut observer que ’la télévision généraliste est devenue essentiellement un instrument de distraction au détriment de sa vocation pédagogique’ 161. Le divertissement en général (fictions TV, films, variétés, jeux, sport, émissions pour la jeunesse, etc.) représentait ainsi en 1992 près de 60% de l’offre télévisuelle globale, alors que l’information, les documentaires et les magazines n’atteignaient pas les 30%. Et si l’on étudie la programmation en ’prime time’, on s’aperçoit que le divertissement occupe une place encore plus importante. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple - la semaine du 14 au 20 Novembre 1998 - et sans vouloir en tirer des conclusions générales et définitives, les programmes de début de soirée se présentaient ainsi: pour TF1, 2 émissions de divertissement, 2 films, 2 fictions TV, un magazine; pour France 2, une émission de divertissement, un film, 3 fictions TV, 2 magazines; pour France 3, 3 magazines, un film, 3 fictions TV; pour M6, 2 films, 4 fictions TV, un magazine. Pour chacune des chaînes on a donc au moins 4 programmes de divertissement sur 7 Jours (France 3), TF1 et M6 en proposant 6, et France 2, cinq.

D’une façon générale, la toute puissance de l’audimat et l’approche de la programmation en termes de marketing conduisent les télévisions à diffuser, notamment aux heures de grande écoute, des émissions susceptibles de plaire au plus grand nombre sans se soucier particulièrement de leur apport culturel (au sens large). Par conséquent, ‘’La dimension ’instrument de loisirs pour ceux qui n’en ont pas d’autres’ pousse à mettre l’accent sur les émissions distractives, en particulier à l’heure du prime time. Ainsi les effets de programmation et aspirations des téléspectateurs se conjuguent pour aboutir à une surconsommation des programmes de divertissement’ 162. On n’est pas très loin de la recherche du plus petit commun dénominateur entre les téléspectateurs potentiels que l’on se dispute.

Notes
155.

Monique DAGNAUD: L’âme des chaînes, CNRS/CSA, Paris, 1990.

156.

Jean-Emmanuel CORTADE: La télévision française, Presses Universitaires de France, Paris, 1993, p. 101.

157.

Ibid. p. 102.

158.

Michaël PALMER: Les médias vivent des médias in L’état des médias, opus cité, p. 25.

159.

Maurice MOUILLAUD et Jean-François TETU: Le journal quotidien, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p. 39.

160.

Jean-Emmanuel CORTADE: La télévision française, opus cité, p. 59.

161.

Ibid, p. 96.

162.

Monique DAGNAUD: L’art de construire la grille des programmes’ in L’état des médias, opus cité, p. 59.