1.3.3.1. Les supports du mythe

Comme chacun le sait, Roland Barthes a montré qu’un mythe est composé d’un système sémiologique premier (signe composé d’un signifiant et d’un signifié) qui constitue à son tour un signifiant, support d’un système sémiologique second dont la signification globale est donnée par la corrélation du signifiant (donc du système sémiologique premier) avec le signifié second. Pour procéder au décryptage de ce mythe de la ’société de communication’ dans la perspective proposée par Roland Barthes, nous nous appuierons essentiellement sur les travaux d’Erik Neveu qui a remarquablement analysé ‘les mécanismes sociaux qui suscitent l’essor d’une croyance en la ’société de communication’ 165 .

Nous considérons pour notre part que le mythe de la ’société de communication’ constitue, au départ, l’un des avatars du ’scientisme’ d’Ernest Renan et Auguste Comte dont les principes remontent aux années 1840 et ont profondément marqué non seulement la Troisième République mais aussi l’ensemble des intellectuels progressistes et une partie du mouvement ouvrier jusqu’à aujourd’hui. Le scientisme - qui s’inscrit dans le courant positiviste - pose que la science est en mesure de satisfaire tous les besoins matériels et intellectuels de l’homme, et qu’elle est, par nature, porteuse de progrès social et d’élévation de la condition humaine. Les avancées de la science, selon les scientistes, permettraient de supprimer tout ce qui est encore inconnu dans le monde physique et dans l’être humain et donc de supprimer les barrières, les préjugés, les conflits et de créer les conditions pour que l’homme domine complètement la nature et s’affranchisse de toutes les contraintes de la matière.

Il se trouve donc qu’en fait le système sémiologique premier du mythe de la ’société de communication’ apparaît lui-même comme un mythe, celui d’une science triomphante qui signifierait essor de la civilisation, amélioration des individus, instauration de la paix entre les peuples, développement de la culture, etc. Or il se trouve que si le XXème siècle a été, à bien des égards, le siècle de la barbarie (deux guerres mondiales, avènement des systèmes totalitaires, génocide arménien, holocauste des Juifs, guerres liées à la colonisation, conflits ethniques et guerres civiles...) il a aussi été celui des révolutions scientifiques et technologiques dans tous les domaines, à tel point que certains scientifiques affirment, de façon sans doute excessive, que la science a accompli davantage de progrès en un siècle que depuis l’apparition de l’homo sapiens. Il est en tout cas certain que les avancées scientifiques et techniques du XXième siècle ont réactivé une espèce de scientisme latent en donnant l’impression (ou l’illusion) que tout ou presque devenait possible, particulièrement dans le domaine des transports, de l’information et des télécommunications. Autrement dit, même si les découvertes de la physique théorique ont permis la fabrication des bombes atomiques, la mythologie scientiste a pu s’ancrer dans un réel bien concret, bien visible, bien perceptible dans la vie quotidienne des individus: automobile, aviation, astronautique (conquête de la lune), électrification et, surtout pour le domaine qui nous intéresse particulièrement, informatique, téléphone (y compris portable), massification de la photographie et du cinéma, généralisation de la radio, puis de la télévision, satellites de télécommunications, Internet, etc.

Or comme le signale Erik Neveu: ‘’Le premier ressort de la force sociale des énoncés sur la société de communication réside dans la visibilité des objets, des référents qu’ils peuvent solliciter’ 166. Et, évoquant plus précisément la ’révolution informationnelle’, il indique: ‘’celle-ci ne renvoie pas uniquement à des discours, des abstractions. Elle fait référence à un immense réseau d’objets qui quadrillent l’environnement urbain, l’espace domestique, scandent le temps quotidien. Les discours de la société de communication sont d’abord recevables parce que le monde quotidien met en contact des ordinateurs, des télécopieurs, des antennes paraboliques, des flashs d’information et des téléphones portables (...) Cette visibilité donne un support objectif au travail symbolique, à l’offre de sens des récits qui proposent d’ordonner les mouvements de la vie sociale à partir d’une de ses composantes la plus visible et la plus porteuse de changement’ 167.

Et c’est donc à partir de ce qui apparaît comme une réalité non seulement visible par tous mais encore dans laquelle chacun est, à un titre ou à un autre, impliqué, qu’ont pu ’fonctionner’ toute une série de discours, parmi lesquels les écrits de Mac Luhan font figure de modèles. En effet, Mac Luhan est l’un des premiers à avoir ’théorisé’, dans une oeuvre foisonnante, et souvent plus brillante que profonde, une espèce d’idéologie du déterminisme technologique. Des ouvrages comme ’La galaxie Gutenberg’ 168 ou ’Pour comprendre les médias’ 169 qui relèvent davantage de la ’vulgate’ que de la démarche scientifique ont connu un succès considérable auprès du grand public et des médiateurs professionnels et même dans une certaine mesure dans les milieux intellectuels et universitaires français, peut-être parce qu’ils sont apparus comme se situant dans le même esprit ’contre-culturel’, ’ anti-institutionnel’, libertaire et imaginatif que Mai 1968. Qu’il nous soit permis à cet égard d’évoquer succinctement un souvenir personnel: engagés entre 1972 et 1975 dans la préparation d’une licence de lettres modernes, nous avons pu constater par nous-mêmes l’engouement d’une partie du monde universitaire pour les thèses de Mac Luhan et leur caractère ’révolutionnaire’. Il nous revient notamment en mémoire, en écrivant ces lignes, l’un de nos enseignants de l’époque - alors jeune assistant en littérature française et devenu depuis professeur à la Sorbonne et chroniqueur culturel au ’Monde’ - qui encensait Mac Luhan et relayait à sa façon la mythologie du ’village global’. Ce n’est certes qu’une anecdote et un péché de jeunesse - et ’à tout pécheur miséricorde’ - mais qui nous semble témoigner de l’ambiance de cette période, d’un certain ’air du temps’ qui nous semble toujours vivace, notamment à propos des réseaux d’information et de communication.

Il apparaît en effet que, parmi tous les supports matériels qui rendent possible le développement de la mythologie de la ’société de communication’, l’essor des réseaux, et notamment d’internet, joue un rôle central. En effet, les réseaux, plus encore que les médias électroniques ’traditionnels’ (radio, télévision), se prêtant aisément à toutes sortes d’images et de métaphores évoquant le ’lien social’, le dépassement des barrières liées à l’espace et au temps, la modernité, la liberté, etc. Le nom même d’Internet, passé tel quel dans la langue ’française’ (International Network), indique, dans sa simplicité quasiment biblique, une ’naturalisation’ de la circulation mondiale des messages, dimension renforcée par l’usage d’une abréviation qui constitue en quelque sorte une représentation symbolique de la contraction spatio-temporelle permise par le réseau. On peut également penser que l’usage presque obligatoire de la langue anglaise pour désigner les réseaux et ce qui s’y rapporte, ainsi que pour les utiliser, est évidemment un des effets de l’américanisation du monde, mais aussi un signe qui renvoie au récit de la Tour de Babel, un peu comme si l’émergence d’une langue universelle, sinon unique, permettait de revenir à un âge d’or où ’toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots’ 170 et que le ’perfectionnement’ (au sens propre) du réseau mettait l’homme en situation de rejoindre et de dépasser les dieux. De la même façon, le ’Web’ (toile au sens de ’tissu’ et/ou de ’toile d’araignée’) signifie le maillage, l’interconnexion et même d’une certaine façon la constitution, tellement la trame est serrée, d’un nouvel ’espace-temps’ dans lequel l’unité de mesure est la vitesse de la lumière, et sur lequel on peut ’surfer’, ce qui indique la vitesse, le jeu, le sport, la jeunesse, la modernité, et un contact à peine perceptible avec la matière. On pourrait également citer la métaphore - moins subtile - des ’autoroutes de l’information’ qui, en ramenant l’inconnu électronique au connu géographique, contribue à la ’naturalisation’ et à la visibilité des réseaux. Il faut également signaler l’utilisation récurrente d’une série de formules ou de slogans plus ou moins publicitaires pour qualifier les réseaux qu’ils soient dédiés aux transports comme le réseau ferré ou le réseau routier, à l’énergie (gaz, électricité) ou aux télécommunications: ‘les hommes qui relient les hommes’, ’le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous’, le ’réseau qui vous relie au monde’, ’chantier planétaire’, ’système nerveux de nos sociétés’ , etc.

En bref, pour pointer les grands traits de la pensée Mac Luhanienne, qui a joué un rôle décisif dans la construction de la mythologie de la ’société de communication’, on peut, comme l’a fait Erik Neveu, retenir ‘quelques formules (qui) peuvent non résumer mais suggérer les articulations d’une pensée. ’Le message c’est le médium’ vient souligner combien par leurs structures et leur grammaire, les médias agissent comme des formes symboliques, des moules qui surdéterminent le sens mis en circulation. L’histoire des civilisations est même soumise à une périodisation liée aux outils de communication, qui mène de al culture orale, aux temps réflexifs de l’imprimerie pour laisser une communication orale et plus fusionnelle faire retour avec l’électronique et la télévision. Mac Luhan évoque encore la contraction de l’espace-temps en un ’village global’ sous l’effet des réseaux de communication. Il invite à penser les médias comme des extensions des sens et du système nerveux humain’ 171.

Notes
165.

Ibid. p. 151.

166.

Ibid. p. 89.

167.

Ibid. p. 89-90.

168.

Marshall MAC LUHAN: La galaxie Gutenberg, Gallimard, Paris, 1977.

169.

Marshall MAC LUHAN: Pour comprendre les médias, Editions du Seuil, Paris, 1968.

170.

La Bible. Livre de la Genèse. 11,1. Traduite par Louis SECOND. Nouvelle édition de Genève, 1979, p. 10.

171.

Erik NEVEU: Une société de communication, opus cité, P; 38 - 39.