1.3.3.2. ’Les promesses du mythe’

Visibilité technologique et vulgate Mac Luhanienne, tous les ingrédients étaient donc réunis pour que la mythologie de la ’société de communication’ se trouve très fortement légitimée. Et il apparaît qu’aujourd’hui encore, y compris dans une partie du monde universitaire, les thèses de Mac Luhan ont la vie dure, puisqu’on retrouve ce même déterminisme technologique chez un certain nombre de chercheurs contemporains, particulièrement dans les travaux de Régis Debray, dont la ’médiologie’ - même si elle est mieux construite théoriquement - se situe au fond dans la même perspective que Mac Luhan.

Si, pour poursuivre l’analyse de Roland Barthes, on examine le système sémiologique second de la ’société de communication’, on constate que le mythe peut se ramener, pour l’essentiel, à cinq ‘’promesses: abondance, démocratisation, autonomie des individus, mondialisation, contraction de l’espace-temps’ 172. Après avoir explicité ces cinq points, nous essaierons de montrer en quoi ils s’intègrent parfaitement dans l’idéologie néo-libérale.

La ’société de communication’ serait, en premier lieu, une société d’abondance, de variété, de choix. Nous avons déjà évoqué, dans la section 1.3.2.3. l’apparente diversité des médias aussi bien écrits qu’audiovisuels: nombre de titres et spécialisation de la presse écrite, nombre et ’thématisation’ des stations de radio et des chaînes de télévision, explosion de la production de livres, disques, cassettes, CD Rom, jeux vidéo, multiplication des ’banques de données’ en tous genres auxquelles les réseaux permettent un accès facile et immédiat, etc., tout concourt à donner l’image de ‘ce grand magasin planétaire (dans lequel) les animaux sociaux que nous sommes vendront, négocieront, marchanderont, choisiront, débattront, flâneront, se rencontreront’ 173. Et bien évidemment, cette abondance est présentée comme porteuse de démocratisation, aussi bien sur le plan culturel que politique. Sur le plan culturel, cette prétendue démocratisation s’appuie d’une part sur la réduction du coût des produits et services culturels, de la micro - informatique à la haute fidélité en passant par la radio, les spectacles et les voyages; au-delà de cette dimension économique, l’idéologie dominante met en avant le fait que grâce aux médias de masse, notamment la télévision, les grandes oeuvres artistiques, de même que les grands spectacles sportifs, autrefois réservés à une élite cultivée et fortunée, seraient aujourd’hui accessibles à tous; enfin, la ’société de communication’ constituerait au fond un outil pédagogique exceptionnel: Lionel Jospin se déclarait par exemple le 25 Août 1997, ‘convaincu que les technologies de l’information constituent un vecteur d’apprentissage du savoir et de la culture’ et appelait ‘à exploiter les richesses du multimédia comme outil pédagogique’ 174). De même, Al Gore 175 et Bill Gates 176, parmi d’autres, ont consacré de longs développements à l’éducation, que les ’autoroutes de l’information’ sont censées bouleverser et rendre accessible au plus grand nombre, y compris dans le tiers-monde. Pour eux, l’éducation, considérée comme le ’meilleur investissement possible’, sera non seulement profondément modifiée dans ses pratiques, mais aussi dans ses fondements, puisque chacun pourra accéder directement - sans l’intermédiaire d’une médiation institutionnelle comme l’école - à la totalité des savoirs et que chaque individu pourra en quelque sorte ’faire son marché éducatif’ en fonction de ses envies, de ses goûts, de ses besoins, etc.

Cette ’société de communication’ fondée sur l’abondance et la démocratisation culturelle permettrait, en second lieu, par voie de conséquence, un développement sans précédent de la démocratie politique, de la citoyenneté, de la liberté. C’est tout particulièrement les réseaux d’information et de communication qui modifieraient du tout au tout la donne démocratique, en permettant de nouvelles formes de débat, de consultation des individus, une meilleure participation des citoyens à la vie locale, un accès plus aisé à l’information publique. On ne peut manquer de citer, à ce propos, les déclarations dithyrambiques d’un Al Gore. Pour lui, en effet, ’la communication instantanée’ que permettront les ’autoroutes de l’information’ ne sera ‘pas seulement une métaphore de la démocratie en marche; dans les faits, elle encouragera le fonctionnement de la démocratie, en accroissant la participation des citoyens à la prise de décisions’ ’. Et Al Gore n’hésite pas à affirmer: ‘’J’y vois un nouvel âge athénien de la démocratie qui se forgera dans les forums que le ’Global Information Infrastructure’ créera’’ . C’est dans cette même illusion de citoyenneté électronique que s’inscrivent l’usage surabondant des sondages d’opinion et le discours dominant selon lequel lesdits sondages permettraient la mise en oeuvre d’une forme moderne de démocratie directe permettant à ceux qui détiennent le pouvoir de connaître à tout moment et sur toutes les questions l’état d’esprit de la société civile. Nous reviendrons très largement sur ’l’opinion publique’ dans la troisième partie de la présente thèse, mais nous pouvons indiquer dès à présent trois spécificités françaises: tout d’abord, la France est le pays qui fait le plus appel aux sondages, notamment en dehors des périodes électorales; en second lieu, les sondages sont de plus en plus traités par les médias comme un événement en soi, quand ils ne sont pas sciemment commandités pour ’construire l’événement’; enfin, ‘le particularisme français réside aussi dans le prestige symbolique acquis par cet outil, au point que manifester de l’esprit critique sur les sondages fait désormais suspecter du crime de lèse-démocratie’ 177.

La ’société de communication’ en troisième lieu, se présente comme un vecteur essentiel de l’autonomie des individus et de leur ’interactivité’ - et donc de leur liberté et de leur responsabilité -. Cette autonomisation peut d’abord se lire comme une véritable ’décentralisation’ de la société, une réelle organisation en réseaux, ce qui, dans un pays centralisé et jacobin comme la France, contribue plus encore qu’ailleurs à la puissance du mythe. Ainsi, se répand par exemple tout un discours relatif au développement économique local qui serait de moins en moins lié aux conditions matérielles, notamment géographiques, et de plus en plus à l’usage des réseaux. On peut ensuite, considérer l’autonomie comme une perspective d’interactivité liée au principe même des réseaux et à leurs innombrables connexions. Cette interactivité serait particulièrement caractérisée par une espèce d’interactionnisme universel où chacun pourrait, en temps réel, aider l’autre et se faire aider par lui. Notons encore que l’interactivité, considérée cette fois davantage comme la possibilité pour les consommateurs de médias et de produits culturels d’intervenir, par téléphone, par Minitel, ou par Internet, pour choisir entre différents programmes ou entre différentes options à l’intérieur d’un même programme semble offrir un espace de liberté et de ’créativité’ aux usagers des médias. L’autonomie renvoie également à la ’convivialité’ comprise dans un sens plus large que celui développé par Ivan Illich, et définie par Erik Neveu comme promesse ‘d’une société pacifiée, euphémisant les différences et les hiérarchies sociales’ 178. Fondée sur l’usage de technologies (micro - informatique, télématique, réseaux) utilisables aisément par tous, la convivialité permettrait à chacun de dépasser les contraintes physiques et sociales (réservation à distance, répondeur téléphonique, serveurs vocaux, informatique personnelle...) et de ne plus être tributaire de ’spécialistes’. L’autonomie, c’est enfin la transparence: la ’société de communication’ serait caractérisée par un développement sans précédent du ’principe de publicité’, à la mesure de l’essor des médias et des technologies de traitement et de diffusion de l’information. Aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine du savoir ou dans le domaine de l’espace public, la pratique du secret deviendrait quasiment impossible et serait de toute façon tellement réprouvée que plus personne n’oserait s’y risquer.

En quatrième lieu, la ’société de communication’, notamment grâce aux réseaux de transports rapides et de télécommunications, abolirait pratiquement les distances et serait la cause de la ’mondialisation’, donnant ainsi une réalité au fameux ’village global’ dont Mac Luhan était le chantre. Bien entendu, cette ’mondialisation’ n’est pas pour l’essentiel une conséquence des réseaux de communication mais de la logique capitaliste - impérialiste - à l’échelle internationale. En fait, le développement des réseaux intercontinentaux de transports et de communication a plutôt accompagné les besoins du capitalisme au fur et à mesure que se multipliaient les échanges économiques et la division internationale du travail. Mais ce qui est vrai, c’est que les réseaux, et leur logique propre, jouent à leur tour un rôle dans le processus de mondialisation. Cependant, ce qui nous semble fondamental, c’est que les réseaux exercent une double fonction, d’une façon à certains égards contradictoire: d’un côté, ils contribuent fortement à donner une ’visibilité’ générale à la mondialisation; et d’un autre côté, ils participent - par l’usage idéologique qui en est fait - à l’opacification de ses fondements économiques et politiques et à sa naturalisation. Pour ne citer qu’un seul exemple ‘l’accès instantané aux images des grands événements internationaux (Guerre du Golfe, putsch de Moscou), dont le réseau de télévision CNN s’est fait une spécialité, matérialise encore cette ubiquité planétaire de l’information’ 179 . Ainsi, ces innombrables interconnexions à l’échelle planétaire seraient la cause d’une interdépendance croissante, si bien que la plupart des grands problèmes ne pourraient plus trouver de solution dans le seul cadre national.

Enfin, la ’société de communication’ introduirait un nouveau rapport à l’espace et au temps, fondé sur la vitesse et l’instantanéité. Les moyens de transports ultra - rapides (TGV, avion) ainsi que les télécommunications par satellite (téléphone portable, télécopie...) contractent l’espace et le temps et ’délocalisent’ les individus dans la mesure d’une part où ils peuvent se rendre en un temps record dans n’importe quel lieu de la planète, et d’autre part où, quel que soit le lieu physique où ils se trouvent, ils restent en contact avec les réseaux électroniques. Du coup, la cartographie échappe à la géographie physique et décrit un paysage totalement nouveau, structuré par les réseaux de communication, dans lequel des zones immenses deviennent en quelque sorte des déserts. Hors de la proximité des gares TGV, des aéroports, des autoroutes et de l’accès aux réseaux électroniques, point de salut ! A l’exception de quelques grandes métropoles du Sud - Est asiatique, le tiers-monde, dans sa quasi totalité, se trouve donc exclu de ce processus d’affranchissement de l’espace et du temps, et, même dans les pays développés, seules les agglomérations urbaines bénéficient d’une position stratégique. Et sur le plan social, il est certain que, dans un univers de plus en plus organisé autour des réseaux, ceux qui, pour des raisons financières, physiques ou culturelles, n’y auront pas accès, se trouveront irrémédiablement marginalisés. ‘Le prophétisme Mac Luhanien trouve aussi là sa limite, la contraction de l’espace temps se fait à travers la construction d’un tissu planétaire de métropoles, délaissant les ’campagnes mondiales’. Si le prochain monde est celui de ’Réseaupolis’, il connecte de l’urbain et écarte les villages de ce ’global’ 180.

En développant à notre façon les ’cinq promesses’ de la ’société de communication’ que nous avons empruntées à Erik Neveu, nous n’avons fait qu’effleurer sa dimension idéologique. Si l’on pousse plus avant l’analyse de ce point de vue, on constate que nous avons affaire à une mythologie foncièrement libérale, qui s’appuie sur les mêmes lignes de force que les apologistes du ’laisser faire, laisser passer’ et qui, au surplus, sert en quelque sorte de ’manteau de Noé’ à la dérégulation et à la déréglementation. En effet, dans un monde totalement globalisé, où les hommes et les informations circulent sans entraves et quasi instantanément, où les réseaux électroniques ne connaissent pas de frontières, où les médias nous dévoilent en ’temps réel’ ce qui se passe à l’autre bout de la planète, comment imaginer que les marchandises et les services - y compris les produits culturels - puissent subir des contraintes, des taxes, des quotas, comment justifier que les Etats se mêlent d’entraver, par des mesures bureaucratiques, la marche de l’humanité vers la réalisation de valeurs universelles. Car, à y bien regarder, les ’promesses’ de la ’société de communication’ - et c’est, selon nous, ce qui leur donne une forte efficacité idéologique - constituent, au fond, une réactivation technologique des ’droits de l’homme’ et une façon de donner une nouvelle virginité au capitalisme en mettant en évidence sa capacité à les mettre en oeuvre. Si, pour Lénine, le socialisme pouvait se définir par ’les soviets plus l’électricité’, le capitalisme, par l’intermédiaire du mythe de la ’société de communication’ réunirait dans une même perspective humaniste les droits de l’homme et les réseaux. Comme l’écrit Armand Mattelart: ‘’grâce aux autoroutes de l’information, ces modernes réseaux qui vont transformer la planète, tous les hommes deviennent frères. Telle est la nouvelle utopie - la nouvelle idéologie - qui se répand en cette fin de siècle. Et que diffusent les défenseurs du marché global et les partisans du libre flux des données immatérielles’ 181. Au total, il apparaît clairement que cette ‘’techno - utopie se révèle une arme idéologique de premier plan (...) en vue de naturaliser la vision libre-échangiste de l’ordre mondial’ 182.’

Notes
172.

Ibid. p. 53 - 54.

173.

Bill GATES: La route du futur, 1995.

174.

Discours à l’Université de la communication à Hourtin le 25 août 1997.

175.

Déclaration devant l’Union Internationale de la Communication en 1994.

176.

La route du futur, opus cité.

177.

Erik NEVEU: opus cité.

178.

Ibid. p. 61.

179.

Ibid. p. 64.

180.

Ibid. p. 66.

181.

Armand MATTELART: Les enjeux de la globalisation des réseaux in Internet, l’extase ou l’effroi, Le Monde diplomatique hors série, Octobre 1996, p. 10

182.

Armand MATTELART: Les eldorados du numérique in Le Monde de l’éducation, Avril 1997, p. 50.