1.3.3.3. La communication mise en scène par les médias

Evidemment, cette mythologie de la ’société de communication’ nécessite, pour être efficace, une forte médiatisation. On observe en effet que les médias - et d’une façon plus globale ceux qu’Erik Neveu appelle ’les montreurs de communication’ - contribuent d’une façon décisive à populariser et à légitimer l’idéologie de la ’société de communication’, et ce d’autant plus que leur statut de médiateurs professionnels donne à leurs propos sur la communication une légitimité qui apparaît comme incontestable.

Notons tout d’abord, comme le fait fort justement Erik Neveu, que si les médias de masse, les journalistes, les professionnels de la publicité et les ’penseurs pour caméras’ constituent la partie la plus visible des porte-parole de la ’société de communication’, il existe en fait un très grand nombre d’agents sociaux qui exercent une activité de ’travail symbolique’, en ce sens qu’ils ne sont ni producteurs ni vendeurs de produits matériels, mais diffuseurs de normes, de valeurs, de connaissances, de modèles sociaux et culturels, etc. De même les ’montreurs de communication’ n’exercent pas leur activité symbolique que dans le cadre professionnel. La vie privée est de plus en plus l’objet de leurs analyses, de leurs conseils visant à permettre aux individus de mieux communiquer entre eux. Sans aller aussi loin qu’Erik Neveu qui nous semble développer une vision trop extensive des ’montreurs de communication’, nous considérons en effet que, sous une forme ou sous une autre, à un degré ou à un autre, nombre de professions, qui, depuis un certain temps, se sont beaucoup développées, contribuent fortement à accréditer l’image d’une société où la communication serait la valeur centrale et le remède à tous les maux. Ainsi les travailleurs sociaux (animateurs, éducateurs, assistantes sociales), les professions para-médicales (psychologues, sexologues...), les métiers liés à l’accueil et à l’information du public (hôtesses, ’agents d’ambiance’, personnels chargés de donner des renseignements...), les métiers de services et de conseils aux entreprises (relations publiques, conseil en communication, publicité...), les professions culturelles et scientifiques (journalistes, chercheurs, animateurs sportifs ou culturels...), peuvent jouer, à certains égards, un rôle important dans la représentation de la communication comme outil privilégié de résolution des conflits sociaux (interpersonnels et collectifs) mais aussi comme instrument d’affirmation de l’individu dans la société.

Par expérience professionnelle - pour avoir nous-mêmes participé activement, souvent en situation de ’leader’, à diverses expériences de ’projet de service’, ’d’audit interne’, de mise en oeuvre de ’management participatif par objectifs’, dans un certain nombre de collectivités territoriales et de structures associatives para-publiques - nous pouvons affirmer que la circulation de l’information et de la communication, de haut en bas, de bas en haut et surtout transversalement est maintenant considérée comme le problème par excellence, comme la cause première de la plupart des dysfonctionnements. C’est vrai pour l’organisation du travail, les ’procédures organisationnelles’, les rapports hiérarchiques, mais aussi et surtout pour ce qui est de l’ordre de la résolution des conflits, des conditions de travail et de rémunération, de la ’gestion des ressources humaines’, bref de tout ce qui relève de ce que l’on appelle aujourd’hui, par un doux euphémisme, les ’relations sociales’ dans l’entreprise. Chacun peut constater, à partir de là, la place de plus en plus importante accordée, aussi bien par le secteur privé que par le secteur public, à la ’communication interne’. Celle-ci, qui utilise aussi bien les vecteurs écrits et audiovisuels que les formes traditionnelles de communication dialogique (notamment par l’intermédiaire des cadres et des techniques de ’management’), est devenue un outil essentiel au service de la ’paix sociale’.

Mais ces ’montreurs de communication’ - dont les conseils ou les incitations à ’bien communiquer’ se transforment non seulement en norme sociale mais aussi, parfois, en injonctions plus pressantes, en ’obligation professionnelle’ pour les personnels en contact avec la clientèle ou pour les fonctionnaires en lien direct avec le public - verraient sans doute leur influence limitée, si les médias de masse n’accordaient pas eux-mêmes une importance capitale à la communication qui se trouve sans cesse représentée comme un facteur indispensable pour dénouer les crises (sociales, politiques, conjugales...), comme un élément dont le ’déficit’ explique les grèves, les tensions, les manifestations, voire les défaites électorales. On constate donc que les médias, non seulement développent un discours présentant la communication comme une espèce de thérapeutique sociale universelle, mais encore donnent une place centrale à la mise en scène de situations de communication, aussi bien dans les fictions que dans les divertissements, les magazines ou les informations. La presse écrite dans la mesure de ses possibilités techniques, mais surtout la radio et plus encore la télévision, ont de plus en plus recours à la représentation concrète d’individus ou de groupes en train de communiquer. Ainsi la presse quotidienne et, davantage encore, les magazines, font très largement appel à l’entretien, à la table ronde, à la présentation de points de vue exprimés par différents locuteurs, au compte-rendu de débats (à commencer par les débats parlementaires où les commentaires sur la forme du débat constituent souvent l’essentiel d’un article); de même, lorsqu’une question fait l’objet d’une polémique, de mouvements sociaux ou que les médias la considèrent comme étant ’dans l’air du temps’, ils n’hésitent pas à fabriquer un supplément dont la forme, généralement différente de celle du journal habituel, vise à donner une représentation de la discussion en cours: ainsi des ’événements’ comme le PACS ou le mouvement lycéen de 1998 ont donné lieu à de telles mises en scène mêlant articles relatifs à la forme du débat, interviews de personnalités, présentation des protagonistes et de leur point de vue, réactions d’une dizaine de personnes ’de la rue’ censées représenter les consommateurs ou les utilisateurs, et pour couronner le tout, un sondage, forme suprême de communication, grâce à laquelle chacun, symboliquement, aura pu participer au débat et influer sur la décision finale.

Les médias audiovisuels, de par leur nature même, peuvent procéder encore plus facilement que la presse écrite à une mise en scène de la communication. La radio, pour sa part, utilise très largement les formes dialogiques que nous venons d’évoquer: entretiens, débats, tables rondes, ’micro trottoir’, etc. mais elle a également recours à des modalités spécifiques rendues possibles par son caractère oral. Ainsi, les grandes émissions politiques où l’invité est interrogé par quatre ou cinq journalistes (le ’Club de la presse’ d’Europe n°1, le ’Grand jury’ de RTL - Le Monde diffusé également sur LCI, etc.) constituent une représentation symbolique de l’Agora, et sont d’ailleurs souvent évoqués par la presse écrite ou par la télévision. De même, le téléphone apparaît comme l’outil privilégié qu’utilise la radio pour donner à entendre la communication en train de se faire, que ce soit dans les informations, dans les jeux, dans les variétés (avec le système ’stop ou encore’ les auditeurs choisissent par téléphone entre plusieurs chansons), ou dans un certain nombre d’émissions portant sur des thèmes variés (politique, questions de société, vie privée...) mais qui sont fondées sur l’usage du téléphone (’le téléphone sonne’ sur France Inter, naguère ’Allo Ménie’ sur une antenne périphérique, le ’téléphone rouge’ d’Europe n°1, ’la valise’ sur RTL, etc.). Le téléphone, en effet, est sans doute un des symboles les plus significatifs de la communication entre les individus: son universalité, sa facilité d’usage, son instantanéité, son caractère de quasi prolongement du corps humain, donc de média sans médiation, si l’on peut dire, son organisation en réseau, et maintenant, grâce au téléphone portable, la possibilité pour un individu d’être en liaison avec le monde où qu’il se trouve, tout cela a contribué à ériger le téléphone en signe par excellence de l’interactivité et du lien social. ‘L’Amérique fut la première, grâce au succès de ce moyen de communication, à permettre la création d’une forme d’émission de radio dans laquelle intervenait directement l’auditeur. En France, cette évolution allait être plus tardive, mais peut-être plus spectaculaire (...)Le combiné téléphonique est donc devenu, comme en Amérique, le mode le plus simple pour développer une nouvelle interactivité à la radio (...) Chaque radio qui se veut interactive ménage dans son programme des émissions utilisant la téléphone. Interactivité primitive lorsque les auditeurs décident de la continuation d’un match entre les prestations de deux chanteurs, ou lorsqu’ils orientent une émission d’information en questionnant directement les personnalités réunies pour débattre d’un sujet’ ’ 183.

La télévision, quant à elle, dispose évidemment de tous les atouts nécessaires pour apporter sa pierre (ou plutôt son rocher) à la mythologie de la ’société de communication’. Elle utilise pour ce faire une mise en scène à bien des égards voisine de celles de la presse écrite et de la radio, mais qui se trouve perfectionnée par ses possibilités propres: interviews, débats, liaison instantanée par téléphone ou, le plus souvent, par satellite, (avec image et son), avec tel ou tel envoyé spécial ou correspondant à l’autre bout de la planète, liaison en ’duplex’ avec telle ou telle personnalité, ’talk-shows’ ou émission de plateau qui représentent symboliquement une mini agora censée être représentative de l’ensemble de la population, (’Ca se discute’ sur France 2, ’Combien ça coûte’ sur TF1, ’D’un monde à l’autre’ sur France 2, etc.), communication téléphonique avec les téléspectateurs (jeux, ’reality shows’, émissions de divertissement), sondages par Minitel ou par Internet dans telle ou telle émission politique (’Public’ sur TF1), possibilité pour les téléspectateurs, à l’occasion d’une émission portant sur un ’sujet de société’, de faire état par téléphone de leurs questions et points de vue auprès d’un standard téléphonique, présence de public dans de nombreuses émissions, etc. Il faut également évoquer ce qui constitue une partie importante des programmes télévisés, à savoir la fiction. Dans ce domaine-là aussi, un certain nombre d’études ont montré que les téléfilms en général, et particulièrement les ’sitcoms’ destinées aux adolescents, accordent souvent une place considérable à la communication (ou à la non communication) entre les individus et tendent à la légitimer comme vecteur essentiel de la qualité des rapports humains. Il faut également souligner, un peu sur le même terrain, que de nombreuses émissions de télévision abordent, sous une forme ou sous une autre, les questions relatives à la vie privée, soit en les objectivant (émissions médicales, interventions de spécialistes, etc.) soit en montrant à l’écran des individus en train de vivre (ou de jouer) leurs problèmes de couple, de sexualité, de drogue, d’alcool, de famille, d’argent, etc. Dans tous les cas, la communication est présentée comme le seul recours, soit en faisant appel à une médiation thérapeutique (médecin, psychologue, conseiller conjugal...) ou technique (avocat, notaire...), soit - et c’est le plus frappant - en attribuant à la télévision elle-même ce rôle de médiation, de rétablissement de la communication entre les êtres humains, un peu comme si la caméra - et derrière elle le public - jouaient le rôle de psychanalyste vers lequel s’effectue le transfert des tendances et sentiments des ’patients’ en train d’être filmés. Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre 2.4. de la présente thèse.

Comme l’indique le sociologue Philippe Breton: ‘Les médias sont un incomparable moyen de diffusion de la communication comme valeur: on remarquera en effet la place croissante prise par exemple à la télévision par la mise en scène de situations de communication à tous les niveaux possibles. Les personnages des ’séries’ nous montrent comment communiquer et surtout comment faire pour communiquer. Il y a peu d’émissions aujourd’hui sans débats, échanges et participations diverses du public, et l’attrait pour les jeux divers vient aussi de ce qu’ils sont des situations de communication privilégiées. Dans ce sens, le message principal - peut-être même l’unique message véritable - que les médias véhiculent aujourd’hui est l’importance de la communication comme valeur centrale autour de laquelle la société est censée s’organiser’ ’ 184. On voit bien, à partir de là, comment s’organise le dispositif subtil par lequel la mythologie de la ’société de communication’ conduit, entre autres, à rendre les médias ’incontournables’, en même temps qu’en retour les médias contribuent très fortement à légitimer et à actualiser la mythologie. On peut penser que ce qui rend le système médiatique si puissant aujourd’hui, ce qui donne le sentiment que l’on ne peut pas se passer des médias sauf à être d’une certaine façon ’exclu’ du jeu social, c’est cette parfaite adéquation entre les valeurs qu’ils véhiculent et les techniques qu’ils mettent en oeuvre. Autrement dit, ils ne se contentent pas de répandre un discours sur la ’société de communication’, discours dont il faut d’ailleurs souligner la dimension performative (qu’importe le message, l’important c’est de communiquer !); ils se mettent également eux-mêmes en scène comme ceux qui ont d’ores et déjà réalisé pour leur propre compte les ’promesses’ de la ’société de l’information’ et qui les mettent à la disposition de tous.

Notes
183.

Bernard CLARENS: Radio et téléphone, une association fructueuse, in L’état des médias, opus cité, p. 203.

184.

Philippe BRETON: L’idéologie de la communication et l’emprise des médias, in L’état des médias, opus cité, p. 232.