1.3.4.1. Le champ journalistique et ses spécificités

Comme chacun le sait, les ’champs’ pour Pierre Bourdieu sont des ‘espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysés indépendamment des caractéristiques de leurs occupants et en partie déterminées par elles. Il y a des lois générales des champs: des champs aussi différents que le champ de la politique, le champ de la philosophie, le champ de la religion ont des lois de fonctionnement invariantes’ ’ 187 Il ne s’agit donc pas, pour comprendre le fonctionnement d’un champ donné, d’étudier les caractéristiques de l’ensemble des individus qui s’y consacrent, mais bien le système de relations qui se développent entre les agents concernés. Il faut par ailleurs souligner que la construction d’un champ, même si ’le point de vue crée l’objet’ 188, ne relève pas d’une décision arbitraire pour le chercheur. Tout au contraire, on ne peut considérer une formation sociale quelconque comme un champ, comme un ’système régi par ses lois propres’ 189, que si la réalité sociale et historique justifie ce choix. Il faut encore préciser qu’un champ social apparaît non pas comme un lieu symbolique statique mais comme un espace dynamique, un ’champ de forces’ dans lequel se trouvent des dominés et des dominants qui interagissent dans le cadre de rapports fondamentalement marqués par l’inégalité. Dans un champ, une forte concurrence s’exerce entre les différents agents qui mettent en oeuvre des stratégies, déterminées par la position qu’ils occupent et la force symbolique qu’ils détiennent, afin de conserver ou de modifier les rapports de forces.

A partir de quels éléments, peut-on affirmer que le système médiatique est bien un champ ? Il faudrait, pour répondre d’une façon totalement pertinente à cette question, entreprendre une histoire sociale des médias, particulièrement depuis l’apparition de la presse de masse au XIXème siècle. C’est sans doute hors de notre portée, et à coup sûr, hors de notre propos. Nous nous contenterons donc de renvoyer aux indications empiriques que nous avons déjà données et qui nous semblent suffisamment montrer, en l’espèce, que les médias, particulièrement depuis la généralisation de la télévision à partir des années 1960, ont acquis d’une part une autonomie par rapport aux autres champs - que l’étude de leur fonctionnement singulier permet de mettre en évidence - et d’autre part une force réelle (notamment économique) et symbolique ( notamment culturelle et idéologique) que nous avons déjà évoquée. Ainsi, ‘le monde du journalisme est un microcosme qui a ses lois propres et qui est défini par sa position dans le monde global, et par les attractions, les répulsions qu’il subit de la part des autres microcosmes. Dire qu’il est autonome, qu’il a ses propres lois, c’est dire que ce qui s’y passe ne peut pas être compris de manière directe à partir de facteurs extérieurs’ 190.

Le champ journalistique en tant que tel a commencé à se constituer au milieu du XIXème siècle à partir de l’antagonisme entre les journaux à sensation et les journaux présentant une analyse et des commentaires et cherchant à se distinguer des premiers en se réclamant de ’l’objectivité’. Les journaux ’populaires’ tirent leur légitimité de leur chiffre de vente et la presse ’élitaire’ d’une reconnaissance par ses pairs. Cette opposition - au moins en principe - reste pertinente aujourd’hui, même si le développement des médias audiovisuels a évidemment sensiblement modifié les données du problème. De même que le champ littéraire ou le champ artistique, le champ journalistique fonctionne donc conformément à une logique culturelle propre dont le respect est assuré par le contrôle que les journalistes exercent les uns sur les autres. Mais en réalité, le manquement à la ’déontologie’ professionnelle - s’il peut ternir le sérieux et l’honnêteté de tel ou tel - n’entraîne aucune sanction véritable, de même que la stricte observation des ’règles de l’Art’ n’apporte pas de reconnaissance réelle. Or il se trouve que le champ journalistique est beaucoup plus soumis à la loi du marché que les champs artistique, scientifique ou juridique. A l’image du champ politique et du champ économique, le champ journalistique est exposé prioritairement à une sanction économique, qui se manifeste par le chiffre des ventes ou par l’audimat même si l’aide de l’Etat à la presse ou l’existence de chaînes de télévision publiques peut atténuer ce phénomène. Les journalistes vont donc avoir tendance, d’une façon différenciée en fonction de la position qu’ils occupent dans le champ et des intérêts qu’ils ont à préserver ou à conquérir, et en fonction de la place et du statut du média qui les emploie, à privilégier l’audience au détriment des principes, y compris en raison de la concurrence sévère qui règne à l’intérieur du champ.

Comme on l’a déjà indiqué, l’une des caractéristiques de la presse est de produire une marchandise dont l’obsolescence est très rapide, voire instantanée. La logique spécifique de la production de ce bien extrêmement périssable qu’est l’information conduit donc naturellement à ce que la concurrence pour l’audience se traduise en termes de course au ’scoop’, et ce d’autant plus que la dimension commerciale du média considéré est plus affirmée. Cette recherche effrénée de la priorité, de la nouveauté entraîne des effets pervers, dans la mesure où elle favorise les individus prédisposés ou formés à une pratique journalistique fondée sur la vitesse et le renouvellement constant. Bien entendu, la temporalité même du journalisme accentue ces dispositions: à force de vivre et d’écrire au jour le jour en favorisant toujours l’actualité la plus brûlante, les journalistes finissent, presque malgré eux, par perdre toute mémoire et tout recul, et par construire une information qui ne sait plus faire la différence entre des événements importants et d’autres qui ne le sont pas, malgré leur ’nouveauté’.

Dans le phénomène que nous venons d’évoquer, ‘’la contrainte du marché ne s’exerce que par l’intermédiaire de l’effet du champ’ 191. En effet, les ’scoops’ ne sont souvent remarqués que par les concurrents; les lecteurs ne lisant généralement qu’un seul journal et les téléspectateurs ne regardant qu’une seule chaîne à la fois n’ont généralement ni le loisir ni la possibilité matérielle de comparer. Dans un registre voisin, on peut relever un autre ’effet de champ’ très paradoxal car il produit des résultats tout à fait opposés à ceux que le libéralisme prête à la concurrence. En effet, cette dernière conduit les médias à se surveiller, voire à s’espionner mutuellement, pour étudier à la loupe les idées, les projets, les réalisations, les invités, les journalistes même des concurrents. On se trouve dans une espèce des ’cercle vicieux’ dans lequel le premier public des médias est les médias eux-mêmes et où ils ont tendance à déteindre les uns sur les autres. Au lieu de générer diversité et originalité, la concurrence, en fait, est un facteur tendanciel d’uniformisation de l’offre, comme nous l’avons déjà indiqué dans la section 1.3.2., en évoquant les contenus des journaux, des magazines des radios et des chaînes de télévision.

D’une façon plus générale, et davantage extrinsèque, on constate que le champ journalistique détient un pouvoir considérable sur la quasi totalité de la population - et bien sûr, sur l’ensemble des autres champs sociaux - parce qu’il exerce, dans la pratique un véritable monopole en termes de production et de diffusion de l’information ’de masse’. En effet, en maîtrisant les grands vecteurs de l’information, ils régissent, pour l’essentiel, l’accès à l’espace public de tous les citoyens ainsi que de tous ceux qui produisent des idées, dans le champ scientifique, dans le champ littéraire, dans le champ artistique, dans le champ politique, dans le champ associatif, etc. Même si les individus et les groupes sociaux peuvent organiser leur propre communication indépendamment des médias, ils n’atteindront jamais par leurs propres moyens, la notoriété, la visibilité et la légitimité que confèrent les médias. Il serait sans doute très excessif de considérer que la ’communication sociale’ (celle qui émane des associations, des ’lobbies’, etc.) ne peut circuler que par l’intermédiaire des médias. Elle dispose en fait, fort heureusement, de multiples canaux, qui ont fait la preuve de leur efficacité, particulièrement l’existence de réseaux de militants - qui sont en même temps à leur niveau des ’leaders d’opinion’- qui constituent des relais actifs et même interactifs. Par ailleurs, les médias de masse et notamment la presse quotidienne régionale, ne sont pas totalement imperméables vis-à-vis du monde réel, et traitent parfois les initiatives et les idées de la vie associative. Ce qui est vrai néanmoins, c’est que les messages qui circulent en dehors des médias de masse, et particulièrement en dehors de la télévision, n’ont pratiquement aucune chance de dépasser un cercle relativement restreint. Même s’il faut nuancer son propos, Pierre Bourdieu n’a donc pas tort de souligner, à propos des journalistes: ‘’Bien qu’ils occupent une position inférieure, dominée, dans les champs de production culturelle, ils exercent une forme tout à fait rare de domination: ils ont le pouvoir sur les moyens de s’exprimer publiquement, d’exister publiquement, d’être connu, d’accéder à la notoriété publique, ce qui, pour les hommes politiques et pour certains intellectuels, est un enjeu capital’ 192.

Mais, au-delà de ce pouvoir de fabriquer - ou d’empêcher - la publicité (au sens habermassien du terme), le champ journalistique détient un pouvoir plus exorbitant encore, sur lequel nous reviendrons plus en détail dans la troisième partie de la présente thèse. Les journalistes qui, eux, ont la possibilité quotidienne de s’adresser à un très large public (des millions de personnes quand il s’agit de la télévision) se trouvent, sans qu’ils en soient nécessairement conscients, en situation d’imposer à la société tout entière leurs visions du monde, leurs perspectives, leurs problématiques. Il faut sans doute, là encore, nuancer le propos, en notant, par exemple, que les journalistes ne constituent pas un milieu homogène, que leurs choix culturels, politiques, idéologiques, philosophiques peuvent être différents, et qu’ils peuvent donc, dans une certaine mesure, refléter les différentes opinions qui traversent la société. Par ailleurs, ils sont en concurrence les uns avec les autres et leurs intérêts personnels, y compris matériels, ne sont pas forcément les mêmes. Mais il ne faut pas perdre de vue que le champ journalistique, comme tout champ social, est fondé sur un certain nombre de présupposés, de postulats, qui dépassent les différents points de vue et qui s’inscrivent dans un système général de pensée et de discours. Et c’est en fonction de ce système, totalement intériorisé, que les journalistes décident de ce qui peut être rendu public, que ce soit au niveau des discours (politique, scientifique, culturel...) ou des actions concrètes (grèves, manifestations, occupations...). Ainsi, les journalistes se trouvent en capacité d’exercer ‘’une formidable censure (...) sans même le savoir, en ne retenant que ce qui est capable de les intéresser, de ’retenir leur attention’, c’est-à-dire d’entrer dans leurs catégories, dans leur grille, et en rejetant dans l’insignifiance ou l’indifférence des expressions symboliques qui mériteraient d’atteindre l’ensemble des citoyens’ 193. ’

Sans doute, ces analyses de Pierre Bourdieu peuvent-elles être considérées comme caricaturales. Sans doute peut-on penser qu’elles relèvent pour une part de règlements de comptes consécutifs à certaines émissions de télévision où Pierre Bourdieu n’a pas été traité avec tous les égards dus à son statut de mandarin. Toujours est-il qu’il pose un problème sérieux - celui de l’emprise du champ journalistique sur l’espace public - qui mérite un examen approfondi. Il faut toutefois préciser un point qui nous semble important. On peut en effet avoir le sentiment, en lisant les thèses de Pierre Bourdieu à propos du champ journalistique, qu’il engage une offensive en règle contre les journalistes. Ses formulations, qui manquent peut-être de rigueur à certains moments, donnent parfois à penser que les journalistes seraient des êtres malfaisants, avides d’argent et de considération, serviles envers les puissants et méprisants envers les plus faibles, des militants actifs au service du néolibéralisme. Ne nous dissimulons pas que certains - notamment parmi les plus en vue - ressemblent beaucoup à ce portrait outrancier. Peut-être même doivent-ils leur place à tout ou partie de ces caractéristiques. Mais en même temps, sans sous-estimer le rôle important de ceux-ci - mais sont-ce encore vraiment des journalistes ?- on ne peut manquer de se demander s’ils surdéterminent totalement le fonctionnement du champ journalistique et si les journalistes, dans leur masse, ressemblent au portrait-robot que tracent, en creux, les textes de Pierre Bourdieu à propos de la télévision et de l’emprise du journalisme.

Il faut souligner que - même si cette dénégation peut apparaître comme un peu formelle - Pierre Bourdieu prend bien soins de préciser que ‘’dévoiler les contraintes cachées qui pèsent sur les journalistes et qu’ils font peser à leur tour sur tous les producteurs culturels, ce n’est pas - est-il besoin de le dire ? - dénoncer des responsables, mettre à l’index des coupables. C’est tenter d’offrir aux uns et aux autres une possibilité de se libérer, par la prise de conscience, de l’emprise de ces mécanismes (...)’’ 194. Quel que soit le fond de la pensée de Pierre Bourdieu à l’égard des journalistes, nous considérons pour notre part qu’il convient d’opérer une distinction éthique très nette entre les quelques journalistes ’vedettes’ - dont Patrick Poivre d’Arvor pourrait être l’emblème - et l’ensemble de la profession qui, dans des conditions parfois difficiles, tente de faire son métier correctement. Les premiers - présentateurs de journaux télévisés, directeurs de quotidiens ou de magazines, directeurs de l’information, producteurs de magazines télévisés, journalistes politiques parisiens, etc. - bénéficient souvent des largesses des grandes entreprises, de la mansuétude du pouvoir en place, de la bienveillance de la classe politique et de ’l’intelligentsia’; en fait, tout en dominant le champ journalistique, ils appartiennent à un autre champ, très spécifique, qui est le champ du pouvoir, qui regroupe ministres, chefs de partis et de grandes organisations, dirigeants d’entreprises, technocrates de haut niveau, universitaires médiatiques, hauts dignitaires du monde judiciaire, etc. Les seconds, par contre, qui constituent la très grande majorité du champ journalistique, sont, à des degrés divers, dominés, et les contraintes du champ pèsent d’autant plus lourdement sur eux que leur position est plus basse et plus précaire. Ainsi, le jeune journaliste ’de base’ dans un quotidien de province sera peut-être plus disposé à ‘opposer les principes et les valeurs du ’métier’ aux exigences, plus réalistes ou plus cyniques de [ses] anciens’ 195, mais en même temps (et, sur ce point précis, nous nous opposons à Bourdieu), il sera davantage soumis aux pressions, à la hiérarchie du journal, aux demandes des institutions... D’une façon plus générale, il n’y a pas de raison de penser qu’il y ait beaucoup plus de crapules - ni d’ailleurs beaucoup plus de saints - chez les journalistes que dans les autres catégories sociales, et il serait à notre sens tout à fait injuste de faire le procès des journalistes, comme si cette corporation devait par nature être frappée d’opprobre. Au surplus, une analyse qui se focaliserait sur un point de vue moral ou déontologique aurait le grave inconvénient d’occulter le problème tout à fait réel que pose le fonctionnement structurel du champ journalistique.

Pour ce qui nous concerne, nous sommes en effet convaincus qu’au-delà de comportements individuels - éventuellement contestables - des journalistes, comportements qui sont généralement pour une large part produits par la logique du champ, c’est précisément la structure journalistique, aussi bien sur le plan interne que sur le plan de ses rapports avec les autres champs, qui permet de comprendre comment la dimension ’commerciale’ surdétermine le champ journalistique et, par effet induit, tous les autres champs, qui sont contraints, à un moment ou à un autre, de faire appel au champ journalistique, puisque ce dernier ‘détient un quasi monopole de la diffusion’ 196 .

Notes
187.

Pierre BOURDIEU: Quelques propriétés des champs in Questions de sociologie, Editions de Minuit, Paris, 1980, p. 113.

188.

Ferdinand DE SAUSSURE cité par Pierre BOURDIEU, J.C. CHAMBOREDON et J.C. PASSERON in le métier de sociologue, Editions Mouton - Bordas, Paris, 1968, p. 59.

189.

Pierre BOURDIEU : Champ intellectuel et projet créateur in Les temps modernes, Novembre 1966, n° 246, p. 866.

190.

Pierre BOURDIEU: Sur la télévision, opus cité, p. 44.

191.

Pierre BOURDIEU: L’emprise du journalisme, opus cité, p. 5.

192.

Pierre BOURDIEU: Sur la télévision, opus cité, p. 53.

193.

Ibid., p. 54.

194.

Pierre BOURDIEU: L’emprise du journalisme, opus cité, p. 9.

195.

Ibid. p. 5.

196.

Ibid. p. 9.