1.3.4.2. La domination de la télévision

Même si, comme on l’a vu dans le sous-chapitre 1.3.2., la presse écrite - notamment périodique - et la radio conservent encore une place très importante dans le paysage médiatique, il est tout à fait certain que la télévision occupe aujourd’hui, depuis une trentaine d’années, une position stratégique dominante, tant en termes d’audience brute, que de puissance symbolique et de représentations. Plus de 90% des foyers détiennent au moins un poste de télévision; les grandes chaînes de télévision françaises drainent, aux heures de grande écoute, entre 10 et 20 millions de personnes chacune. Mais, au-delà de cette dimension strictement quantitative, c’est surtout la nature même de la télévision et son intégration presque totale dans la vie quotidienne des individus qui lui donne une force symbolique exceptionnelle. Le caractère audiovisuel de la télévision lui donne évidemment une capacité de représenter le réel comme une ’fenêtre ouverte sur le monde’. De plus, le fait qu’il n’existe pas de lien commercial direct et quotidien entre le téléspectateur et la télévision, l’absence quasi totale de démarche volontaire pour regarder le petit écran (alors qu’il faut aller acheter un journal ou une revue), la présence permanente de la télévision au domicile des individus, tout cela fait que la télévision bénéficie d’un statut très particulier fondé sur la proximité, la familiarité (au sens propre du terme), la confiance. Selon un sondage récent - pris avec toutes les réserves qui s’imposent - 68% des personnes interrogées considèrent par exemple que la télévision joue un rôle positif et notamment qu’elle enrichit les connaissances. Selon un autre sondage (Télérama, Septembre 1997), 88% des personnes interrogées estiment que ’la télévision est une formidable ouverture sur le monde’ et que ’sans télévision, il y a des tas de choses dont on aurait jamais entendu parler’. De même, 55% des sondés estiment que la télévision est un ’moyen de connaissance’ et 50% d’entre eux pensent qu’elle est ’une fenêtre sur le monde’. Et seuls 32% déclarent qu’ils ’pourraient vivre sans télévision’.

Il apparaît donc bien que la télévision, aussi bien sur le plan économique que sur le plan symbolique, domine de plus en plus fortement l’ensemble du champ journalistique. Elle contribue donc d’une façon décisive à imposer sa propre logique à tout le système médiatique. Et à l’intérieur même du sous-champ télévisuel, c’est la télévision commerciale qui exerce son ’hégémonie’, au sens donné à ce terme par Antonio Gramsci 197.

Cette hégémonie est évidemment liée à des facteurs économiques et à la concurrence entre les chaînes de télévision qui se traduit par une recherche effrénée de l’audience, par la volonté de conquérir des ’parts de marché’. Pour essayer de lutter contre TF1, les chaînes de service public - on l’a déjà indiqué - ont tendance à utiliser les mêmes méthodes et à privilégier l’audimat au détriment de la qualité. De même, le poids très important de la publicité, les pressions des annonceurs contribuent d’une part à prioriser la dimension ’commerciale’, et d’autre part à éliminer tout ce qui pourrait être gênant pour les actionnaires des chaînes privées et pour les annonceurs de toutes les chaînes. Mais ces contraintes économiques, si elles sont incontestables, ne rendent pas compte et, même, dans une certaine mesure dissimulent ‘’les mécanismes anonymes, invisibles, à travers lesquels s’exercent les censures de tous ordres qui font de la télévision un formidable instrument de maintien de l’ordre symbolique’ 198.

Au-delà des intérêts financiers en jeu, il faut également prendre en compte les interactions visibles entre les différentes chaînes de télévision et surtout le système de rapports de forces qui régit la structure du champ. De ce point de vue, il semble clair que la privatisation de TF1 - qui était déjà avant la privatisation la ’première chaîne’, aussi bien en termes d’audience qu’en termes symboliques (ancienneté, inscription dans son appellation de sa première place) - a créé les conditions d’un bouleversement de l’espace audiovisuel parce qu’elle lui a permis de capitaliser et de développer ‘’un ensemble de pouvoirs spécifiques qui s’exercent sur cet univers et qui se retraduisent effectivement par des parts de marché’ 199. On peut notamment penser que le succès de TF1 et de sa logique ’commerciale’ fondée sur le marketing et la diffusion de programmes conçus pour ’faire de l’audience’ a très fortement contribué à légitimer une conception nouvelle de la télévision considérée non plus comme investie d’une ’mission’ culturelle (au sens large du terme) mais ‘comme instrument de démocratisation qui doit donc d’abord ’démocratiquement’ plaire au plus grand nombre possible de téléspectateurs. (...) Si la logique de l’audience maximale a investi l’instrument dans sa quasi totalité, c’est entre autres parce que l’Etat s’est en partie économiquement désengagé de cette entreprise de diffusion culturelle effectivement très coûteuse’ 200. Il nous semble donc important de souligner que la télévision privée et le désengagement de l’Etat ont suscité un changement de paradigme dont les effets sont encore plus profonds sur le plan idéologique que sur le plan économique. En effet, la télévision s’est ainsi trouvée de fait en dehors du champ culturel, en dehors de toute responsabilité liée à ’l’intérêt général’ et ramenée au rang des marchandises destinées à satisfaire les intérêts particuliers. Elle a donc suivi la même évolution que celle que décrit Habermas à propos de l’Espace public. Ce faisant, elle est en même temps le produit et la productrice d’une logique politique et sociale fondée sur la ’raison du plus grand nombre’ 201 et elle légitime complètement non seulement la ’loi du marché’ mais aussi une conception de la démocratie fondée sur le marketing politique et les sondages d’opinion. Nous reviendrons bien évidemment sur cette dimension dans la troisième partie de la présente thèse.

La télévision, elle-même dominée par la logique économico-politique que nous venons d’évoquer, exerce son emprise sur l’ensemble du champ médiatique. En effet, la télévision, compte tenu de la place prééminente qu’elle occupe, est devenue une référence obligée. Aucun journal, aucune revue, aucune radio ne peut faire comme si la télévision n’existait pas. Par exemple, les journaux télévisés de 20 heures constituent un élément indispensable pour la presse écrite du lendemain matin. Toute information diffusée à la télévision devient ipso facto importante. Toute personnalité invitée à la télévision devient intéressante. Toute oeuvre (livre, disque, film...) même médiocre évoquée à la télévision tend à devenir un chef-d’oeuvre. En tout cas, la presse, écrite ou radiophonique, bien souvent, ne peut pas ne pas parler de ce qui a ’fait l’événement’ à la télévision. Même si elle n’indique pas toujours ’ce qu’il faut penser’, la télévision détermine ’ce à quoi il faut penser’. Elle exerce une évidente fonction ’d’agenda setting’ sur l’ensemble du champ. Il peut encore arriver que la presse écrite ’sorte’ une ’affaire’ ou prenne l’initiative d’un débat mais le problème ne prendra une véritable importance que s’il est repris et mis en scène par la télévision, non seulement parce qu’il sera ainsi connu de tous, mais aussi et surtout parce que le passage à la télévision lui aura conféré une force symbolique incontestable. Plus important encore, la télévision développe un certain nombre de pratiques journalistiques et véhicule un certain nombre de représentations qui pèsent fortement sur les autres médias, à commencer par l’idée que la presse a pour fonction première la prise en compte ’démocratique’ des attentes du public. C’est ainsi par exemple que ’Le droit de savoir’ (titre emblématique d’une émission de TF1) sert d’alibi à toutes sortes de dérives bien peu respectueuses des droits de l’homme. Même des journaux réputés ’sérieux’ comme ’Le Monde’ ou les hebdomadaires d’informations générales, sont de plus en plus marqués par l’étalage de la vie privée, la violation permanente de la présomption d’innocence, la recherche du spectaculaire à tout prix, etc. De même, le ’style télévisuel’ tend à devenir un modèle pour l’ensemble des médias: ’faire court’, simplifier les problèmes complexes pour se mettre ’à la portée du public’, montrer plutôt que démontrer, privilégier l’émotionnel au détriment de l’intellectuel, tels sont manifestement les principes qui régissent aujourd’hui le journalisme. Une certaine conception de ’l’information’ qui était autrefois le seul apanage des ’journaux à sensation’ devient, en raison de sa légitimation par la télévision, une référence pour tout le champ journalistique: la place démesurée accordée au sport, aux faits divers, de préférence crapoteux (enlèvement et viol d’enfants, affaires de pédophilie...), aux catastrophes, aux accidents, aux guerres, etc. est à cet égard significative.

Notes
197.

Antonio GRAMSCI: Cahiers de prison in Gramsci dans le texte, Editions Sociales, Paris, 1977, 797 pages, pp. 147 à 149.

198.

Pierre BOURDIEU: Sur la télévision, opus cité, p. 14.

199.

Ibid. p. 45.

200.

Patrick CHAMPAGNE: La loi des grands nombres in Actes de la recherche en sciences sociales, opus cité, p. 19.

201.

Ibid. p. 19.