1.3.4.3. Les conséquences de l’emprise du journalisme sur les autres champs sociaux

Après avoir examiné les propriétés essentielles du champ journalistique et insisté sur la domination qu’exerce sur celui-ci le sous-champ de la télévision, il convient maintenant d’évoquer les effets concrets de l’emprise du journalisme sur les autres champs sociaux. Pierre Bourdieu décrit ainsi, d’une façon générale, les ’effets de l’intrusion’: ’‘Le renforcement de l’emprise d’un champ journalistique lui-même de plus en plus soumis à la domination directe ou indirecte de la logique commerciale tend à menacer l’autonomie des différents champs de production culturelle, en renforçant, au sein de chacun d’eux, les agents ou les entreprises qui sont les plus enclins à céder à la séduction des profits ’externes’ parce qu’ils sont moins riches en capital spécifique (scientifique, littéraire) et moins assurés des profits spécifiques que le champ leur garantit dans l’immédiat ou à terme plus ou moins éloigné’’ 202. Corrélativement, la médiatisation des produits culturels, qui s’exerce principalement par l’intermédiaire des ’intellectuels-journalistes’ permet de ’court-circuiter’ le fonctionnement normal du champ considéré et d’échapper en grande partie à ses contraintes et à ses contrôles internes, notamment sur le plan scientifique, y compris pour ce qui concerne les sciences sociales. Autrement dit, un ’politologue-journaliste’ comme Alain Duhamel peut à tout moment (et il ne s’en prive pas) diffuser très largement un discours légitimé par sa qualité de politologue et d’universitaire, et donc considéré comme scientifique, alors que le discours en question n’a pas eu à être validé par ses pairs et qu’il s’agit donc en fait d’un discours de journaliste. De même un ’philosophe-journaliste’ comme Bernard-Henri Lévy use et abuse de son statut de (nouveau) philosophe médiatique, ce qui lui permet d’intervenir à sa convenance à propos de la quasi totalité des questions, tout en ne se soumettant ni aux exigences propres du champ philosophique ni même à celles du champ journalistique. On pourrait évidemment multiplier les exemples, car il existe, dans tous les champs, des individus de cette sorte qui utilisent les médias autant qu’ils sont utilisés par eux, et qui, en s’appuyant sur la force symbolique que leur confère leur statut de scientifique, d’universitaire, d’artiste, ou plus généralement de ’spécialiste’, contribuent à produire deux effets principaux: d’une part, ils légitiment la généralisation d’un nouveau type de discours pseudo-scientifique qui bénéficie d’une forte autorité intellectuelle; d’autre part, et grâce à ce discours ’légitime’, ils participent activement à l’imposition d’une doxa culturelle et in fine politique fondée sur les valeurs du ’bon sens’ et de la soumission aux attentes du plus grand nombre.

Pour voir les choses d’un peu plus près, il nous semble intéressant, faute de pouvoir étudier les effets du journalisme sur l’ensemble des champs sociaux, - ce qui serait d’ailleurs hors de propos - de prendre en compte trois champs particulièrement significatifs qui rentrent dans le cadre de la présente recherche: le champ culturel (au sens large); le champ judiciaire; le champ politique.

En matière culturelle, comme en matière scientifique, il ne saurait évidemment être question ni de référendum, ni de sondage d’opinion, ni de décision politique. Le bon sens, en ces matières comme en d’autres, est un sens commun, médiocre, et la démocratie un critère totalement inadapté pour apprécier la production artistique ou la pertinence d’une théorie scientifique. Les critères d’évaluation, en l’espèce, ne peuvent qu’être internes au champ. Or précisément, l’emprise du champ journalistique, et notamment de la télévision, sur le champ culturel, a pour conséquence tendancielle la substitution de critères externes au champ culturel (ou scientifique) aux critères internes (reconnaissance par les pairs, méthodologie, etc.). En effet, compte tenu du quasi monopole des instruments de diffusion de l’information culturelle ou scientifique que détiennent les médias de masse, ce sont les prétendues ’attentes’ du grand public et son niveau supposé qui déterminent ce dont on peut parler et la façon dont il convient d’en parler. Dans les domaines culturel et scientifique, la ’publicité’ (au sens habermassien du terme) est donc strictement encadrée, d’une part par ce que nous venons d’indiquer et d’autre part par les intérêts économiques et/ou idéologiques en jeu. C’est ainsi que les avancées scientifiques et techniques vont être d’autant mieux traitées qu’elles correspondent à un marché potentiel plus important ou à la nécessité d’imposer telle ou telle mythologie, tel ou tel type de problématique sociale. On constate par exemple que tout ce qui concerne l’informatique, les réseaux de communication, la monétique, la biologie, la génétique, la médecine, etc. est fortement médiatisé, ce qui ne veut pas dire convenablement. D’une façon plus générale, on observe une simplification extrême de problèmes complexes, une approche superficielle et réductrice de la science, une vision totalement positiviste et, bien entendu, une ’vulgarisation’ essentiellement tournée vers les applications pratiques. A titre d’illustration, un reportage diffusé le 8 Décembre 1998 à 13 heures pendant le journal télévisé de France 2 à propos d’un nouveau procédé de fabrication de ’puces’ électroniques permettant d’améliorer leurs performances était en majeure partie consacré aux futures ’cartes à puces’ rendues possibles par cette technologie et à leurs usages révolutionnaires, notamment comme ’porte-monnaie’ électronique. Cet exemple, anecdotique, est néanmoins significatif de la prédominance de l’information technologique ou technique sur l’information scientifique fondamentale, de la prégnance de l’économisme (’cette technologie est intéressante parce qu’il existe un marché énorme pour les cartes à puce’) et de l’inscription normative de certaines pratiques sociales visant à intégrer les individus, symboliquement et pratiquement, dans l’idéologie libérale (cartes à puce, téléphone portable, etc.). A partir de là, sauf par l’effet d’un ’coup de force’ que peut parfois imposer aux médias, en raison de son poids symbolique exceptionnel, un grand scientifique, la champ scientifique tend à se trouver contraint soit de s’adapter, dans son discours voire dans ses pratiques, aux exigences du champ journalistique, soit de renoncer à diffuser largement en dehors de ses rangs les acquis de la recherche fondamentale. En même temps, cette situation privilégie ceux qui, parmi les scientifiques, sont les plus enclins à céder aux effets de mode, aux sollicitations du champ journalistique et aux pressions directes ou indirectes du champ économique, quitte à manquer de rigueur méthodologique ou à choisir des objets de recherche en adéquation avec les demandes des médias et avec les intérêts des grandes entreprises. Il faut enfin souligner la place particulière occupée par les ’journalistes-scientifiques’ ou par les ’scientifiques-journalistes’ qui sont en quelque sorte ’à cheval’ sur les deux champs et qui fondent leur position dominante dans chaque champ sur leur compétence supposée dans l’autre.

Le champ artistique, pour sa part, subit également de plein fouet - plus encore peut-être que le champ scientifique - l’emprise du champ journalistique et la ’loi du marché’, alors même que c’est sans doute le domaine où l’autonomie - et donc la liberté de création - est le plus indispensable. En effet, une oeuvre artistique quelle qu’elle soit comportant nécessairement une part de rupture avec l’ordre établi, avec les formes admises, avec les idées courantes, ne peut guère être validée avec des critères objectifs, pas même à l’intérieur du champ. Et au surplus, la rupture même ne garantit pas la qualité de l’Art. En même temps, l’oeuvre d’art a vocation à être diffusée le plus largement possible dans l’ensemble de la société. La production et la diffusion des produits culturels constituent donc à l’évidence une contradiction très particulière qui se présente ainsi: une contradiction entre une production qui relève totalement du choix du seul artiste et une diffusion en direction du ’grand public’; autrement dit, une création qui prend forme dans un champ dont l’autonomie constitue un critère essentiel et une quasi impossibilité d’exister en dehors de toute médiatisation. Le champ artistique se trouve donc confronté, en termes de diffusion, à une logique d’audience qui, à la limite, remet en cause son existence même. En effet, les artistes tendent à se trouver face à cette alternative: soit créer en fonction des goûts et attirances du public tels que les médias les représentent et renoncer en tout ou en partie à leurs exigences artistiques et à leur spécificité; soit ne pas tenir compte des médias ni du public mais courir le risque, presque à coup sûr, de ne pas accéder à la notoriété. Il faut évidemment nuancer cette vision un peu caricaturale en précisant le rôle déterminant que peut jouer l’action publique dans le soutien à la création culturelle. Il est tout à fait certain que sans cette intervention publique de l’Etat et des collectivités territoriales, la création culturelle, notamment dans ses formes les plus révolutionnaires comme l’Art contemporain, ne pourrait pas vivre. La télévision publique elle-même, dans le passé, a permis d’assurer la diffusion et /ou la promotion d’oeuvres de haut niveau; aujourd’hui encore, Arte essaie de remplir cette mission, de même que certaines émissions culturelles généralement diffusées fort avant dans la soirée (comme ’Bouillon de culture’ sur France 2) ou certains titres de la presse écrite (comme ’Le Monde des livres’). Encore ces efforts tout à fait louables n’échappent-ils pas totalement au mécanisme que nous venons de décrire: quelle que soit leur bonne volonté, les journalistes culturels - y compris ceux de la télévision publique - se situent dans un champ de forces qui les dépasse, d’autant plus qu’ils n’en sont généralement pas conscients, et la logique générale du ‘’champ journalistique lui-même de plus en plus soumis à la domination directe ou indirecte de la logique commerciale’’ 203 pèse lourdement sur leurs choix et sur leur approche des thèmes qu’ils traitent. L’émission ’Bouillon de culture’, présentée le vendredi vers 22h 45 par Bernard Pivot sur France 2 nous semble à cet égard significative. Même si ce magazine culturel peut susciter la sympathie, d’abord parce qu’il a le mérite d’exister et ensuite parce que Bernard Pivot a beaucoup de talent et d’entregent, on constate d’une part que les invités sont le plus souvent des ’valeurs sûres’, des auteurs confirmés et habitués des médias (comme Philippe Sollers par exemple), d’autre part que les oeuvres et les thèmes abordés sont généralement consensuels et correspondent souvent à un certain ’air du temps’, enfin que le fond de l’émission, largement déterminé par l’attitude de l’animateur, n’échappe pas aux ’mots d’ordre’ plus ou moins implicites de l’audimat: ’faire simple’, ’faire court’, ’rechercher l’anecdote’, ’faire vivant’, etc.

Un second champ nous semble particulièrement soumis à l’emprise du journalisme, alors qu’il se prétend totalement autonome et que ses critères de validation devraient effectivement être strictement internes et objectifs. Les principes constitutionnels de séparation des pouvoirs disposent en effet que le pouvoir judiciaire doit être indépendant du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif et, dans un Etat de droit, la Justice ne peut être rendue qu’en application des textes de lois, en s’appuyant sur des preuves matérielles, en respectant la présomption d’innocence, etc. Même si la justice est rendue ’au nom du peuple français’, elle ne peut en aucun cas, en principe, reposer sur autre chose que des procédures elles-mêmes prévues par la loi et sur des analyses rationnelles mises en oeuvre par des professionnels hautement qualifiés et totalement libres de leurs décisions. Ainsi, en vertu de la ’Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen’ du 26 Août 1789, à laquelle fait explicitement référence la préambule de la constitution du 4 Octobre 1958, ’Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites’ (article 7) et ’tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable’ (article 9).

Or, on peut observer depuis une quinzaine d’années un phénomène de plus en plus prégnant: c’est que la pression du champ journalistique sur le champ judiciaire est telle que le comportement des juges s’est profondément modifié. La violation du secret de l’instruction, par exemple, qui était autrefois exceptionnelle - et sévèrement sanctionnée aussi bien sur le plan administratif, voire pénal, que sur le plan symbolique - est aujourd’hui devenue quotidienne. Les ’affaires’ - vraies et fausses - dont même les journaux réputés ’sérieux’ se délectent, particulièrement quand elles concernent des hommes politiques, ne peuvent prendre l’ampleur médiatique que l’on connaît que parce que le champ judiciaire, et singulièrement les juges d’instruction et certains procureurs, collabore activement avec le champ journalistique et lui permet de rendre compte en permanence des procédures en cours, notamment dans ce qu’elles peuvent avoir de spectaculaire (perquisitions, dépositions, révélations, reconstitutions, confrontations, témoignages, expertises, etc.). Il est facile de constater que les journaux et les médias audiovisuels font fréquemment leur ’une’ (accompagnée de longs développements) à partir d’éléments, en principe secrets, transmis à la presse, de façon quasiment officielle, par des magistrats dont certains ont totalement intégré à leurs pratiques professionnelles la publicité des dossiers qu’ils traitent. Pour Rémi Lenoir, le juge d’instruction ’‘est devenu (...) un personnage central dans les représentations journalistiques de la scène judiciaire au point que, désormais, l’intitulé des contentieux est souvent à son nom et que certains d’entre eux, les plus exposés en raison de la nature politique des affaires (terrorisme, fausses factures, etc.) figurent en première page des hebdomadaires et que leur méthode - secrète en principe - est l’objet d’appréciations et de controverses publiques’ 204. ’

On peut se demander comment s’explique cette évolution radicale du comportement d’un certain nombre de magistrats. Nous y voyons pour notre part trois séries de raisons. D’une part, sur un plan général, les médias - on l’a vu - sont aujourd’hui considérés, d’une façon quasiment unanime, comme ’incontournables’. Il n’est donc pas surprenant que des dispositions comme le secret de l’instruction paraissent à la limite antidémocratiques, et contraires au ’devoir de savoir’ érigé en valeur universelle. De plus, les magistrats ne sont évidemment pas à l’abri des pressions journalistiques - même s’ils s’en défendent - à plus forte raison si celles-ci se mettent en scène comme des émanations de ’l’opinion publique’ ou de la ’légitime émotion populaire’. D’autre part, il semble que les agents du champ judiciaire (magistrats, avocats...), comme ceux des autres champs, tendent à essayer d’utiliser les médias pour peser sur leurs rapports de force internes et pour contourner les normes et les hiérarchies qui les régissent. Ainsi un certain nombre de magistrats qui tiennent le haut du pavé médiatique (Thierry Jean-Pierre, Renaud Van Ruynbeck, Eva Joly, Laurence Visniewski, etc.) ont acquis grâce à leur collaboration active avec le champ journalistique une notoriété et une réputation de ’chevaliers blancs’ sans commune mesure avec ce qu’ils auraient pu espérer en s’en remettant aux critères internes du champ judiciaire. Enfin, on peut penser que les magistrats qui utilisent le champ journalistique, en même temps qu’ils sont utilisés par lui, considèrent la médiatisation des dossiers qu’ils ont à instruire comme une des techniques permettant de faire pression sur les présumés coupables et sur les témoins, de se prémunir contre la volonté supposée du gouvernement ’d’étouffer les affaires’, de faire avancer la recherche de la vérité. Il y a sans doute chez certains un double syndrome, ou une double mythologie: d’un côté le syndrome du justicier ’sans peur et sans reproche’, l’image du ’petit-juge-honnête-courageux-incorruptible-et-mal-payé’ qui lutte seul contre les ’ripoux’ qui constituent l’essentiel du monde politique et économique (cette représentation à tout le moins caricaturale a été en grande partie construite parfois avec talent par un certain type de cinéma ’à thèse’, notamment dans les années 1970 et 1980); d’un autre côté ce que l’on pourrait appeler le syndrome du ’Washington Post’ qui consiste à considérer la presse comme le ’quatrième pouvoir’ et comme le dernier rempart de la démocratie et de la vérité dans un océan de corruption et de mensonge. A partir de là, l’alliance vertueuse entre la balance et la plume devient presque une exigence morale et justifie en tout cas cette espèce de ’justice médiatique’ qui devient de plus en plus courante. Tout ce que nous venons d’évoquer à propos des connivences qui se nouent entre le champ judiciaire et le champ journalistique ne peut être sans conséquences de fond sur les fonctions exercées par les magistrats: on tend à s’éloigner de la sérénité, de la rationalité juridique, de l’objectivité relative que garantit l’autonomie du champ judiciaire, au profit d’une ’justice’ émotionnelle, ’plébiscitaire’, qui court le risque, ’au nom du peuple français’, de s’en remettre au sens commun, aux intuitions, aux apparences ou aux présupposés véhiculés par la presse. Comme le montrent par exemple, Patrick Champagne et Dominique Marchetti à propos du ’scandale du sang contaminé’: ’‘Le poids de la presse dans la constitution des ’scandales’ est fondamental (...) Il est sans doute à peine exagéré de dire qu’est ’scandaleux’ ce que le champ journalistique, dans son ensemble, considère comme tel et parvient surtout à imposer à tous’’ 205. On peut se demander, au total, si l’on n’assiste pas à un certain transfert du pouvoir de juger du champ judiciaire vers le champ journalistique.

Un troisième champ, à notre sens, entretient avec le champ journalistique des rapports particulièrement étroits qui méritent d’être évoqués: c’est évidemment le champ politique. Ce champ est bien sûr doté d’une certaine autonomie: il fonctionne avec des règles propres, fondées sur le discours et in fine par le vote, et avec des agents dont les débats sont censés représenter les intérêts contradictoires de leurs mandants. Sa logique relativement autonome, le mode de sélection du ’personnel’ politique, la légitimité démocratique des élus du peuple, tout cela contribue en principe à donner au champ politique la capacité de prendre une certaine distance par rapport à l’événementiel, à la pression irrationnelle et irréfléchie des masses, aux jugements sommaires fondés sur l’émotion. Ainsi le champ politique, dans sa masse - à l’exception notable du Front National - est hostile à la peine de mort, alors qu’une majorité de la population y est favorable. Mais en même temps, le champ politique - à la différence du champ judiciaire - est soumis, à échéances régulières, au verdict populaire, par le biais des élections. Autant un magistrat ne doit sa fonction qu’à sa compétence et à ses mérites - attestés par la réussite à un concours - autant un homme (ou une femme) politique est tributaire du suffrage des électeurs. En outre, les principes démocratiques inscrits dans la constitution disposent que ’la souveraineté appartient au peuple’ 206. Il y a donc une relation ontologique, bien qu’ambiguë, entre le champ politique et la ’loi du nombre’. Et, en fin de compte, c’est nécessairement en matière électorale , la ’loi du nombre’ qui l’emporte: même s’il a tort, l’électeur, comme le client, a toujours raison.

A partir de cette réalité particulière, il n’est guère surprenant que le champ journalistique - lui aussi très directement et très fortement soumis au marché et au plébiscite - exerce une influence très marquée sur le champ politique. En effet, le champ politique, même s’il peut disposer de moyens de communication propres, a un besoin vital du champ journalistique, et notamment de la télévision, non seulement pour faire connaître au plus grand nombre idées, propositions et individus, mais aussi pour acquérir ou conforter une légitimité sociale extérieure au champ au moyen de la seule instance (mis à part les élections) susceptible d’exprimer ’l’opinion publique’. La presse, en effet, et particulièrement la télévision, a réussi à s’imposer - par des mécanismes sur lesquels nous reviendrons lorsque nous essaierons de démontrer nos hypothèses - comme une espèce de ’porte-parole’ permanent et légitime de la ’vox populi’. Cette situation a pour conséquence de privilégier ceux qui, à l’intérieur du champ politique, sont le plus prédisposés à modeler leurs discours et leurs actions en fonction des attentes du grand public. Ces exigences - bien que souvent irrationnelles et émotionnelles - parviennent d’ailleurs, grâce à l’amplification et à la légitimité que leur donnent les médias, à acquérir le statut de revendications d’intérêt général. Mais en fin de compte, c’est bien l’ensemble des agents du champ politique - et pas seulement les plus démagogiques - qui sont soumis aux contraintes fortes de ’l’opinion publique’, même s’il faut sans doute avoir un point de vue plus ’complexe’ que celui exprimé par Pierre Bourdieu. En effet, si la tentation du ’marketing politique’ est de plus en plus forte, il ne faut pas perdre de vue un certain nombre de déterminations extérieures au ’marché’ de la politique: rôle des appareils politiques et syndicaux, pression des militants, poids des groupes de pression divers (acteurs économiques, Eglises, administrations, associations, etc.), place de l’idéologie... Le discours et l’action politique sont le produit de ces diverses déterminations qui peuvent être contradictoires entre elles et avec les représentations des attentes des électeurs telles qu’elles sont construites par les médias ou qui peuvent au contraire être à l’origine de ces représentations.

Il reste que la presse, d’une façon générale - sauf lorsqu’elle assure la fonction critique que lui permet son autonomie - exerce son influence un peu de la même façon que les sondages d’opinion dans la mesure où son discours est en même temps un produit et un producteur de ’l’opinion’. Comme le disent très bien Patrick Champagne et Dominique Marchetti, ’la production de l’information est souvent prise dans un processus circulaire: les journalistes cherchent à peser sur l’opinion, mais y parviennent d’autant plus efficacement qu’ils répondent aux attentes de leurs lecteurs’ 207. Or il apparaît que les sondages d’opinion - et les techniques qui s’en rapprochent (études, enquêtes, etc) - ont la particularité de court-circuiter les médiations sociales traditionnelles (partis, syndicats, associations...) et d’instituer un lien direct entre les électeurs et la société civile. Ce phénomène a donc pour conséquence une certaine mise en cause de la légitimité de l’ensemble des porte-parole de ’l’opinion publique’, et surtout de la possibilité de discuter publiquement ou semi-publiquement, dans les appareils politiques et syndicaux, et d’élaborer collectivement ce qui pourrait être une ’opinion publique’ ou ’quasi publique’ au sens habermassien du terme. Autrement dit, les sondages d’opinion - et la façon dont les médias se mettent en scène comme expression directe des masses - contribuent fortement à délégitimer le débat public et à donner force de loi, au nom de la démocratie, aux points de vue les plus primaires, les plus irrationnels, les plus émotionnels.

Notes
202.

Pierre BOURDIEU: L’emprise du journalisme, opus cité, p.6.

203.

Ibid. p. 6.

204.

Rémi LENOIR: La parole est aux juges. Crise de la magistrature et champ journalistique, in Les actes de la recherche en sciences sociales, opus cité, p. 84.

205.

Patrick CHAMPAGNE et Dominique MARCHETTI: L’information médicale sous contrainte in actes de la recherche en sciences sociales, opus cité, p. 43.

206.

Constitution du 4 Octobre 1958.

207.

Un travail de mise en forme in Actes de la recherche en sciences sociales, opus cité, p. 54.