DEUXIEME PARTIE : LA LOGIQUE DU ’PUBLIC’ OU LA PRIVATISATION DE L’ESPACE PUBLIC

Après cette analyse générale des éléments essentiels qui déterminent, d’un point de vue théorique, le cadre dans lequel il nous faut essayer de penser les mutations de l’espace public contemporain, il est grand temps de commencer à examiner précisément la pertinence des hypothèses que nous avons formulées.

Rappelons brièvement que notre première hypothèse pose que l’évolution récente - historiquement parlant - de l’espace public ne serait pas caractérisée par la ’perversion du principe de publicité’ qu’évoque Jürgen Habermas, mais bien plutôt une tendance au rétrécissement voire à la disparition de cet espace symbolique spécifique et autonome que serait l’espace public. Autrement dit, s’il reste toujours possible, sur un plan purement conceptuel, de définir un lieu symbolique ’pur et parfait’, une espèce de creuset alchimique dans lequel la parole de l’Etat et celle de la société civile donneraient naissance, grâce à la Raison, à une ’opinion publique’ éclairée coïncidant avec ’l’intérêt général’, on peut se demander d’une façon plus empirique, si cet ’espace public’ ne serait pas, à tout le moins fortement déterminé, voire ’surdéterminé’ (au sens que donne Louis Althusser à ce concept), par l’ensemble des flux communicationnels de masse auxquels chaque individu, ou presque, est soumis.

En d’autres termes, le développement incessant de l’univers médiatique, notamment pour ce qui est des médias audiovisuels, le fait que de plus en plus les individus, sans nécessairement en avoir conscience, sont en quelque sorte immergés quasiment en permanence dans un bain médiatique foisonnant, cela permet-il véritablement - abstraction faite de toute éventuelle volonté manipulatrice des médias - de tracer une frontière étanche entre l’espace public et l’espace privé ?

Ne peut-on pas se demander, corollairement à ce phénomène, si les médias de masse à force de donner à voir et à entendre, à force de montrer, à force de se mettre en scène comme des miroirs du réel, ne tendent pas à devenir une espèce de lieu magique, fonctionnant comme un substitut ou un artefact du réel où se jouent l’ensemble des médiations sociales (interpersonnelles, culturelles, ludiques, institutionnelles, politiques, etc.) comme dans une sorte de théâtre médiatique où se confondraient le réel et le symbolique.

Soyons clairs: nous ne prétendons pas que les médiations sociales ’traditionnelles’ ont perdu toute légitimité et toute efficacité. Si certaines d’entre elles (Armée, Eglise ...) jouent aujourd’hui un rôle assez limité, d’autres, au contraire, constituent des repères, des refuges, des ’sanctuaires’ diraient certains, dans une société en profonde mutation. C’est ainsi que l’Ecole et la Famille, pour ne prendre que deux exemples, sont de plus en plus appelées à la rescousse - en même temps que sévèrement critiquées du point de vue de leur fonctionnement - alors même qu’il s’agit là de deux institutions on ne peut plus traditionnelles. Nous voulons simplement souligner que les médiations sociales classiques, même lorsqu’elles sont encore pertinentes, sont de plus en plus concurrencées - et potentiellement remplacées, pour un certain nombre d’individus - par leurs représentations, particulièrement dans le champ affectif et émotionnel, dans le champ de la vie privée, un peu comme si on observait une tendance du public à vivre par procuration, ou, à tout le moins, comme si les médias tentaient d’accréditer l’idée qu’ils pourraient constituer une espèce de médiation sociale universelle, susceptible de se substituer à toutes les autres.

Au fond, tout semble se passer comme si les médias de masse nous faisaient passer d’une logique de l’action à une logique du spectacle incluant - en les amalgamant et en les traitant de façon identique - tous les domaines de la vie sociale: ainsi la politique, la santé, la psychologie, la famille, le droit, la justice, le sport, la culture, la religion, l’Ecole, le travail, etc. paraissent logés à la même enseigne médiatique dans la mesure où leur mise en scène répond aux mêmes techniques et à la même volonté de ’spectacularisation’. En procédant de la sorte, les médias construisent déjà une réalité qu’ils prétendent se contenter de décrire car, comme l’indique Pierre Bourdieu: ‘’il ne suffit pas que le sociologue se mette à l’écoute des sujets, enregistre fidèlement leurs propos et leurs raisons, pour rendre raison de leur conduite et même des raisons qu’ils proposent’ 208.

On peut évidemment objecter que les médias ne sont pas des sociologues et qu’ils n’ont ni compétence ni mission scientifique. Il est néanmoins impossible, au nom de la liberté d’expression, de les exonérer de toute responsabilité sociale et morale, dans la mesure où, précisément, leur ’violence symbolique’ toujours pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu, ainsi que leur diffusion massive, donnent une force considérable aux représentations qu’ils construisent. Ces représentations, en effet, sont présentées - et sans doute reçues - non pas comme des constructions, mais comme des constats, comme des photographies du réel.

Ainsi la logique du spectacle produit sa propre vérité, d’autant plus incontestable qu’elle s’appuie sur l’empirisme spontané qui sommeille en chaque être humain: de St Thomas ’qui ne croit que ce qu’il voit’ à l’individu lambda qui croit tout ce qu’il voit (ou ce qu’il lit), il n’y a qu’un pas. Plus précisément, les médias posent en principe et développent une pratique qui assimile réalité et vérité, comme si le fait de montrer le réel, ou une partie du réel, suffisait à le comprendre. Les médias, en favorisant de plus en plus le spectaculaire, tombent donc de plus en plus dans la dérive empirique évoquée par Pierre Bourdieu: ‘Faute de rappeler ces préalables épistémologiques, on s’expose à traiter différemment l’identique et identiquement le différent, à comparer l’incomparable et à omettre de comparer le comparable, du fait qu’en sociologie les ’données’, même les plus objectives, sont obtenues par l’application de grilles (...) qui engagent des présupposés théoriques et laissent par là échapper une information qu’aurait pu appréhender une autre construction des faits’ ’ 209 .

Pour tenter de démontrer la validité de cette première hypothèse, nous aborderons tour à tour quatre questions qui, si elles n’épuisent pas le sujet, nous semblent tout de même fondamentales. Nous essaierons, dans un premier temps de donner la mesure des flux communicationnels auxquels nous sommes tous, peu ou prou, soumis; nous évoquerons, dans un second temps, la loi du spectacle, qui constitue selon nous un modèle dominant dans le traitement de l’information par les médias; en troisième lieu, nous centrerons notre propos sur une dimension qui nous semble tout à fait essentielle, à savoir l’omniprésence de l’émotion qui tend à s’opposer à l’usage de la raison; enfin, nous nous attacherons à analyser l’interpénétration entre sphère privée et sphère publique et la façon dont les médias se mettent en scène comme artefacts de l’ensemble des médiations sociales.

Notes
208.

Pierre BOURDIEU: Le métier de sociologue. Opus cité. p. 64.

209.

Ibid. p. 63.