2.1.1. L’ampleur des flux communicationnels

Avant d’engager une analyse précise des flux communicationnels de masse auxquels chacun est soumis - parfois sans en avoir une claire conscience - il n’est peut-être pas inutile d’essayer de les quantifier, tant pour ce qui relève de la presse écrite, de la radio et de la télévision que pour ce qui a trait à l’ensemble des vecteurs médiatiques de masse (affiches, prospectus, dépliants, messages sonores, etc.).

Même si la presse quotidienne a connu de graves difficultés, qui se sont traduites par une raréfaction du nombre de titres et par une diminution sensible de la diffusion 210, la presse écrite considérée d’un point de vue général (quotidiens et périodiques de toutes natures) est vendue à des millions d’exemplaires. En globalisant la presse quotidienne parisienne et la presse quotidienne régionale, on parvient à 9 725 000 exemplaires soit un taux de 156 pour 1 000 habitants (chiffres de 1995). Si l’on considère que le lectorat est au moins trois fois supérieur au nombre d’exemplaires vendus, on arrive à près de 30 millions d’exemplaires, soit pratiquement un Français sur deux qui lit ou qui parcourt quotidiennement un journal, ce qui est tout à fait important. Ces chiffres sont confirmés par une enquête récente, réalisée par l’IPSOS pour l’Euro PQN auprès d’un échantillon de 19 786 personnes représentatif d’une population de 47 millions de Français âgés de plus de 15 ans. Selon cette étude, qui porte sur l’audience de la presse écrite en 1998, 8 739 000 personnes lisent un quotidien national, soit un Français sur cinq et près de 19 millions de personnes lisent un quotidien régional, soit un Français sur 2,5. Au total, c’est près de 28 millions de personnes qui lisent un journal quotidiennement, soit environ quasiment 60% des Français de plus de 15 ans.

Pour ce qui est de la presse périodique, on recense, comme nous l’avons déjà indiqué, plus de 3000 titres qui diffusent environ 4,2 milliards d’exemplaires annuellement, soit une moyenne de 70 exemplaires par personne et par an (environ une revue tous les cinq jours). Et si, là encore, on applique un coefficient de trois, on obtient un chiffre de 210 exemplaires par personne et par an, soit, si l’on ne prend en compte que la population en âge de lire, quasiment un exemplaire par personne et par jour. Les études les plus ’pessimistes’ considèrent que 54% des Français lisent au moins un magazine par semaine et que 27% en lisent un de temps à autre 211. Quant aux enquêtes les plus ’optimistes’, elles estiment que 95,3% des Français lisent au moins une revue par jour avec une moyenne de 1,6 par jour 212.

Mais bien évidemment, même si comme on vient de le voir, elle conserve une audience considérable - contrairement à une certaine doxa relative à son déclin supposé - la presse écrite, en regard des médias audiovisuels, ne représente qu’une faible partie (quantitativement parlant) de l’ensemble des flux communicationnels. En effet, même si les différentes études consacrées aux loisirs et à la consommation des médias produisent des résultats variables, toutes montrent qu’en moyenne les Français consacrent 37 minutes par jour à la presse écrite, dont 15 minutes à la presse quotidienne, c’est-à-dire quatre fois moins qu’à la radio et cinq fois moins qu’à la télévision 213. Même si l’on peut exprimer certaines réserves, tant sur la fiabilité des chiffres eux-mêmes que sur leur signification ou sur la pertinence des raisonnements fondés sur des moyennes, il n’en reste pas moins que ces indications quantitatives sont significatives d’une tendance lourde: les médias audiovisuels constituent bien ’l’activité’ essentielle de la plupart des individus, et ce pendant plusieurs heures par jour.

En ce qui concerne la radio, chaque Français l’écoute - ou en tout cas l’entend - 147 minutes par jour en moyenne. On compte environ 60 millions de récepteurs de radio en France, soit un par habitant, l’essentiel de la population active possédant au moins un récepteur de radio - et souvent plusieurs - à domicile et un autoradio, sans oublier bien sûr que, depuis l’invention du transistor, la radio est devenue mobile et peut nous accompagner dans pratiquement toutes nos activités. D’après les résultats d’une enquête ’75 000 Médiamétrie’ relative aux mois de Novembre et Décembre 1998, l’audience globale de la radio s’élève à 82,1% soit environ 42,5 millions de personnes de 15 ans et plus, le point d’audience cumulée correspondant actuellement à 470-510 personnes de plus de 15 ans ayant écouté la radio au moins une fois dans la journée.

Pour ce qui est des stations généralistes, c’est R.T.L. qui se taille la part du lion avec 17,9 % d’audience cumulée et 165 minutes de durée d’écoute quotidienne moyenne. France - Inter arrive en seconde position, avec 12,1% d’audience cumulée et une durée moyenne d’écoute quotidienne de 150 minutes. France Info, pour sa part, draine 10,1% de l’audience. Europe 1 atteint les 9,4% d’audience cumulée, alors que R.M.C. ne réalise que 2,7%.

En ce qui concerne les radios musicales, c’est N.R.J. qui arrive en tête avec 12,1%. Avec 6,5% Nostalgie progresse sensiblement, de même que Chérie FM qui atteint 5,7%, Europe 2 qui est créditée de 6,4%, RFM qui frôle les 4% tout comme R.T.L. 2. Skyrock, pour sa part, subit une petite érosion, à 5,6%, ainsi que Fun Radio (récemment rachetée par le groupe R.T.L.) qui passe en dessous des 5% (4,7%). Il faut enfin noter que les radios ’indépendantes’, c’est-à-dire les radios locales non affiliées à un réseau national connaissent une forte progression, puisqu’elles totalisent 9,4% alors qu’elles ne représentaient que 6,7% en 1997.

Au total, la radio, sous ses différentes formes (généralistes, ’tout info’, musicales, associatives...) constitue donc bien un environnement médiatique extrêmement présent pour la quasi totalité de la population, même si son utilisation relève souvent davantage du ’fond sonore’ que de l’écoute attentive, particulièrement pour ce qui est des radios musicales. Il n’empêche qu’elle est considérée par les annonceurs et les publicitaires comme un support tout à fait efficace.

Mais c’est bien à la télévision et à ses périphériques que les Français consacrent le plus de temps. Le cap de 90% des foyers équipés d’une télévision a été franchi en 1980 et aujourd’hui 95% des foyers possèdent au moins un récepteur et 35% des foyers détiennent un ou plusieurs récepteurs supplémentaires 214. De même, 74% des foyers français sont équipés d’un magnétoscope. Il est également intéressant de souligner que 68% des foyers ayant un ou plusieurs enfants entre 8 et 19 ans possèdent au moins deux téléviseurs et que 86% de ces mêmes foyers ont un magnétoscope. Quant à la durée quotidienne pendant laquelle les Français regardent la télévision, elle s’élève à 3 heures environ en moyenne pour l’ensemble de la population, et à 2 heures pour les enfants de moins de 14 ans. Il faut encore noter que le temps passé à regarder une cassette enregistrée représente quelque 7% de ’part de marché’, soit davantage que la Cinquième, Arte, Canal + ou le câble.

Quelques chiffres, extraits d’un sondage réalisé par CSA pour Télérama les 5 et 6 Septembre 1997 et publiés dans le numéro du 1er octobre 1997, nous semblent confirmer assez nettement l’idée selon laquelle la télévision occupe une place extrêmement importante dans la vie des Français. Certes, un sondage ne montre pas la réalité, mais - au mieux - la représentation que s’en font les personnes interrogées ou l’idée qu’elles se font des réponses ’politiquement correctes’ en fonction d’un certain nombre de normes sociales, ou encore l’image d’elles-mêmes qu’elles souhaitent promouvoir, y compris à leurs propres yeux; il n’en reste pas moins qu’un sondage honnêtement conçu, sans arrière-pensées idéologiques, notamment s’il propose un large éventail de réponses possibles, peut fournir des indications utiles sur le plan sociologique. En l’espèce, il ressort que si 32% des sondés affirment qu’ils pourraient vivre sans la télévision, 81% admettent qu’ils en sont ’quand même un peu esclaves’. En même temps - et de façon quelque peu contradictoire - 67% des personnes interrogées considèrent que ’en y réfléchissant bien’, ils ne regardent ’ni trop ni pas assez’ la télévision ! D’une façon générale, on ressent assez bien, en étudiant ce sondage, que malgré une relation ambivalente d’attraction - répulsion avec la télévision, une forte majorité des sondés semble accorder un bon nombre de vertus à la télévision. On peut d’ailleurs penser que ces qualités prêtées - sincèrement ou non - au petit écran constituent autant d’auto - justifications à une attitude par trop téléphage. Quoiqu’il en soit, 93% des interviewés pensent que ’parfois la télévision permet de se sentir moins seul’. De même, 88% considèrent que ’la télévision est une formidable ouverture sur le monde’. Dans le même ordre d’idées, 88% estiment que ’sans télévision, il y a des tas de choses dont on n’aurait jamais entendu parler’. Pour 85%, ’même si on est critique à l’égard de la télévision, il est difficile d’en priver les enfants’. 66% pensent que ’grâce à la télévision, les gens ont des choses à partager’, alors que, contradictoirement, le même nombre admet que ’la télévision, à la longue, détruit les relations au sein de la famille’. Enfin, pour 55% des sondés, la télévision est ’un moyen de connaissance’.

Sans vouloir accorder à ces chiffres plus de valeur qu’ils n’en ont et sans en tirer de conclusions générales et définitives, nous les considérons tout de même comme des indices tendant à montrer que la télévision - peut-être tout simplement parce qu’elle apparaît, y compris physiquement, comme une ’fenêtre ouverte sur le monde’ - se trouve au coeur d’une problématique que nous aurons à développer ultérieurement et qui met en jeu nombre de questions importantes: l’influence des médias sur les individus; le fonctionnement de l’espace public dans un dispositif dominé par les médias de masse; les rapports entre le spectacle et le réel; la production et l’imposition de normes sociales, etc.

Cette évocation quantitative des flux communicationnels ne serait pas complète si nous n’abordions pas une dimension qui nous semble d’autant plus importante qu’elle nous est totalement imposée et qu’elle fait en quelque sorte partie du paysage, notamment du paysage urbain: la publicité. Si elle utilise la presse écrite, la radio et la télévision, la publicité fait appel également - et massivement - à des vecteurs spécifiques comme l’affiche, le document - quelle que soit sa forme - distribué dans les boîtes à lettres, voire le message sonore ou audiovisuel.

Dans les villes - et même sur les routes - nul ne peut aujourd’hui effectuer plus de quelques centaines de mètres sans rencontrer l’un de ces immenses panneaux publicitaires de 4 mètres par 3 mètres qui vantent les mérites des produits les plus divers et qui sont généralement situés dans des lieux stratégiques où on ne peut pas ne pas les voir. C’est ainsi que dans notre bonne ville de Villeurbanne (2ème ville du département du Rhône, 127 000 habitants) on peut dénombrer pas moins de 250 panneaux 215 qui sont situés soit sur le domaine public, soit sur le domaine privé, mais qui, dans tous les cas, sont bien visibles par les passants, et donnent lieu au paiement d’une redevance au propriétaire du terrain que ce soit la commune ou un propriétaire privé. Il faut souligner que la gestion d’un réseau de panneaux publicitaires semble être une activité très lucrative que, pour l’essentiel, quelques groupes spécialisés se partagent: Giraudy (filiale du groupe Hachette - Lagardère), Avenir (filiale du groupe Havas)... En tout cas, face à cette forme de publicité qui, comme toute publicité, véhicule des représentations et des normes sociales, et, bien évidemment l’idéologie consumériste et libérale, nous n’avons aucune échappatoire, d’autant plus qu’à force d’y être soumis, nous ne la remarquons plus vraiment. Est-elle pour autant sans aucune influence sur nous ? La question reste ouverte mais elle contribue à constituer un cadre général, un décor si l’on veut, qui détermine pour une part le fonctionnement de l’espace public.

Toujours dans le domaine de l’affichage, il faut prendre en compte les réseaux urbains comme les abribus, les panneaux ’Decaux’, etc., qui pour être de taille plus modeste (2 mètres x 1 mètre environ) n’en constituent pas moins des supports publicitaires (parfois utilisés également pour la communication municipale) très prisés par les annonceurs et considérés comme d’autant plus efficaces qu’ils sont parfaitement intégrés au ’mobilier urbain’. Signalons également que l’affichage tend à utiliser tous les espaces accueillant des foules importantes (métro, gares ferroviaires, aéroports, centres commerciaux, etc) et qu’il ne dédaigne pas l’utilisation de nouveaux supports technologiquement plus évolués que les panneaux classiques (panneaux déroulants, lumineux, etc.); de même la publicité fait de plus en plus appel aux véhicules automobiles (autocars, camions, voitures particulières) soit qu’elle s’ajoute aux fonctions premières de ceux-ci, soit qu’elle constitue une fin en soi: c’est ainsi qu’un grand nombre de véhicules - spécialement aménagés - sillonnent sans cesse les grands axes des villes à seule fin de donner à voir au plus grand nombre des panneaux publicitaires de 12 m2 . Il est enfin nécessaire de considérer ce que l’on a coutume d’appeler ’l’affichage sauvage’, souvent consacré à la politique, à l’annonce des concerts, ou aux activités plus ou moins ’roses’; même si, pour des raisons diverses - notamment l’interdiction de l’affichage pendant les campagnes électorales - l’affichage politique est en nette régression, les murs et palissades qui s’y prêtent restent largement couverts par la publicité, notamment à certains emplacements proches des grands axes de circulation.

Mais ce n’est pas tout. Rentrant chez lui après sa journée de travail, l’individu Lambda commencera par ouvrir sa boîte à lettres. Et chaque jour, ou presque, il trouvera un ou plusieurs documents publicitaires, ayant souvent la forme de revues ou de magazines, fréquemment consacrés à la grande distribution. Ces plaquettes très élaborées voisinent généralement avec toutes sortes de prospectus et de tracts qui vantent les mérites d’une infinité de produits et de services, sans oublier les journaux de petites annonces gratuits. Et quand, ayant effectué un premier tri, le citoyen croira enfin dépouiller son courrier, il s’apercevra qu’à l’intérieur de ce courrier nominativement expédié se trouvent encore nombre ’d’offres exceptionnelles’ relevant du marketing direct. Le commerce des fichiers et la généralisation des études de marché rendent en effet omniprésente cette forme de publicité, notamment en direction des couches ’aisées’ de la population.

Et si d’aventure Monsieur ou Madame Dupont décide de se rendre dans une grande surface - fût-elle à vocation culturelle - il ou elle risque fort de se trouver soumis à la ’promotion sur les lieux de vente’ qui, à l’aide de moyens auditifs et/ou visuels (incitations orales à l’achat, musique, ventes promotionnelles, mise en valeur de certains produits, affichettes, aménagement de l’espace, etc.) essaient d’influencer le consommateur au moment - même où il effectue ses achats.

Au total - et notre description n’est sans doute pas exhaustive - il est difficilement contestable que l’être humain, en tout cas dans les pays développés, se trouve exposé, sans qu’il en ait forcément une claire conscience, à des flux médiatiques presque permanents dont l’incidence est très difficile à apprécier tant elle s’opère de façon complexe et multilatérale, dans un processus de co-construction du sens par l’émetteur et le récepteur, mais qui, à coup sûr, est bien réelle.

Notes
210.

En 1946, la presse quotidienne comptait 28 titres pour 5 959 000 exemplaires; en 1995, il n’y avait plus que 12 titres pour 2 844 000 exemplaires. Quant à la presse quotidienne de province, les 175 titres de 1946 étaient vendus à 9 165 000 exemplaires, alors que les 58 titres qui demeuraient en 1995 étaient diffusés à 6 881 000 exemplaires (source: La presse française de Pierre ALBERT, La Documentation Française, Paris, 1998, p. 35.)

211.

Source: INSEE, 1993.

212.

Source: Audience Etude sur la presse magazine, 1996-1997.

213.

Source: Médiamétrie, 1997.

214.

Tous les chiffres concernant la télévision proviennent d’une étude réalisée par Médiamétrie en 1997.

215.

Indication donnée par la Direction du Développement Urbain de la ville de Villeurbanne.