2.1.3. Une vision critique ’radicale’ de la télévision

A l’opposé de l’analyse développée par Dominique Wolton et les tenants du courant ’empiriste critique’, de nombreux chercheurs ont adopté un point de vue critique que nous qualifierons de ’radical’ à propos des médias audiovisuels. Il s’agit, bien sûr, de ’L’Ecole de Francfort’ et de ses héritiers, mais aussi de toute une série d’universitaires, d’intellectuels, voire de journalistes, qui ne partagent pas nécessairement la même idéologie, mais dont les travaux ou les prises de position convergent dans une vision assez largement négative et pessimiste de la communication de masse.

Nous ne nous appesantirons pas sur les analyses formulées par l’Ecole de Francfort’. Nous avons déjà largement évoqué les positions du ’courant critique’ stricto sensu, notamment au travers des thèses de Jürgen Habermas. Au surplus, c’est de ce courant que nous nous sentons le plus proche - même si cette proximité ne nous conduit pas à la complaisance - et l’ensemble de la présente thèse constitue une tentative de critique du fonctionnement actuel de l’espace public qui s’inscrit clairement dans une démarche ’néo-marxiste’ et ’néo-structuraliste’.

Disons simplement, pour faire court, que le ’courant critique’ s’appuie sur une analyse socio-politique de la communication et des ’industries de l’imaginaire’ 239, en mettant en évidence les intérêts et les idéologies qui surdéterminent les dispositifs en place. Il s’agit au fond de montrer comment s’exerce et se reproduit, par le biais de la culture et des médias de masse, particulièrement la télévision, la domination de l’idéologie libérale. A la différence d’un certain nombre de ’disciples’ du ’courant critique’, nous essayons de nous garder, à partir de cette réflexion fondamentale, d’une dérive simpliste et elle-même trop idéologique qui conduirait à croire que les médias seraient tout puissants, que les téléspectateurs seraient des victimes qui ne pourraient que subir sans aucune possibilité de distanciation et d’esprit critique, que la communication ferait les élections, ou que la télévision, considérée comme le principal ’appareil idéologique d’Etat’ rendrait totalement impossible toute transformation sociale. Et, en même temps, nous sommes convaincus que l’expression publique d’une analyse critique radicale du dispositif médiatique constitue précisément une condition ’sine qua non’ pour que celui-ci n’exerce pas un pouvoir quasi absolu et pour aider les citoyens à être des sujets et pas seulement des ’cibles’. En quoi, nous sommes parfaitement en phase avec un Pierre Bourdieu qui écrivait que ’la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle devait être un savoir d’expert réservé aux experts’ 240. Nous pensons en effet que les sciences sociales en général et les sciences de l’information et de la communication en particulier engagent de tels enjeux sociaux, politiques et idéologiques qu’elles peuvent constituer des outils au service de l’émancipation humaine. Comme l’écrivait Marx, il ne s’agit pas seulement de ’comprendre’ le monde, mais aussi et surtout de le ’transformer’ 241 . Il nous semble donc clair que ‘’la mise au jour des lois tendancielles est la condition de la réussite des actions visant à les démentir (...). Les dominés ont partie liée avec la découverte de la loi en tant que telle, c’est-à-dire en tant que loi historique, qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement’ 242. Nous sommes donc aussi éloignés du fatalisme qui conduirait à penser que les structures et les mécanismes sociaux asservissent totalement l’être humain que de l’illusion selon laquelle l’individu serait libre de tout déterminisme.

Nous ne ferons également qu’évoquer les travaux de Pierre Bourdieu et du collectif ’Raisons d’agir’ que nous avons largement abordés dans la première partie de la présente thèse et qui constituent à notre sens des analyses assez pertinentes sur le fond bien que parfois excessives et souvent plus militantes que scientifiques. Ces analyses, également néo-marxistes et néo-structuralistes doivent, selon nous, être prises pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des approches polémiques plus que strictement scientifiques - ce qui n’enlève rien à leur intérêt - fondées sur une démarche presque exclusivement sociologique et socio-économique qui tend à réduire la communication et les médias de masse aux conditions dans lesquelles ils sont produits. Ainsi ’l’emprise du journalisme’ sur les autres champs sociaux ou la domination du champ économique sur les médias, notamment sur la télévision, nous semblent être des réalités incontestables et essentielles, mais, pas plus que l’assimilation - très caricaturale - des journalistes à de ’nouveaux chiens de garde’ 243 , n’épuisent pas l’étude du champ communicationnel et ne rendent pas parfaitement compte de la spécificité des mécanismes communicationnels proprement dits. Pour autant, il nous paraît tout à fait nécessaire, bien que non suffisant, de ne pas sous-estimer l’importance du cadre décrit par Pierre Bourdieu. En effet, nous sommes convaincus que ce cadre est lourd de conséquences et que son acceptation - ou non - conditionne pour une part la compréhension du phénomène communicationnel considéré dans sa globalité. Au surplus, il y a là un enjeu politique sur lequel le chercheur ne peut pas, selon nous, faire l’impasse. Ainsi, nous pensons, comme Pierre Bourdieu ‘’qu’on peut et qu’on doit lutter contre l’audimat au nom de la démocratie. Ca paraît très paradoxal parce que les gens qui défendent le règne de l’audimat prétendent qu’il n’y a rien de plus démocratique (...) qu’il faut laisser aux gens la liberté de juger, de choisir. (...) L’audimat, c’est la sanction du marché, de l’économie, c’est-à-dire d’une légalité externe et purement commerciale, et la soumission aux exigences de cet instrument de marketing est l’exact équivalent en matière de culture de ce qu’est la démagogie orientée par les sondages d’opinion en matière de politique. La télévision régie par l’audimat contribue à faire peser sur le consommateur supposé libre et éclairé les contraintes du marché, qui n’ont rien de l’expression démocratique d’une opinion collective éclairée, rationnelle, d’une raison publique’ 244

Nous voulons également évoquer le point de vue d’un autre chercheur éminent, Karl Popper, qui malgré son éloignement idéologique de ceux que nous venons de citer, a développé une analyse extrêmement sévère et pour tout dire simpliste et, par conséquent, caricaturale, de la télévision, qu’il a qualifiée, de façon très brutale, de ’danger pour la démocratie’ 245 . Que ce chantre de la ’société ouverte’, que ce remarquable penseur libéral ait cru bon de lancer un cri d’alarme et même, à un moment donné, d’appeler à la censure de la télévision, voilà qui ne peut manquer de surprendre.

Pour Karl Popper, c’est la recherche de l’audience maximale qui est, fondamentalement, à l’origine de la ’dégradation de la télévision’. Ainsi, selon lui, les chaînes de télévision sont contraintes, pour attirer le public, de diffuser de plus en plus ’d’émissions à sensation’, mauvaises pour l’éducation. Elles sont, écrit-il, ‘beaucoup trop nombreuses’ et ’en concurrence’, ’pour accaparer les téléspectateurs, et non à des fins éducatives’ 246. Il faut ici souligner, car Popper évoque ce thème à de nombreuses reprises, que son analyse se situe en grande partie sur un plan moral. Pour lui, en effet, le reproche majeur que l’on peut formuler à l’encontre de la télévision c’est de ne pas produire ’des émissions de haute qualité et de portée morale, qui inculqueraient aux enfants une certaine éthique’ 247. Et non seulement la télévision ne joue pas ce rôle éducatif, mais encore elle incite les enfants - et les adultes - à la violence: ‘’la télévision produit de la violence et introduit celle-ci dans des foyers qui autrement ne la connaîtraient pas’’ 248. A l’appui de sa critique, Popper évoque les actes criminels commis par des adultes - ou des enfants - sous l’influence directe de la télévision, à l’instar de ces deux enfants de dix ans et demi qui assassinèrent sans aucun motif un petit garçon de deux ans en Février 1993 à Liverpool. Au fond, écrit Popper, c’est l’environnement dans lequel vivent les enfants, et l’éducation que nous leur donnons, qui déterminent leur évolution mentale, leur développement intellectuel et social. Or, comme la télévision constitue une partie non négligeable, voire essentielle, de l’environnement des enfants, et un vecteur important de leur éducation, son influence négative est indéniable.

Karl Popper procède également à une sévère critique de l’audimat et de l’idée selon laquelle ‘’il faut offrir aux gens ce qu’ils ont envie de voir’ ’, au nom des principes de la démocratie. Pour lui, l’audimat est bien incapable de nous révéler ce que veulent les gens, car on ne peut pas savoir comment ceux-ci réagiraient face à d’autres programmes que ceux qui leur sont proposés. L’audimat, tout au plus, constitue une indication quant aux préférences des téléspectateurs à un moment donné face à des programmes donnés. Et la comparaison entre l’audimat et la démocratie apparaît comme tout à fait illégitime, dans la mesure où ‘’rien à l’intérieur de la démocratie n’interdit aux personnes les plus instruites de communiquer leur savoir à celles qui le sont moins. Bien au contraire (...) l’esprit démocratique a toujours été d’offrir, à tous, les possibilités les meilleures et les meilleures chances’ 249. La dictature de l’audimat, à l’inverse, conduit ‘’à proposer aux téléspectateurs des émissions de plus en plus mauvaises, que le public accepte, pour peu qu’on y ajoute de la violence, du sexe, et du sensationnel. En fait, plus on fait usage de ce genre d’ingrédient, plus on incite les gens à en redemander’ 250 .

Il faut enfin souligner la dimension politique de l’appréciation très négative que porte Popper sur la télévision. Il estime en effet que la démocratie implique d’instituer un système de contrôle du pouvoir politique. Or la télévision détient aujourd’hui un pouvoir considérable, ‘’potentiellement le plus important de tous’ 251: ’Un nouvel Hitler disposerait avec elle d’un pouvoir sans limites’’ 252. Pour Popper, la télévision, telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, est incompatible avec la démocratie, car elle ne fait l’objet d’aucun contrôle: ‘’la démocratie ne peut subsister durablement tant que le pouvoir de la télévision ne sera pas complètement mis à jour’ 253.’

Sans doute peut-on considérer le point de vue de Karl Popper comme ultra fonctionnaliste. Sans doute accorde-t-il à la télévision un pouvoir quasiment absolu qu’elle n’a probablement pas lorsqu’il affirme que tout se passe comme si elle avait ’remplacé la voix de Dieu’ 254 . Sans doute, le rôle déterminant de la télévision dans les comportements violents, voire criminels, n’a-t-il jamais été démontré; au contraire, la plupart des psychologues et des psychiatres considèrent que, sauf dans quelques rares cas pathologiques, on ne peut accuser la télévision de constituer la cause déterminante de la délinquance et de la criminalité, ni même de ce que l’on appelle ’la mauvaise éducation’.

Néanmoins, les réflexions de Karl Popper - au-delà de leur dimension pamphlétaire - posent de façon brutale un certain nombre de problèmes de fond: quelle est l’influence réelle de la télévision sur un plan culturel et éthique ? La ’dictature de l’audimat’ ne constitue-t-elle pas, en effet, un cercle vicieux extrêmement pernicieux conduisant à ne diffuser que ce que les gens ont spontanément envie de voir et, du coup, à rendre les téléspectateurs de plus en plus conformes à la représentation qu’en donnent les études d’audience ? Enfin, la télévision ne détient-elle pas un pouvoir considérable - même s’il est loin d’être absolu - dans la mesure où elle peut, sans véritable contrôle, sans véritable contre-pouvoir, montrer ce qu’elle veut, sélectionner les sujets importants (pour elle ) et rejeter les autres, donner un avis sur tout, diffuser à longueur de temps des représentations idéologiques et sociales pour le moins contestables, etc. En un mot, la télévision, en particulier grâce au pouvoir de l’image, dispose effectivement - et bien plus encore que les autres médias de masse - d’une capacité tout à fait exorbitante de proposer, ou plutôt d’imposer, une vision, une interprétation du monde globalisante et donc, d’une certaine façon, totalitaire. Bien sûr, la télévision - et les médias de masse en général - sont ’concurrencés’ par d’autres déterminations, d’autres formes de médiation sociale, d’autres ’appareils idéologiques ’, d’autres institutions, même si certaines d’entre elles ont beaucoup perdu de leur influence: l’Eglise catholique, l’Armée, les partis politiques, les syndicats, les grands mouvements d’Education Populaire jouent aujourd’hui un rôle relativement modeste dans l’encadrement des masses. Par contre, l’Islamisme, l’Ecole, l’Entreprise, l’Administration constituent bien de puissants appareils idéologiques. De même, le rôle de la famille, des réseaux sociaux (associations, groupes de pression, clubs sportifs, etc.), des ’leaders d’opinion’ ne doit pas être sous-estimé. Par ailleurs, il est bien certain que les téléspectateurs ou les consommateurs des médias de masse ne sont pas des ’éponges’ qui absorbent et acceptent pour argent comptant tout ce que montrent et disent les médias. L’être humain conserve un certain libre arbitre vis-à-vis des flux communicationnels. Néanmoins, même si la télévision n’est pas seule en cause, même si son pouvoir doit être relativisé, même si la façon dont celui-ci s’exerce est beaucoup plus subtile que ce qu’en écrit Karl Popper, il n’en reste pas moins que la télévision constitue sinon un ’danger pour la démocratie’, du moins un puissant dispositif économique, ’culturel’ et idéologique qui n’est soumis à aucun contrôle. Pire, la logique de l’audimat, qui permet à la télévision de s’auto-justifier en permanence au nom de la démocratie cathodique correspond d’une certaine manière d’un point de vue épistémologique aux thèses de Popper sur la ’falsifiabilité’ des sciences comme critère de leur scientificité. En d’autres termes, la télévision échappe ainsi à toute possibilité de critique dans la mesure où le critère unique par lequel elle s’auto-légitime ne renvoie pas à ce qu’elle est mais à son audience, ce qui n’a rien à voir.

Pour compléter ce rapide tableau des points de vue critiques ’radicaux’ sur la télévision, il nous semble utile d’évoquer une analyse développée par un certain nombre de psychanalystes, notamment par Gérard Miller. Pour lui, en effet, la ’gentille boîte à images’, est structurellement ’pathogène’dans la mesure où elle s’est d’emblée ‘lovée dans notre intimité comme un animal domestique, un être familier (...) La facilité de consommation, voilà bien le symptôme n°1 de la télévision’ 255 . A partir de là, Gérard Miller considère qu’il est impossible d’objectiver la télévision et que l’on ne peut pas apprendre à la regarder, comme on peut apprendre à regarder un tableau, par exemple. Selon lui, on ne peut que dénoncer la télévision - et ne pas la regarder - ou la regarder et être fasciné par elle: ‘’Quand elle se regarde, elle vous regarde, et quand elle vous regarde, elle vous tient’’ 256. Pour lui, la télévision est un objet de jouissance qui s’inscrit pour une part dans le cadre de la satisfaction autoérotique. Il est très intéressant de constater qu’il s’inscrit totalement en faux contre les thèses de Dominique Wolton puisqu’il considère que la télévision, en nous libérant du ’lien social’, est un des objets qui parviennent le mieux à transformer les êtres humains en ’forteresse vide’ pour reprendre le titre d’un ouvrage de Bruno Bettelheim consacré à l’autisme. Et il affirme à l’appui de son analyse que ’même regardée en groupe, la télé se consomme seul’ 257.

Pour Gérard Miller, la télévision se situe à l’exact opposé du théâtre de Brecht - dont Roland Barthes écrivait qu’il ’créait de la distance entre le spectateur et le spectacle’. Il affirme en effet que même les meilleures émissions de télévision tombent dans tous les pièges qu’évoquait Barthes - que ce soit l’emphase, la truculence, l’esthétisme, le ’vérisme’ - qui conduisent le téléspectateur à s’identifier totalement au spectacle qu’il regarde et à perdre toute distance avec lui. Trop proche de nous, trop complice, trop intime, la télévision absorbe le spectateur dans le spectacle; elle devient pour reprendre la formule utilisée par Saint Augustin pour évoquer Dieu ‘’plus intérieure que mon intime’ 258. Et ce faisant, elle ne contribue pas du tout à créer un lien avec ceux qu’elle montre. Au contraire, ‘’le journal télévisé ne fait pas aimer ceux qu’il filme à longueur d’images et de souffrances. Il les banalise, provoquant des émotions passagères et amnésiques’’ 259 . Nous reviendrons ultérieurement sur la dimension fondamentalement émotionnelle des médias et notamment de la télévision, mais on peut penser - en tout cas si l’on en croit le point de vue de Gérard Miller - que la dimension foncièrement spectaculaire et émotionnelle de la télévision introduit entre celle-ci et le téléspectateur une relation passionnelle quelque peu perverse qui a quelque chose d’un processus fusionnel: renvoyé sans cesse à son propre vécu et à ses propres fantasmes par le biais de l’émotion, le téléspectateur tend à se projeter complètement dans le spectacle et à s’identifier à ce qui lui est montré, comme cela se passe pour la fiction (roman ou film), lorsque l’on est ’captivé’ par l’histoire. En l’espèce, le terme ’captivé’ est particulièrement significatif, puisqu’il indique que l’individu (lecteur ou spectateur) est ’captif’, prisonnier et donc qu’il ne jouit d’aucune liberté, d’aucune distance par rapport à ce qu’il lit ou à ce qu’il regarde.

En poussant les choses à l’extrême, on pourrait penser que, compte tenu de tout ce qui vient d’être évoqué, la télévision est, au fond, une ’machine à empêcher de penser’ 260. Cette thèse abrupte repose sur l’idée que la pensée nécessite autonomie et distance, doute systématique et reconstruction personnelle, alors que la télévision, s’appuyant sur la force de l’image, sur la légitimité du témoin visuel, fonctionne complètement sur le mode de l’affirmation. Plus grave encore, même lorsque ce qui a été montré s’avère faux - à l’exemple des cadavres de Timisoara en 1989 - cela demeure incontestable pour la masse de ’ceux qui ont vu’. Encore une fois, c’est l’image, le spectacle, qui sont en jeu. Il ne s’agit pas, comme pourrait le laisser croire un raisonnement simpliste, d’une volonté de la télévision de nous tromper - encore que cela puisse ponctuellement se produire, comme en témoignent les ’bidonnages’ auxquels on assiste périodiquement - mais d’un problème intrinsèquement lié à la réception des images. L’image tend à induire chez l’être humain des certitudes quasiment absolues dans la mesure où elle remplit presque totalement l’esprit: la vision est le seul sens qui semble donner a priori une représentation incontestable du réel. La parole, l’écrit - chacun en est conscient - ne peuvent qu’évoquer, rapporter de façon indirecte. L’une comme l’autre ne saturent pas notre conscience et laissent une place pour l’interprétation et le doute. On sait bien que le discours, qu’il soit écrit ou oral, ne peut épuiser le réel, mais on croit, à tort, que l’image en rend parfaitement compte. Au surplus, le discours des médias sur le réel est spontanément perçu pour ce qu’il est, c’est-à-dire le discours de quelqu’un d’autre. Il y a donc nécessairement une distance entre le récepteur et le réel, qui est la distance de la médiation par le discours. A l’inverse, quand je regarde une image, je ressens a priori le sentiment de regarder le réel lui-même et donc de produire moi-même un discours sur celui-ci. Il n’y a donc pas, dans ce cas, de distance entre le réel et moi, car la médiation, bien qu’on ne peut plus visible, reste cachée. Sans vouloir accorder aux ’façons de parler’ plus de signification qu’elles n’en ont, mais en cherchant tout de même à comprendre ’ce que parler veut dire’ 261, il nous apparaît que ce que nous venons d’exposer est corroboré par la différence sémantique importante qui existe entre ’je l’ai entendu dire’ et ’je l’ai vu de mes propres yeux’. Il faut par ailleurs souligner que, d’une façon générale, très peu de gens sont initiés à la lecture de l’image, a fortiori de l’image animée, et que les infinies possibilités du cadrage, de l’éclairage, du montage, des mouvements de caméra, etc. sont totalement ignorées et en tout cas pas remarquées comme instruments d’écriture et donc de reconstruction du réel.

A partir de là, il paraît clair que ‘le drame que fait vivre la télévision à l’humanité moderne (...), celui des effroyables certitudes’ 262 est contradictoire avec la pensée, si l’on considère celle-ci comme capacité d’autonomie et de distance critique, comme possibilité de choisir entre différentes hypothèses. Penser, comme l’écrivait Jean Piaget, c’est ’tirer pleinement parti de l’élasticité de l’esprit et revenir aussi souvent qu’on le veut à la case départ’ 263. Penser, c’est fondamentalement, Descartes entre autres l’a suffisamment montré, douter et vérifier. La télévision donc ‘’ [empêcherait] l’immense majorité des mortels de réunir les conditions préalables à la pensée’’ 264.

Notes
239.

Patrice FLICHY: Les industries de l’imaginaire: pour une analyse économique des médias, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1980.

240.

Pierre BOURDIEU: Questions de sociologie, opus cité, p. 7.

241.

Karl MARX: ’les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer’, Thèses sur Feuerbach in Correspondance Marx - Engels, Editions Sociales, Tome 4, 1977, p. 54.

242.

Pierre BOURDIEU: Questions de sociologie, opus cité, p. 45.

243.

Serge HALIMI: les nouveaux chiens de garde, opus cité.

244.

Pierre BOURDIEU: Sur la télévision, opus cité.

245.

Karl POPPER: La télévision, un danger pour la démocratie, The estate of Sir Karl Popper, Edition française, Anatolia Editions, 1994.

246.

Ibid. p. 22.

247.

Ibid. p. 22.

248.

Ibid. P. 30.

249.

Ibid. p. 25.

250.

Ibid. p. 25.

251.

Ibid. p. 36.

252.

Ibid. p. 36.

253.

Ibid. p. 36-37.

254.

Ibid. p. 36-37.

255.

Propos recueillis par Télérama, 15 Octobre 1997, p. 80.

256.

Ibid. p. 82.

257.

Ibid. p. 82.

258.

SAINT AUGUSTIN: Confessions in Oeuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1980.

259.

Télérama, opus cité, p. 82.

260.

Laurent LAPLANTE: La télévision machine à empêcher de penser in L’état des médias, opus cité, p. 193.

261.

Pierre BOURDIEU: Ce que parler veut dire, Editions Fayard, 1982.

262.

Laurent LAPLANTE: opus cité, p. 194.

263.

Jean PIAGET: Sagesse et illusion de la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris, 1995.

264.

Laurent LAPLANTE: opus cité, p. 193.