2.1.4. ’Le milieu social change tout’

Les différents points de vue que nous venons de passer en revue - qu’ils soient hagiographiques ou critiques - ont un point commun: ils constituent tous, chacun à leur façon, une approche globale de la télévision et des téléspectateurs, ceux-ci semblant être considérés comme une masse indistincte dont les réactions seraient uniformes. Or il nous apparaît que toute tentative d’analyse de ce phénomène extrêmement complexe qu’est la télévision doit nécessairement en resituer les effets dans le contexte social, économique et politique dont elle est la résultante. On peut en effet se demander si, dans bien des cas, la télévision ne se contente pas d’accentuer les faits sociaux qui existent en dehors d’elle plutôt que de les créer à partir de rien. En outre, il nous semble impossible d’étudier l’éventuelle influence de la télévision sur les individus sans prendre en compte la société en général et l’inégalité entre les classes qui la composent du point de vue du capital économique, social, culturel et symbolique. Nous adoptons donc l’hypothèse selon laquelle ’le milieu social change tout’ comme le montre l’enquête sur ’les jeunes et l’écran’ réalisée en 1997 265.

Si l’on en croit cette enquête, qui, certes, ne concerne que les jeunes de 7 à 17 ans, mais dont les enseignements ont à notre sens une validité beaucoup plus générale, il apparaît que le comportement des intéressés vis-à-vis de la télévision est fonction de l’appartenance à un milieu favorisé ou à un milieu défavorisé. Pour Dominique Pasquier et Dominique Mehl, ‘’chez les plus favorisés, la télé fait partie du décor, mais on va aussi au cinéma, on lit, on écoute la radio, on sort. Par exemple, un enfant sur deux joue d’un instrument de musique au moins une fois par semaine, contre un sur quatre dans l’ensemble de la population. Chez les moins favorisés, la télé est le centre de la vie personnelle et familiale, et personne ne cherche à la déloger de cette place, parce qu’il n’y a rien d’autre. Pas d’argent pour le cinéma et les sorties, peu de livres, d’ordinateur, de musique. La télé est le lien, on regarde ensemble, on ne parle pas. Elle est allumée tout le temps’ 266 .

Il apparaît donc bien, au travers de cette enquête, que la ’société à plusieurs vitesses’ ou la ’fracture sociale’ pèse singulièrement sur le statut de la télévision. Pour les jeunes appartenant à des familles modestes, la télévision se situe véritablement ’au centre’ de la vie sociale et intellectuelle. Ainsi, dans les milieux populaires, les parents qui, eux-mêmes, passent le plus clair de leurs loisirs devant la télévision, ne surveillent pas le temps que passent leurs enfants devant le petit écran. Ils n’imaginent pas, par exemple, que la télévision peut être nocive pour les études. Ils lui attribuent un rôle largement positif en matière de renforcement des liens familiaux, d’ouverture sur le monde, de développement culturel et intellectuel. Ce n’est d’ailleurs pas très surprenant: étant eux-mêmes de gros consommateurs de télévision, il faut bien qu’ils légitiment leur propre comportement; en outre, la télévision étant quasiment leur unique référence et leur seule activité ’culturelle’, ils sont probablement persuadés qu’elle constitue pour eux - et a fortiori pour leurs enfants - un objet indispensable. Dans les milieux aisés, en revanche, on semble se méfier davantage de la télévision, on fait preuve - en tout cas on l’affirme - d’un certain recul, d’une certaine distance qui conduit les parents à contrôler le temps passé par les enfants devant l’écran, à surveiller le contenu des émissions regardées. Dans ces milieux favorisés, notamment chez ceux qui disposent d’un capital culturel élevé, la télévision est considérée comme potentiellement dangereuse, parce qu’elle tend à empêcher les enfants d’étudier, parce qu’elle est un vecteur de violence, parce qu’elle diffuse une ’sous-culture’ américanisée qui abêtit les enfants, etc. C’est en règle générale la mère qui joue un rôle majeur dans le contrôle de la télévision: plus son niveau d’études est élevé, et plus elle réduit la possibilité d’accéder à la télévision. Au fond, dans ces milieux-là, la télévision occupe une place ’à côté’. Elle est incontestablement ’un plus’, un loisir ou une activité supplémentaire, éventuellement un outil de culture générale, notamment grâce aux informations et aux reportages. Elle n’occupe pas toute la place, elle n’est pas allumée en permanence, et elle est considérée avec une certaine circonspection.

D’une façon plus générale, si l’on regarde en effet d’un peu plus près les éléments chiffrés dont nous disposons, on constate que les comportements individuels des Français par rapport aux médias – que les moyennes ont tendance à dissimuler – sont largement déterminés par l’âge, le niveau socio-culturel et le niveau de revenu. Ainsi, si l’exposition aux affiches et aux différentes formes de publicité dont les supports s’imposent à tous est par définition ’égalitaire’, la ’consommation’ des médias de masse (presse écrite, radio, télévision) varie en fonction des caractéristiques socio-économiques.

Pour ce qui est de la presse écrite quotidienne, il apparaît que les groupes sociaux les plus aisés et/ou les plus cultivés la lisent davantage que les couches sociales plus défavorisées et/ou moins instruites, encore que ce constat s’applique beaucoup plus à la presse quotidienne nationale qu’à la presse quotidienne régionale. De même, si les femmes lisent à peu près autant que les hommes, les moins de 25 ans et les plus de 65 ans lisent moins que les personnes âgées de 25 à 65 ans.

En revanche, pour ce qui est de la presse périodique – à l’exception des ’news’ dont le lectorat est, sociologiquement, à peu près le même que celui des quotidiens nationaux – il semble que la situation soit inversée d’une façon générale, avec des écarts importants d’un genre à l’autre: les magazines sont plus lus par les couches sociales plus modestes et moins cultivées que par les milieux aisés et instruits, ainsi que par les moins de 25 ans et les plus de 65 ans 267. Ceci étant, il faut tout de suite préciser que l’extrême diversité de la presse périodique rend toute moyenne sujette à caution et assez peu significative. Empiriquement, on peut néanmoins essayer de faire quelques déductions à partir du constat que la presse périodique est, pour une part très importante, une presse spécialisée, soit ciblée en direction d’un seul public soit orientée vers un seul thème. En admettant le postulat selon lequel les lecteurs effectifs sont bien les lecteurs visés ou que tel ou tel sujet attire tel ou tel public, on peut supposer, si l’on prend en compte les plus gros tirages, que les femmes (18 millions d’exemplaires au numéro), les jeunes (presse ’jeune’ proprement dite, presse informatique, loisirs, etc.) et les couches sociales modestes (à qui s’adresse prioritairement la presse ’people’), constituent une partie essentielle du lectorat des magazines, étant entendu que ces trois catégories ne sont évidemment pas exclusives l’une de l’autre.

S’il n’est pas très facile de connaître, sur un plan sociologique, le lectorat – ou plutôt les lectorats – de la presse écrite, il semble encore plus difficile de savoir précisément qui sont les auditeurs de la (des) radio (s). En effet, relativement peu d’études sont réalisées sur le public de la radio, en partie pour des raisons techniques: on ne peut procéder que par sondages, car, compte tenu de ce que sont aujourd’hui les récepteurs de radio, les modes de réception peuvent être extrêmement variés; on peut écouter la radio chez soi, en voiture, en se promenant dans la rue, sur la plage, éventuellement au travail; les situations de réception sont donc très différentes, même si, dans la plupart des cas, l’écoute est plutôt individuelle; il est donc quasiment impossible d’imaginer un ’audimat’ pour la radio, et il apparaît que ‘’la mémoire de l’auditeur est plus fragile encore qu’en télévision ou en presse: quand on écoute la radio, on s’attache la plupart du temps à un fond sonore tout en continuant à vaquer à ses occupations, on peut changer continuellement de station, on ne sait parfois même pas sur quelle radio on est branché’ 268. On peut tout de même noter quelques grandes tendances: le public de la radio semble plutôt masculin, jeune et aisé, même si – spécificité française – les ouvriers écoutent beaucoup la radio, peut-être parce qu’ils exercent une profession qui s’y prête. Par ailleurs, c’est entre 7h et 8h30 du matin que se situe la plus forte audience, surtout composée d’hommes, les femmes devenant plus nombreuses et les hommes de moins en moins nombreux après 8h30, étant entendu que l’audience globale commence à fléchir à partir de cette heure-là. Il faut encore préciser que les adolescents et les jeunes adultes écoutent essentiellement – et pour un grand nombre d’entre eux – les radios F.M. ’musicales’ avec un certain éclectisme.

Comme nous l’avons indiqué dans la première partie de cette thèse, c’est évidemment le public de la télévision qui est le plus étudié par les différents organismes et instituts spécialisés, notamment en raison de ce que nous avons appelé la ’dictature de l’audimat’ qui conduit les différentes chaînes de télévision à élaborer leur programmation en fonction d’une stratégie fondée sur le ’marketing’. Il apparaît par exemple, au-delà des moyennes, que les plus gros consommateurs de télévision sont les femmes – particulièrement celles qui ne sont pas salariées -, les personnes aux revenus modestes, les plus de 65 ans et ceux qui sont le moins diplômés 269. On peut donc penser que si toutes les catégories sociales regardent beaucoup le petit écran, l’étendue du capital économique et du capital culturel joue un rôle important dans la consommation de la télévision, non seulement sur le plan quantitatif, mais aussi sur le plan qualitatif. Tout semble se passer comme si les inégalités, voire les discriminations sociales, déterminaient pour une part les rapports que les individus entretiennent avec leur téléviseur. Pour les catégories sociales les plus favorisées financièrement et culturellement, la télévision apparaît comme une activité ou un loisir parmi d’autres, en concurrence avec le cinéma, le livre, le théâtre, la musique ou les soirées entre amis; au surplus, ces couches choisissent vraisemblablement les programmes qui ont la meilleure (ou la moins mauvaise) qualité et elles font probablement preuve d’un plus grand recul, d’un esprit critique plus affirmé que celles qui sont moins favorisées. Pour celles-ci, en effet, la télévision est souvent le seul divertissement, la seule possibilité d’évasion, et elles se trouvent dans une situation de plus grande dépendance, affective aussi bien qu’intellectuelle, vis-à-vis de la télévision.

D’une façon générale, les différentes études relatives aux pratiques culturelles des Français montrent que ‘’le niveau des pratiques culturelles – notamment celui des activités se rapportant à l’Art varie (...) en sens inverse de l’intensité de l’écoute télévisuelle: moins on regarde la télévision, plus la probabilité qu’on aille au théâtre, dans un musée ou au cinéma, est élevée’ ’ 270 . Il faut néanmoins nuancer ce constat en soulignant que le rapport entre le temps passé à regarder la télévision n’est pas strictement inversement proportionnel à celui consacré à des activités culturelles: autrement dit, la courbe de la consommation de télévision augmente plus vite que ne diminue la courbe des pratiques culturelles; il apparaît même – si l’on excepte les faibles consommateurs de télévision – que la lecture n’est guère affectée par l’accroissement de la consommation télévisuelle. En effet, si 35% de ceux qui regardent la télévision moins de 10 heures par semaine lisent 20 livres ou plus dans l’année, le pourcentage de forts lecteurs est quasiment identique (environ 23%) parmi ceux qui regardent la télévision entre 10 et 19 heures par semaine, entre 20 et 29 heures par semaine ou plus de 30 heures par semaine.

On peut cependant se demander si un lien entre consommation de télévision et pratiques culturelles ne relève pas pour une part d’une illusion d’optique ou d’une erreur épistémologique. En effet, la concomitance entre deux phénomènes n’implique pas nécessairement un lien de causalité entre ceux-ci et, au surplus, le lien de causalité, s’il existe, peut ne pas être direct; ces deux phénomènes peuvent aussi bien être tous les deux la conséquence d’une cause unique qui intervient de façon différenciée et éventuellement en opposition avec d’autres déterminations. En l’espèce, nous considérons que la forte consommation de télévision ne constitue pas du tout une cause, mais d’une certaine façon, une conséquence du faible niveau des activités culturelles, celui-ci étant lui-même déterminé, pour l’essentiel, par le capital économique et le capital culturel dont chacun dispose ou dont chacun a ’hérité’. Autrement dit, les gros consommateurs de télévision – nous en sommes à peu près certains – ne développeraient pas sensiblement leurs pratiques culturelles, notamment dans le domaine de la culture ’cultivée’, si la télévision n’existait pas. D’ailleurs, les théâtres, les musées ou les concerts de musique classique n’attiraient pas beaucoup plus de public il y a 30 ou 40 ans qu’aujourd’hui. A l’inverse, la massification de la télévision n’a pas vidé les lieux de culture vivante. On peut donc penser que les individus les plus favorisés mettent en oeuvre les mêmes stratégies vis-à-vis de la télévision que vis-à-vis de leurs autres activités sociales, dans le cadre d’une certaine rationalisation de la gestion de leur temps libre. Pour les individus les moins favorisés, en revanche, la télévision contribue sans doute à renforcer encore les conséquences culturelles de la ségrégation sociale dans la mesure où elle peut apparaître comme un substitut satisfaisant des pratiques culturelles ’cultivées’. A partir de là, les classes sociales modestes seront d’autant plus exclues du champ culturel et intellectuel qu’elles auront moins conscience de l’être.

On peut donc penser que les différents flux communicationnels, notamment la télévision, auxquels nous sommes tous peu ou prou soumis, influencent les individus de façon différenciée en fonction du milieu social auquel ils appartiennent. Pour aller vite, les milieux les plus défavorisés, qui semblent être les plus soumis quantitativement à la télévision et les plus dépendants d’elle, subiraient fortement son influence et les milieux aisés seraient beaucoup plus libres par rapport aux médias, car capables de choisir, de critiquer et même de les utiliser à leur profit sur le plan intellectuel et culturel. Autrement dit, la télévision - un peu comme l’Ecole 271 - aurait pour fonction de reproduire et, éventuellement d’aggraver, la ségrégation sociale.

Notes
265.

Cette enquête européenne a été réalisée, pour la France, par une équipe de sociologues coordonnée par Dominique Pasquier et Dominique Mehl. Elle porte sur 1417 jeunes de 7 à 17 ans choisis d’après un échantillon représentatif constitué par les services statistiques du Ministère de l’Education Nationale.

266.

Ibid. p. 54.

267.

Ministère de la Culture: Chiffres-clés de la culture par J.CARDONA et C. LACROIX, La Documentation Française, Paris 1997.

268.

Nathalie FUNES: Qui écoute la radio ? Une comparaison internationale in L’état des médias, opus cité, p. 199.

269.

Source: Médiamétrie, 1997.

270.

Oliver DONNAT: Petit écran et pratiques culturelles. L’exemple français, in L’état des médias, opus cité, p. 191.

271.

Nous renvoyons aux analyses de Pierre BOURDIEU; cf. Les héritiers, Editions de Minuit, 1964 et La reproduction, Editions de Minuit, 1970.