2.2.1.1. Le caractère fétichiste de l’image

Dès les premiers âges de l’humanité, l’image - représentation du réel - semble avoir tenu une place très importante. Bien avant l’apparition de l’écriture, les fresques dessinées sur les murs des cavernes - comme dans les grottes de Lascaux - ont sans doute constitué, sinon un véritable moyen de communication, du moins une façon de conserver, et de transmettre, un certain nombre d’événements considérés comme marquants. Par la suite, à toutes les époques, les images paraissent avoir joué un rôle essentiel, soit en termes de communion ou de religion (des groupes sociaux se rassemblaient et ’priaient’ devant elles), soit en termes de communication, les deux phénomènes n’étant évidemment pas contradictoires: les peintures funéraires de l’Egypte antique, par exemple, rentraient sans doute dans la première catégorie, tandis que les pièces de monnaie illustrées de l’Empire romain, les images pieuses (après le second concile de Nicée en 787), les affiches, cartes à jouer et caricatures de la Révolution Française (tant révolutionnaires que contre-révolutionnaires) 275, les caricatures de Daumier sous Louis-Philippe, etc., pour ne prendre que quelques exemples, montrent clairement l’importance de l’image à toutes les époques de l’histoire humaine, même si ses fonctions ont pu évoluer en raison du développement des autres médias. A l’heure actuelle, comme nous l’avons déjà abondamment indiqué, le dessin et la photographie de presse, les schémas, les cartes géographiques, les histogrammes, tableaux et autres graphiques (qui sont, nous en convenons, des images un peu particulières, mais des images tout de même), sans oublier bien sûr les images animées de toutes natures diffusées sans interruption à la télévision, ni les icônes à caractère publicitaire, fixes ou animées, tout cela constitue une partie essentielle de notre quotidien.

Dans tous les cas de figure, l’image apparaît a priori, notamment à cause de sa ressemblance avec le réel, comme ’naturelle’, et donc comme spontanément lisible et compréhensible. Comme l’indiquait Robert Escarpit: ‘’En apparence, l’image est moins résistante que l’écriture à l’interrogation d’un destinataire’ 276. En effet, l’image médiatique est, dans la quasi totalité de ses occurences, figurative, et elle fait alors référence, de manière ’évidente’, à un réel facile à reconnaître. Et si elle n’est pas figurative, elle s’inscrit généralement dans une doxa sémiotique très aisée à interpréter (représentations graphiques, ’camemberts’, courbes, etc.). Cette impression spontanée est bien entendu trompeuse, car elle reste au niveau de la perception par les sens en faisant abstraction d’une vraie lecture, laquelle n’est jamais automatique. En effet, ‘’pour lire vraiment l’image, il faut en identifier chaque élément comme un signe et voir comment il peut s’organiser avec les autres’ 277 .

Cette ’naturalité’ apparente de l’image tient à plusieurs facteurs. D’une part, la perception visuelle est immédiate et, en apparence, il n’y a aucun décalage entre la reconnaissance d’un objet sur une image et son interprétation: les processus mentaux que nous avons tous intériorisés dès notre prime enfance nous conduisent immédiatement à voir un chien dans l’image d’un chien et une pipe dans le dessin d’une pipe. Et le clin d’oeil de Magritte intitulant son tableau ’ceci n’est pas une pipe’ va bien au-delà du trait d’humour dans la mesure où il pose brutalement le problème de la confusion entre l’image et le réel. En second lieu, il est vrai que l’image a bien un certain caractère universel, dans la mesure où l’être humain, depuis le début de la préhistoire, n’a jamais cessé de fabriquer des images, avec des techniques de plus en plus sophistiquées. Il existe donc probablement des schémas sensoriels et cognitifs communs à toute l’humanité - une espèce d’inconscient collectif - qui empêchent de considérer que l’image est un langage, un système de signes, et non pas la réalité. Enfin, notre civilisation où l’image figurative a toujours joué un rôle important sur les plans religieux, artistique, scientifique, pédagogique, a connu, depuis environ un siècle et demi, plusieurs révolutions technologiques qui ont donné une nouvelle dimension à l’image: la mise au point, entre 1816 et 1841, de la photographie, puis la généralisation de son usage dans la presse à partir de la fin du XIXème siècle; l’invention du cinématographe par les frères Lumière en 1895 et son essor extrêmement rapide qui lui fit acquérir dès 1911 le statut de ’7ème art’; l’expansion exponentielle de la télévision à partir de la seconde guerre mondiale; tout cela, qui permet de fabriquer des images apparaissant comme de parfaites reproductions de la réalité, a sans doute fortement contribué à l’intériorisation de la ’naturalité’ des images médiatiques.

Ainsi, la photographie - comme le cinéma et la télévision - constitue un système de représentation très particulier, puisque, comme le souligne Roland Barthes, le ’référent photographique’ n’est pas ‘la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi il n’y aurait pas de photographie. La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l’avoir vue. Le discours combine des signes qui ont certes des référents, mais ces référents peuvent être et sont le plus souvent des chimères. Au contraire de ces imitations, dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe: de réalité et de passé (...) Le nom du noème de la photographie sera donc: ’ça a été’ 278 . Cette ’évidence toujours stupéfiante du ’cela s’est passé ainsi’ 279 se situe donc selon nous au coeur d’un processus ’fétichiste’ qui permet à la photographie de produire une illusion de réalité, dans le cadre d’une ’construction spectatorielle du monde’ 280 largement alimentée - et ’exploitée’ - par les médias.

Notes
275.

Cf. les remarquables ouvrages publiés par les presses du C.N.R.S. à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution Française. Antoine De BAECQUE: La caricature révolutionnaire; Claude LANGLOIS: La caricature contre-révolutionnaire, Presses du C.N.R.S., Paris, 1989.

276.

Robert ESCARPIT: Théorie générale de l’information et de la communication, Editions Hachette Université, Paris, 1976, p.

277.

Martine JOLY: opus cité, p.

278.

Roland BARTHES: La chambre claire in Oeuvres complètes, Tome 3, Editions du Seuil, Paris, 1995, p. 1165.

279.

Roland BARTHES: Rhétorique de l’image in Oeuvres complètes, Ibid. p. 1425.

280.

Maurice MOUILLAUD et Jean-François TETU: Le journal quotidien, opus cité, p. 81.