2.2.1.2. Un enjeu idéologique et économique

En partie à cause de son caractère ’fétiche’ que nous venons d’évoquer, l’image nous semble constituer un enjeu idéologique et économique important, ces deux dernières dimensions étant liées.

Selon Bill Gates, patron de Microsoft - et accessoirement de la banque d’images Corbis - ‘’qui maîtrise les images maîtrise les esprits’ 281. Même si cette affirmation cynique peut paraître bien excessive, même si la ’maîtrise des esprits’, en admettant qu’elle soit possible, demande sans doute de mettre la main sur beaucoup d’autres choses que les images, on ne peut manquer de s’interroger sur le poids idéologique de l’image. La photographie, en particulier, pour des raisons que nous avons déjà exposées - et a fortiori le film - nous semble de nature à accréditer toutes sortes de ’désinformations’ et à alimenter bon nombre de manipulations, comme on a déjà pu le constater dans le passé. Pour ne prendre que deux exemples extrêmes, chacun sait comment la propagande nazie d’un côté et la propagande stalinienne de l’autre ont massivement utilisé l’image pour tenter, non sans un certain succès (mais beaucoup d’autres facteurs sont à prendre en considération) d’enrégimenter des nations entières. Plus près de nous, les faux charniers de Timisoara, la fausse interview de Fidel Castro par Patrick Poivre d’Arvor et tant d’autres exemples viennent nous rappeler que l’image peut effectivement servir de support à des opérations dont la visée idéologique est incontestable.

Il est en tout cas à craindre que les concentrations en cours dans le marché de l’image, dans le cadre de la ’mondialisation’ accélérée de ce secteur, ne soient porteuses d’effets extrêmement pervers. D’une part on peut se demander si toutes les images, notamment celles qui sont susceptibles de ’déranger’ l’idéologie dominante seront également diffusées par les géants du marché. Ne risque-t-on pas d’assister à un dépérissement de la photographie d’actualité au profit d’images ’d’illustration’ (paysages, documents d’histoire, mannequins ’interprétant’ des rôles sociaux, etc.) jusqu’à présent produites et utilisées essentiellement par la publicité. Ces images ’d’illustration’ en effet, véhiculent des représentations conventionnelles, standardisées, aseptisées et viennent légitimer un discours rassurant, irénique, sur le monde. En toute hypothèse, ces images ’d’illustration’, à la différence du ’photojournalisme’, sont totalement artificielles et peuvent être ’fabriquées’ à la demande. Pour autant, une fois publiées dans un journal, elles ont, pour les lecteurs, le même statut qu’une photo d’actualité et toutes les dérives deviennent possibles. D’autre part, la révolution technologique que constitue la généralisation du numérique et la possibilité de diffuser les images ’on line’, ont pour effet de réduire à presque rien le délai entre la prise de vue et le vente d’une photographie. A partir de là, l’image n’a plus de matérialité; elle est diffusée et consommée à une vitesse record dans un espace virtuel qui échappe à tout contrôle; du coup, les risques d’erreurs, de ’bidonnages’, voire de manipulations, deviennent de plus en plus graves. On peut même imaginer la diffusion d’images de synthèse, plus vraies que nature, dont il serait bien difficile de déterminer le caractère fallacieux, surtout si le marché de l’image est monopolisé par quelques grands groupes davantage intéressés par la rentabilité - et éventuellement la ’maîtrise des esprits’ - que par une hypothétique déontologie professionnelle. Il y a donc sans doute lieu de réfléchir à des systèmes de contrôle, de régulation, et même de sanctions dans le domaine de la production et de la diffusion des images, car l’ultra libéralisme, dans ce domaine comme dans bien d’autres, ne peut faire que des ravages.

Ce qui est certain, en tout cas, c’est que le marché de l’image fait l’objet, notamment depuis le milieu de l’année 1999, d’une bataille économique et technologique, particulièrement entre les deux ’trusts’ américains que sont ’Getty images’ et ’Corbis’, propriété personnelle de Bill Gates. Ces deux géants rivalisent de dollars - et ils en ont l’un et l’autre beaucoup - pour s’emparer des banques d’images et des agences de photographie existantes, avec l’objectif de pouvoir diffuser sur Internet des millions d’images d’archives à l’intention de tous les consommateurs de photographies dans le monde, du simple particulier aux médias de masse, en passant par les agences de publicité, les entreprises privées, les éditions, les sites Internet, les fabricants de posters et de cartes postales, etc. Pour l’instant, une grande partie du marché de l’image (environ 70%) provient de plusieurs centaines d’agences spécialisées ou généralistes (actualité, sport, nature, etc.) ou détentrices d’archives ’haut de gamme’ comme l’agence Magnum par exemple. Mais ’Getty images’ avec 1,1 milliard de francs de chiffre d’affaire et ’Corbis’ avec 300 millions de francs de chiffre d’affaire, dominent le marché et cherchent à accroître leur capital. C’est ainsi que Corbis a racheté, en Juin 1999, l’agence Sygma - 1ère agence française de ’photojournalisme’ et numéro 1 mondial de la photo d’actualité - et que ’Getty images’ s’est emparée de son principal concurrent, ’Image Bank’ (Kodak), pour environ 950 millions de francs. Il faut souligner que Corbis a été créé par Bill Gates en 1989 et que le groupe Getty Images a vu le jour en 1994, le premier étant au départ leader du marché grand public aux USA (posters, cartes postales électroniques, etc.) et le second dominant le marché de l’image publicitaire. Et en très peu de temps, ces deux groupes se sont diversifiés, en rachetant des fonds historiques, des stocks d’images libres de droits ou encore des collections de musées ou de grands photographes. Il apparaît donc - même si un pôle européen semble se dessiner (Hachette Filipacchi Médias prenant une participation majoritaire dans l’agence Gamma) - que la concentration du capital est largement en cours, pour l’essentiel dans le cadre d’une domination américaine, Corbis possédant 65 millions d’images et Getty Images en contrôlant 60 millions. Il y a donc bien là un enjeu économique essentiel exacerbé par le pouvoir idéologique - réel ou supposé - de l’image.

Pour illustrer notre propos, il nous semble utile d’examiner empiriquement, à partir d’un corpus forcément limité, comment se présente l’image visuelle dans un certain nombre de médias relevant de la presse écrite, quotidienne ou périodique.

Notes
281.

Le Monde du 6 Octobre 1999 rapporte que cette ’prophétie’ de Bill Gates avait été mise en exergue d’une exposition qui venait d’avoir lieu à Bonn à propos des photos falsifiées de l’Histoire.