2.2.1.3.1. ’Le Monde’

’Le Monde’ (388 000 exemplaires en 1997) 282 est un journal assez particulier du point de vue de l’usage de l’image, en ce sens qu’il se situe un peu à contre courant du reste de la presse. En effet, après avoir très longtemps affiché - et même théorisé - son refus total de la photographie, au nom d’une certaine déontologie de l’information, en arguant précisément que la photo ’montre mais n’informe pas’, selon la formule d’Hubert Beuve-Méry, fondateur du quotidien, ’Le Monde’ depuis quelques années, fait appel, à dose de moins en moins homéopathique, à la photographie, tout en restant fidèle à une technique - ou à un art - qu’il est, à notre connaissance - le seul quotidien à utiliser: le dessin de presse non satirique, ce qui ne l’empêche pas, bien évidemment, de recourir également au dessin de presse satirique.

Sur un exemplaire moyen de 36 pages, soit 45 144 cm2 (ou 4,5m²), ’Le Monde’ consacre environ 842,08cm² à la photographie, soit une proportion de 1,86%, ce qui reste marginal. Parallèlement, une surface de 454,72cm² est utilisée par des dessins, ce qui représente environ 1%. Enfin les graphiques, cartes, courbes diverses occupent une superficie de 568,71cm², soit 1,25%. Au total, l’iconographie (hors publicité) dépasse à peine les 4%. Il faut néanmoins indiquer que la publicité iconique s’étale sur 5708,05cm², soit 12,6%, ce qui est beaucoup plus conséquent. On parvient donc à un volume iconographique total de 16,7%, ce qui reste relativement modeste, par rapport à d’autres journaux. D’un point de vue quantitatif, et surtout si l’on fait abstraction de la publicité, ’Le Monde’ apparaît donc bien comme l’un des journaux le moins enclin à recourir à la photographie et à l’image en général, même si le dessin de presse y joue un rôle non négligeable, notamment en ’une’. Il faut toutefois souligner que l’apparition de la photographie dans ’Le Monde’ même si elle reste timide et limitée à certains thèmes, est significative à nos yeux d’une tendance générale où l’image prend de plus en plus de place et d’importance symbolique. Signalons encore que dans certains de ses ’cahiers’ réguliers ou ponctuels, la photographie occupe parfois un volume tout à fait comparable à celui qu’elle occupe dans d’autres journaux. Ainsi, dans un supplément consacré à la Coupe du Monde de rugby, publié avec le numéro du 1er Octobre 1999, c’est environ 30% de la surface totale qui était consacrée à la photographie.

Au-delà de cette approche quantitative globale, on constate que l’iconographie du ’Monde’ obéit à des règles assez précises. En principe, on ne trouve des photographies qu’à la ’une’, dans les pages ’Horizons’ (consacrées à des grands reportages), dans les pages ’Aujourd’hui voyages’, et dans les pages ’culture’. A la ’une’, on a, de façon quasi systématique, un dessin de Plantu d’un format d’environ 7 cm x 14 cm (3 colonnes) situé dans la partie haute du journal, qui sert à illustrer l’article principal. Ce dessin occupe donc une place centrale et son format est beaucoup plus important que celui des trois photographies qui illustrent la colonne de droite (4,3 cm x 6 cm pour l’une et 4,3 cm x 3,6 cm pour les deux autres). On peut également remarquer, dans la partie inférieure gauche du journal, l’existence d’un dessin de presse (généralement un portrait) d’environ 2,5 cm x 4 cm qui accompagne le début d’un article, sur une colonne, consacré à une personnalité. Les photographies de ’une’ sont elles aussi généralement des portraits, ou bien des oeuvres d’Art et accompagnent des ’appels de une’ composés d’un titre et d’une dizaine de lignes de texte. Les quelques photographies qui se trouvent à l’intérieur du journal occupent un espace plus conséquent qui peut aller, exceptionnellement, jusqu’à 31 cm x 23,5 cm, à cheval sur deux pages et en quadrichromie, dans le cas d’une double page ’Aujourd’hui voyages’. Plus couramment, les photographies, notamment en page ’culture’ où elles sont presque toujours présentes, ont un format de 9cm x 14 cm (3 colonnes).

Pour tenter une rapide analyse de la philosophie du ’Monde’ à l’égard de la photographie, il faut insister sur le fait qu’il n’y a jamais de cliché dans les pages consacrées aux informations générales, qu’elles soient internationales, politiques, sociales, économiques, financières, analytiques, etc. Il apparaît que ’Le Monde’ limite strictement l’usage de la photographie à certains domaines qui sont en quelque sorte spectaculaires par nature. Il en va bien ainsi de la culture, en tout cas dans sa dimension artistique, du voyage, qui a incontestablement une forte composante visuelle, et du grand reportage ’sur le terrain’, surtout à l’étranger, où la photographie sert surtout à signifier ’nous sommes allés voir sur place’ et à authentifier le travail du journaliste. Quant au recours assez fréquent au portrait, que ce soit sous forme de photographie ou de dessin, ce n’est pas une pratique propre au ’Monde’ - et nous y reviendrons - mais on peut d’ores et déjà avancer deux idées, qui sont d’ailleurs liées: d’une part, le portrait permet de montrer que l’on s’intéresse aux individus dans leur singularité, dans leur identité (cf. ’photo d’identité’), que l’histoire de chacun a autant de valeur que l’Histoire; d’autre part le portrait provoque un effet de miroir qui permet une certaine identification symbolique au ’héros’ du jour. Ceci étant, ’Le Monde’ reste pour l’essentiel fidèle à sa doctrine originelle selon laquelle la photographie n’a pas sa place dans l’information. Cela constitue en même temps un positionnement original dans la presse française qui, compte tenu du lectorat visé, est sans doute commercialement payant: l’image presque légendaire - et quelque peu mythologique - du ’Monde’ (sérieux, rigueur, ’objectivité’, voire austérité, journal de ’référence’, etc.) est construite, entre autres, par le recours très modéré à la photographie que l’on constate actuellement et qui fait suite à une très longue période (1945 - 1990) pendant laquelle la photographie était totalement bannie. Nul doute que l’achat et la lecture du ’Monde’ constitue à partir de là, pour un certain nombre d’individus un signe évident de ’distinction’ au sens donné par Pierre Bourdieu à ce concept 283.

Notes
282.

Office de Justification de la Diffusion, 1997.

283.

Pierre BOURDIEU: La distinction, critique sociale de jugement, Editions de Minuit, Paris, 1979.