2.2.1.3.2. ’Libération’

Le deuxième exemple que nous souhaitons évoquer est le quotidien ’Libération’, vendu quotidiennement à 169 000 exemplaires 284. Né en 1973 comme journal d’ultra-gauche et redémarré en 1981 après quelques mois de suspension avec une formule et une orientation totalement nouvelles, ’Libération’ est, des quotidiens parisiens existant encore actuellement, le dernier en date à avoir été créé ex nihilo. ’Libération’ nous semble intéressant à divers titres, parce qu’il occupe une place un peu à part dans la presse française, et parce qu’il nous semble assez représentatif d’une tendance, importée des pays anglo-saxons (’Washington Post’, etc.), à ’spectaculariser’ l’information à outrance et donc à recourir assez largement à l’image et particulièrement à la photographie. De ce point de vue - et même si nous savons bien que ’Le Monde’, à sa façon, ’construit l’événement’ -, Libération apparaît un peu, sur le plan de sa forme comme l’anti-’Monde’. Ajoutons que ’Libération’ fait également appel au dessin satirique.

Un exemplaire moyen de ’Libération’ est composé de 48 pages, soit une surface de 41 973cm² ou 4, 19m². La photographie occupe un espace de 6524,73cm² c’est-à-dire 15,54%. A cette proportion, beaucoup plus importante que dans ’Le Monde’, mais qui reste plus modeste que nous ne l’avions imaginé, il faut ajouter le dessin satirique, voire carrément ’noir’, qui représente 283cm² et 0,67%, ce qui est infime. Enfin, les cartes, courbes et graphiques divers occupent 523cm² soit 1,24%. Au total, l’iconographie de ’Libération’ (hors publicité) s’élève à 17,5% environ, en moyenne, ce qui est significatif, mais pas considérable. La partie iconique de la publicité s’élève, elle, à 2254cm², soit 5,37%. Si l’on globalise la totalité des images présentes dans ’Libération’, on parvient donc à un total de 22,87%. Enfin, si l’on calcule la proportion d’icônes hors publicité par rapport à la surface du journal hors publicité (laquelle est distribuée sur environ 7977cm² soit 19%), on parvient à un chiffre de 19,2% pour la photographie, 0,8% pour le dessin et 1,5% pour les cartes, courbes et graphiques, ce qui fait un total de 21,5% pour l’ensemble de l’iconographie hors publicité. C’est à notre sens ce résultat qu’il faut retenir pour avoir une vision exacte de la place occupée par l’image dans ’Libération’ car la forme et le contenu des encarts publicitaires ne sont évidemment pas de la responsabilité du journal.

Au-delà de cet aspect purement quantitatif - qui nous confirme que ’Libération’ utilise assez largement l’image, mais dans des proportions somme toute inférieures à nos hypothèses - on peut formuler un certain nombre de remarques qui tendent à montrer l’importance accordée à l’icône par ce quotidien. Il faut en premier lieu examiner la place de la photographie - ou quelquefois le dessin - à la ’une’. Dans de nombreux cas, environ les ¾ de la ’une’ sont consacrés à une photographie d’un format de 18cm x 34cm, c’est-à-dire toute la hauteur du journal, avec, en surimpression le titre du journal (’Libération’), le gros titre, le sous-titre de la ’une’ et la légende de la photo. On trouve également à la ’une’, une autre photographie, en haut et à droite, d’un format de 6,6cm x 8cm. Il arrive également que la grande photographie de ’une’ - toujours en quadrichromie - soit ’limitée’ à un format de 18cm x 14cm, auquel cas le titre s’y rapportant, ainsi que le sous-titre et le titre du journal sont imprimés, en noir (et parfois partiellement en rouge) sur blanc. Il n’est pas rare que la photographie soit remplacée par un dessin satirique qui occupe généralement un espace de 18cm x 16cm. Dans tous les cas, l’iconographie de la ’une’ occupe au moins 36% et souvent jusqu’à 78% de la surface disponible. L’image joue donc un rôle essentiel dans la ’une’ de ’Libération’ en termes de surface occupée. Cela signifie donc d’une part que l’usage de l’image s’inscrit dans la stratégie commerciale du journal, puisque la ’une’ fait vendre. La ’une’, vitrine du quotidien (dans tous les sens du terme) est conçue comme un moyen de mimer le réel, de simuler l’ordre ’naturel’ des choses, grâce à une mise en pages ’transparente’ fondée sur la primauté de l’image. ’Libération’ se situe donc bien, de ce point de vue, dans une démarche totalement contraire à celle du ’Monde’, dont le format, la disposition graphique et l’absence de photographie de grand format en ’une’ ’institutionnalisent’ l’information. ’Avec ’Libération’, ‘il semble (...) que les figures du monde (photos, portraits ’têtes d’affiche’) sautent directement aux yeux’’ 285 .

Il faut en second lieu évoquer le contenu des photographies publiées par ’Libération’, particulièrement à la ’une’, étant entendu que l’on peut se demander si la photographie est choisie pour illustrer un thème considéré comme important ’en soi’ ou si le choix du thème est déterminé par l’existence d’une image forte, ou plutôt par la possibilité d’en publier une. Autrement dit, le caractère ’spectaculaire’ d’une information et la nature des images disponibles peuvent sans doute, dans bien des cas, - et ce n’est pas vrai que pour ’Libération’ - surdéterminer la sélection de tel ou tel événement plutôt que de tel ou tel autre. En tout cas il apparaît clairement, lorsque l’on étudie les ’unes’ de ’Libération’, que les guerres, les massacres, les situations tragiques en général, tout ce qui est de nature à inquiéter, à attrister, à émouvoir, à surprendre, ont la part belle. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple significatif, ’Libération’ du 6 Septembre 1999 publie en ’une’ une photographie montrant des réfugiés quittant le Timor Oriental sous la menace des militaires indonésiens, et en page 2 trois autres photographies, consacrées au même thème, qui occupent 90% de la page, le reste de l’espace étant consacré à un titre en très gros caractères (’Timor-Est livré aux milices pro-indonésiennes’). La première photographie, d’un format de 8cm x 11cm environ, représente, nous dit la légende, un milicien qui tire en direction de l’hôtel où loge la presse. Cet homme, accompagné d’un militaire, est photographié presque de face, un nuage de fumée s’échappe du canon de son arme, on a le sentiment qu’il nous prend pour cible. Nous sommes ainsi projetés au coeur du drame et nous avons nous-mêmes le statut de victimes. Par les ’vertus’ d’une telle image, nous devenons tout à coup les journalistes menacés, et au-delà, nous devenons tous des Timorais. La deuxième photographie, d’un format de 16,5cm x 11,5cm, montre, toujours selon la légende, le port de Dili, alors que ‘Des Indonésiens quittent le territoire avec tous leurs biens, à bord de bateaux affrétés par l’armée’ ’. Image assez confuse où l’on devine, plus que l’on ne voit, une vingtaine de civils en train de transporter à bord d’un bateau des objets que l’on ne reconnaît pas, à l’exception d’un matelas manifestement vétuste. Emouvante, néanmoins, peut-être en raison même de sa confusion, comme tous les exodes, comme toutes les représentations d’êtres humains en train de fuir, dans la peur et la hâte, un péril mortel. La troisième photographie, enfin, d’un format de 25cm x 16cm, a été prise de l’intérieur d’un bâtiment, à travers une vitre brisée dont subsistent quelques morceaux. La légende indique qu’il s’agit de ‘soldats indonésiens (qui) montent la garde devant la vitre brisée de l’hôtel Makhota, où sont réfugiés les membres de la mission de l’O.N.U. et les journalistes’ ’. On distingue en effet au premier plan deux soldats avec une mitraillette à la hanche, l’un de dos, l’autre de trois quarts face qui nous regarde d’un air menaçant, au centre de la photo. Par ce regard, nous oscillons sans cesse du statut d’observateur à celui d’observé, dans une espèce de mise en abîme. Symboliquement, nous nous voyons dans ce regard qui nous signifie notre statut de victime. Au deuxième plan, se trouvent trois autres soldats armés, dont un nous regarde également. Enfin, en arrière - plan, on distingue six autres militaires, ainsi que l’arrière d’un véhicule tout terrain, répartis dans une rue ou un espace où ils sont seuls. Tout concourt à signifier la peur, l’oppression, la violence. Il faut en dernier lieu insister sur la signification de cette image que l’on voit à travers une vitre brisée, en regard de la métaphore classique des médias considérés comme une fenêtre à travers laquelle on regarde le monde. Cette vitre cassée qui a le double effet de signifier en même temps la présence d’une fenêtre (pour activer explicitement la métaphore) et sa destruction (donc son absence), nous fait d’une certaine façon passer ’de l’autre côté du miroir’; en tout cas, elle nous montre que le réel est là, à portée de main, et que l’on pourrait bien se couper avec les éclats de verre.

Cette utilisation de la photographie apparaît, en la circonstance comme massive et symboliquement violente. Elle s’impose à nous avec la force de l’évidence, et elle tend à surdéterminer notre jugement. Autrement dit, elle nous met en condition - en provoquant notre empathie vis-à-vis des victimes - pour admettre sans résistance le point de vue du journal. ’Libération’ use souvent ainsi de la photographie. Plutôt que de répartir les images sur 2,3 ou 4 pages, il choisit de les accumuler sur une seule page et/ou de les publier en grand format, ce qui provoque évidemment un ’effet de réel’ et une légitimation à priori du discours tenu par le journal à propos de tel ou tel événement. Les techniques que nous avons sommairement décrites à partir de l’exemple du Timor Oriental sont récurrentes dans ’Libération’. Nous avons pu notamment les observer dans le traitement de la guerre au Kosovo, du terrible accident de train survenu en Angleterre en Octobre 1999, du mouvement lycéen d’Octobre 1998, de l’affaire ’Clinton - Monica Lewinski’ et, d’une façon générale, dans la mise en scène de tout ce que ’Libération’ considère comme ’L’événement’ (titre de la rubrique qui occupe les pages 2 et 3 et à laquelle renvoie le principal titre de la ’une’). Ainsi, en règle générale, l’image occupe environ 35% minimum dans les pages 2 et 3 et souvent jusqu’à 50%.

Il faut enfin noter - comme nous l’avions fait pour ’Le Monde’, mais évidemment à une autre échelle - que l’une des caractéristiques essentielles des photographies publiées par ’Libération’ est qu’il s’agit généralement soit de portraits, soit, en tout cas, d’images centrées sur des individus cadrés en plan moyen. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’usage récurrent du portrait permet de signifier que ’les gens’ (c’est-à-dire nous) sont dans le journal, avec leur poids de bonheur, de souffrance, de grandeur, de bassesse, mais surtout de vie. Quand on lit le journal, c’est un peu comme quand on se promène dans la rue: on voit et on entend d’autres êtres humains, on n’est jamais seul; d’une certaine façon, le regard des autres nous fait exister et atteste de l’existence du monde. Dans le journal, les portraits ont, entre autres, pour fonction, de certifier ce qui nous est raconté, par le truchement des yeux du sujet photographié qui ont vu, eux, ce qui s’est vraiment passé. A l’instar de Roland Barthes regardant une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme, et se disant avec étonnement: ’Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur’ 286 , nous ne pouvons douter que les individus que nous voyons ont bien vu les ’événements’ considérés et que ceux-ci, par conséquent, sont incontestables. Les portraits apparaissent donc comme des témoins oculaires directs dont la seule présence constitue une ’parole’ qui ne peut être mise en doute. Par ailleurs, le portrait, par l’effet de miroir qu’il induit, est de nature à provoquer un processus d’identification symbolique à tous les ’rôles actanciels’, pour parler comme la sémiotique narrative, qui sont mis en avant par le journal: héros positifs, victimes, ’personnalités’ en tous genres, etc.

Notes
284.

Office de Justification de la Diffusion, 1997.

285.

Maurice MOUILLAUD et Jean-François TETU: Le journal quotidien, opus cité, p. 197.

286.

Roland BARTHES: La Chambre claire, opus cité, p. 1111.