2.2.1.3.3. ’Le Progrès’

’Le Progrès’ qui tire à 266 000 exemplaires 287 dans la région de Lyon est l’un des monuments de la presse quotidienne régionale. Fondé en 1859, il a traversé sans encombre bien des régimes politiques et il en a conservé une tradition de ’légitimisme’. Après avoir vécu, pendant des décennies, un conflit ouvert avec ’Le Dauphiné Libéré’, diffusé à Lyon sous le titre de ’Lyon Matin’, il est, depuis 1985, la propriété de Robert Hersant qui avait acquis, en 1982, ’Le Dauphiné’ 288.

’Le Progrès’ se présente généralement comme un journal de 32 pages, d’un format habituel pour la presse quotidienne régionale de 41cm x 58cm. Sur une surface totale imprimée de 66 528cm² ou 6,65m², la publicité occupe en moyenne 30 500cm² ou 3,05m² soit environ 45%. Il apparaît donc que, par rapport à la surface hors publicité de 36 028cm², la superficie occupée par la photographie représente approximativement 4 753cm² soit 13,19%. Le dessin n’ a droit qu’à moins de 60cm² soit 0,16%, tandis que les cartes, tableaux et graphiques divers prennent environ 200cm² soit 0,55%. L’image, au total, représente donc à peine 14%, ce qui est un peu une surprise pour nous, dans la mesure où nous pensions, intuitivement, que la presse quotidienne régionale, en raison de son lectorat populaire, avait recours beaucoup plus largement à l’image.

Au-delà de cette vision quantitative globale, qui peut s’avérer quelque peu trompeuse, il convient d’examiner plus avant comment se présente l’illustration dans ’Le Progrès’, et notamment dans la ’une’. Il apparaît alors que l’image occupe généralement 32,5% environ de la ’une’, ce qui constitue une proportion assez conséquente. L’image est donc bien un ’produit d’appel’ dont la forte présence semble indispensable dans la ’vitrine’ du journal. On trouve ainsi habituellement 4 photographies à la ’une’ du Progrès: l’une quasiment au centre de la page, occupe un emplacement de 21cm x 15cm et illustre un titre justifié sur 4 colonnes; la seconde, située en haut de la colonne de gauche, a un format réduit de 6cm x 8cm; la troisième, en haut de la colonne de droite, s’inscrit dans une surface de 8cm x 9cm; la quatrième, en bas de la colonne de droite, occupe un espace de 8cm x 8cm. Les photographies de la ’une’ comme celles de la quatrième de couverture, sont imprimées en quadrichromie. D’une façon générale, les photographies de la ’une’ illustrent plutôt des ’événements’ locaux de toute nature (sport, culture, faits divers, politique, etc.), ce qui est évidemment cohérent pour un quotidien régional; du coup, si le spectaculaire, voire le ’sensationnel’, est recherché, il semble rester second par rapport au local. Les photographies qui sont publiées à la ’une’ du ’Progrès’ sont donc souvent plus ’institutionnelles’ (salon de l’auto, maison de la danse, ville de Lyon, etc.), plus ’passe-partout’, plus ’neutres’, moins ’choc’ que celles de ’Libération’ par exemple, puisqu’en principe en sont exclues les images de guerre, de catastrophes (sauf si elles ont eu lieu dans la région) ou de drames en tous genres. Les photographies de ’une’ du ’Progrès’ nous semblent donc essentiellement utilisées comme ’embrayeurs’ du réel local et comme signes de l’importance accordée à certains thèmes correspondant aux intérêts du lectorat moyen (sport, vie pratique, grands aménagements locaux ou régionaux, etc.).

Pour ce qui est de l’intérieur du journal, on peut constater une très nette différence entre les pages locales (Villeurbanne, Vénissieux, Vaulx-en-Velin, etc.) et les autres pages (Actualité, Région, Economie, Spectacles, Sport, etc.). Dans ces dernières, les photographies sont assez classiques: accidents, guerres, manifestations de masse et portraits dans les pages nationales (rubrique ’actualité’); images ’illustratives’ (bâtiments, paysages, groupes, portraits, événements sportifs, etc.) dans les autres pages ’générales’. Nous ne reviendrons pas ici sur les quelques remarques que nous avons précédemment formulées à propos de ’Libération’, notamment sur les portraits et les images représentant des individus ou des groupes en train d’agir ou de subir. En effet, ce qui est particulièrement frappant dans ’Le Progrès’, c’est les photographies publiées dans les pages locales. Dans 80% des cas, il s’agit de photographies quasiment identiques représentant des groupes d’individus lors de réceptions, de réunions, ou de manifestations diverses (concours de boules, anciens combattants, assemblées générales d’associations, vins d’honneur municipaux, etc.). Ces images, la plupart du temps, ne présentent strictement aucun intérêt iconographique et sont au surplus techniquement médiocres. Comment, d’ailleurs, réaliser des photos originales à propos des événements que nous venons de citer ? Et pourtant, ces photos nous semblent en réalité très importantes. Leur force provient à notre sens de trois facteurs: l’accumulation, la reconnaissance sociale, la banalité. En effet, on peut observer que, dans les pages locales, il existe une certaine forme d’accumulation de ces photographies. Même si elles n’occupent pas un espace très important, il n’est pas rare que l’on en trouve 8 à 10 par page. Cette juxtaposition d’images à peu près semblables, dans leur construction, leur style et leur objet, les rend presque interchangeables et donne un peu le sentiment d’avoir affaire à un album de famille. Il y a en tout cas dans ces photos une telle impression de familiarité, de déjà vu, qu’elles en deviennent des représentations archétypiques de la vie sociale dont la surabondance fait sens. Ce foisonnement d’images identiques, cette banalité même, contribuent fortement à la construction d’une mythologie d’une vie sociale locale irénique, débarrassée des conflits et des contradictions, ramenée à la dimension de la grande famille des hommes et des femmes de bonne volonté. Nous assistons, en somme, à une espèce de ’naturalisation’ du lien social. Enfin, ces photographies sont considérées comme très importantes et gratifiantes pour tous ceux qui, un jour ou l’autre, y sont immortalisés. Nous employons ce terme à dessein pour signifier que ces photos constituent pour celles et ceux qui y sont représentés, une forme de reconnaissance sociale, de ’statufication’, de légitimation extrêmement appréciée. Et cela concerne finalement un grand nombre de personnes - militants associatifs, cadres de clubs sportifs, organisateurs d’activités diverses, ’leaders’ à divers titres de la vie sociale locale - car, au bout d’une année, tous ceux qui comptent dans une commune ont eu leur jour de gloire. Pour avoir occupé depuis près de vingt ans différentes fonctions dans différentes associations et pour connaître d’assez près le fonctionnement de la vie sociale locale, nous pouvons affirmer que le fait ’d’être en photo dans le journal’ constitue pour nombre d’acteurs de terrain une promotion sociale incontestable.

Notes
287.

Office de Justification de la Diffusion, 1997.

288.

Pour l’histoire du ’Progrès’ et du ’Dauphiné Libéré’, Philippe DIBILIO et Georges LEPRINCE: L’aigle et la plume, Editions Fédérop, Lyon, 1980, 201 pages.