2.2.2.1. Le ’marketing’ généralisé

Ensemble de techniques à l’origine spécifique aux échanges marchands, le ’marketing’ - ou mercatique - ‘’recouvre les activités par lesquelles l’entreprise s’efforce de détecter un besoin solvable pour le transformer en demande expresse d’un produit ou d’un service dont la vente à l’utilisateur final permettra à l’entreprise d’atteindre l’objectif qu’elle s’est fixé’ 290 . Il s’agit, en d’autres termes, dans un marché régi par la loi de l’offre et de la demande, d’analyser la demande afin d’y adapter l’offre. Il peut s’agir soit de fabriquer de nouveaux produits correspondant à des besoins émergents liés, par exemple, à l’évolution des mentalités; aux possibilités technologiques, aux changements sociaux, à l’élévation du niveau de vie, etc., soit, plus simplement, d’adapter des produits existants, en termes d’emballage (c’est le ’packaging’), de contenance, d’utilisation pratique, de forme, de couleur, etc. Pour parvenir à mieux connaître le marché - l’objectif final étant de maximiser les profits - les entreprises font procéder à des ’études de marché’ qui reposent, grosso modo, sur la démarche suivante: il convient tout d’abord de procéder à une segmentation du marché en général (l’ensemble des consommateurs) ou d’un marché particulier (les fumeurs, les pêcheurs, les bricoleurs, etc.) en fonction du sexe, de l’âge, des catégories socio-professionnelles, des revenus, des pratiques sociales, de l’habitat, etc.; il faut ensuite préciser les goûts, les aspirations, les besoins des différents segments du marché et imaginer les produits ou services susceptibles de correspondre à cette demande virtuelle; des nouveaux produits ou services (ou les nouvelles formes qu’ils prennent) sont ensuite testés auprès d’un ’panel’ représentatif et, si le test est concluant et la rentabilité assurée, la lancement est décidé. Notons encore que les études de marché mettent en oeuvre un ensemble de méthodes d’investigation empruntées (ou volées) aux sciences sociales, aux statistiques, à l’informatique. Ainsi de grandes enquêtes sur la consommation des Français sont diligentées quasiment en permanence par des entreprises spécialisées, avec des systèmes de bons de réduction, de concours pour inciter les gens à répondre, et les résultats de ces enquêtes sont vendus aux entreprises. De même les sondages d’opinion ou les études plus ponctuelles sur l’impact d’un produit donné sont monnaie courante.

Ayant segmenté le marché comme nous venons de l’indiquer, et connaissant assez précisément les caractéristiques et les comportements des différents segments, il est alors loisible non seulement d’adapter l’offre à la demande en général, mais de ’cibler’ telle ou telle offre sur tel ou tel segment du marché, ou de désigner tel ou tel ’sociotype’ (la ’ménagère de moins de 50 ans’ par exemple) comme ’cible’ prioritaire d’une campagne publicitaire, le ’coeur de cible’ étant constitué par un ’sociotype’ plus précis (la ménagère citadine de 25 à 45 ans, mariée et mère de 2 enfants par exemple). On peut ainsi décliner presque à l’infini la promotion des produits en étant quasiment assuré de s’adresser à un public réceptif, au moyen de différentes techniques (publicité, promotion sur les lieux de vente...) parmi lesquelles le ’marketing direct’, de plus en plus utilisé en direction des couches aisées de la population, consiste à proposer directement, par courrier, à des groupes sociaux supposés sensibles à tel type d’offre, des produits ou des services adaptés. D’une façon générale, le ’marketing direct’ est mis en oeuvre à partir de fichiers, qui se vendent relativement cher aux entreprises intéressées: ainsi, le fichier des abonnés à ’Télérama’ ou au ’Monde’, entre autres, sert de support à différentes prospections (abonnements à d’autres revues, encyclopédies, etc.).

Ce qui est tout à fait remarquable - et c’est pour cela qu’il nous a semblé utile de décrire sommairement la logique du ’marketing’ - c’est que cette pratique commerciale efficace a été adoptée non seulement par la quasi totalité des entreprises privées, ce qui, après tout, est dans l’ordre des choses, mais aussi par un nombre croissant de structures ou d’organisations ontologiquement non marchandes, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne manient pas de l’argent, et parfois en quantité très importante. C’est ainsi que, de plus en plus, des associations à caractère caritatif, humanitaire ou socio-culturel, des partis politiques, des Eglises, des organismes publics, sans oublier, bien sûr, les médias, en bref, la plupart des organisations qui jouent un certain rôle de médiation sociale, font largement appel aux méthodes du marketing, et plus généralement, aux différentes techniques de la communication. Toutes, en effet, cherchent à connaître l’état d’esprit, les réactions, les comportements, les aspirations de leurs publics, à commencer par leurs membres. Evidemment les pratiques, et surtout les logiques, liées au marketing, peuvent occuper une place plus ou moins importante selon les organisations, et toutes ne sacrifient pas leurs principes sur l’autel du marketing. Il est d’ailleurs tout à fait légitime pour une organisation démocratique, non seulement de consulter ses membres, mais même de déterminer ses grandes orientations en fonction de leur avis. Il est également tout à fait fondé, pour un parti politique, de tenter d’être en phase avec son électorat ou avec les classes sociales qu’il entend représenter. De même un syndicat peut à bon droit prendre des positions conformes aux souhaits de sa ’base’, et, plus généralement, aux intérêts de ceux qu’il est censé défendre. On est là dans l’ordre de la représentation, qui suppose une certaine homologie entre mandants et mandataires, même s’il est de la responsabilité de ce type de mouvement ’d’éduquer’ ses adhérents et son électorat, de ne pas adopter des positions démagogiques et d’être fidèle en toutes circonstances à un certain nombre de valeurs universelles qui, par définition, transcendent les valeurs de classe, les intérêts électoraux à court terme et, bien évidemment, les opinions ou les sentiments de tel ou tel individu ou de tel ou tel électorat. Ainsi, le respect de la démocratie et des droits de l’homme, le refus de toute forme de racisme et d’exclusion, la laïcité, le rejet de la violence, etc., devraient constituer, selon nous, une espèce de ’langage commun’, de socle commun à toutes les structures politiques et sociales, à charge pour elles de contribuer à inculquer ces valeurs à ceux qu’ils influencent et, en tout cas, de ne rien faire qui se trouve en contradiction avec celles-ci. Car les organismes dont nous parlons, et particulièrement les partis politiques, ne sont pas seulement une ’caisse de résonance’ ou un ’haut parleur’ de leurs mandants (Selon l’article 4 de la Constitution du 4 Octobre 1958, ‘’les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie’ ). Ils constituent de fait, des espaces publics partiels, car, comme l’écrit Habermas ‘les partis, les médias et ces associations [publiques] sont tous des institutions qui représentent certaines forces sociales dont l’activité est corrélative de l’Etat, c’est-à-dire des organisations sociales privées qui exercent certaines fonctions d’ordre public dans le cadre du complexe politique’’ 291 . A partir de là, il est nécessaire en effet - même si, dans la pratique, cela ne se fait pas suffisamment - que les organisations en question organisent un véritable débat public, ’quasi parlementaire’ écrit Habermas, avec leurs adhérents et, plus largement, ceux qu’elles représentent, de façon à dégager collectivement des ’opinions quasi publiques’ qui prennent en compte les valeurs universelles, une certaine rationalité, l’intérêt général et les intérêts ’de classe’, c’est-à-dire qui permettent de transcender - voire de combattre - les intérêts ou opinions strictement privés ou non conformes aux valeurs universelles.

Or, il apparaît clairement que la logique du ’marketing politique’ ou du ’marketing social’ est quelque peu contradictoire avec la conception que nous venons d’évoquer et qui, à notre sens, fait toute la différence - et elle est de taille - entre le secteur privé et le secteur public ou ’quasi public’. Le ’marketing’, en effet, appliqué au domaine politique, conduit à déterminer des orientations, des mots d’ordre, des formes d’action non pas en fonction de ce qui paraît juste, idéologiquement ou rationnellement fondé, mais en fonction des opinions privées ou des comportements électoraux des gens. Autrement dit, le ’marketing’, qui peut déterminer le choix d’un candidat aux élections à partir des sondages, le type de promotion qui va être utilisé, ou plus grave, des positions politiques électoralement ’rentables’ a évidemment des conséquences extrêmement perverses. D’une part, au niveau des principes, le ’marketing’ constitue une forme particulièrement pernicieuse de dénégation du débat public. Si les structures politiques et sociales s’alignent a priori sur ce que pensent spontanément les gens, il n’y a, par définition, plus de débat possible. D’autre part, le ’marketing’ conduit inéluctablement à substituer la séduction, le spectacle à la discussion sur des idées. En effet, si les responsables politiques et sociaux adoptent systématiquement le point de vue du ’public’, il n’y a pas lieu de débattre. Or, comme la représentation politique ou sociale nécessite impérativement la mise en oeuvre (et la mise en scène) de signes aisément repérables (discours et pratiques) et que le discours tend à devenir de moins en moins signifiant, car de plus en plus banal et consensuel, il ne reste plus qu’à jouer sur ’l’image de marque’. Cela va de la couleur de la cravate à celle du costume en passant par la coupe de cheveux, la forme des lunettes et la mimo- gestualité, toutes choses qui sont de plus en plus orchestrées avec l’aide de professionnels de la communication. Le marketing politique, c’est aussi Valéry Giscard d’Estaing jouant de l’accordéon à la télévision ou invitant des éboueurs à l’Elysée pour le petit déjeuner, c’est Laurent Fabius ou Lionel Jospin poussant la chansonnette dans une émission de variétés, c’est Robert Hue interprétant une scène de Pagnol avec Roger Hanin, c’est Bill Clinton jouant de la clarinette dans un ’talk show’, etc. D’une façon peut-être moins anecdotique, mais qui relève exactement de la même démarche, c’est la mise en avant, dans le cadre d’une grande connivence entre les médias et les ’leaders’ politiques et sociaux, de toutes les postures privées ou semi - privées, de toutes les pratiques sociales (vraies ou fausses) susceptibles de donner des personnalités concernées une image positive, proche des gens, humaine, sympathique, qui permette en même temps l’identification et le rêve, etc.

Au-delà de cette dimension qui, en France, est loin d’avoir atteint le même niveau que dans d’autres pays, notamment les Etats - Unis - et à laquelle, répétons-le, il n’est pas question de réduire la vie politique, syndicale ou associative - mais qui tend à se généraliser, il nous semble utile d’évoquer d’ores et déjà un élément essentiel sur lequel nous reviendrons dans la troisième partie de la présente thèse consacrée à la ’publicisation’ des opinions. C’est que l’une des conséquences les plus perverses du marketing politique et social, c’est de légitimer, de donner un statut ’public’, au sens donné par Habermas à ce terme, à des opinions, à des émotions, à des sentiments strictement privés et n’ayant fait l’objet d’aucun débat, d’aucun travail rationnel, d’aucune confrontation démocratique. La façon dont les médias, les hommes politiques de presque tous les bords et la plupart des ’leaders d’opinion’ ont traité le thème de l’immigration depuis une vingtaine d’années - même si une évolution positive semble se faire jour - est à cet égard symptomatique 292. D’une manière générale, nous sommes convaincu que ceux que l’on appelle à juste titre les ’leaders d’opinion’ jouent un rôle non négligeable dans la formation de l’opinion des citoyens, et que le marketing donne une dimension extrêmement néfaste à ce processus d’influence dans la mesure où il conduit à renvoyer aux gens leurs propres a priori, mais en leur attribuant la grande force symbolique d’une parole autorisée.

Précisons encore, pour finir, que si le ’marketing’ politique est sans doute le plus visible, et le plus porteur d’effets pervers, c’est bien toutes les organisations sociales, y compris les organismes publics comme la Prévention Routière, l’Agence nationale de lutte contre le Sida ou l’Association Nationale de prévention de l’Alcoolisme, qui ont recours, de plus en plus largement aux techniques issues du marketing. On peut citer en particulier les grandes associations de lutte contre certaines maladies comme l’Association pour la recherche contre le Cancer (dont les dérives passées ont défrayé la chronique) ou la Ligue contre le cancer, qui consacrent des sommes considérables (jusqu’à 40% de leur budget) à leur communication, ou de grandes associations humanitaires ou caritatives comme les Restaurants du coeur, le Secours Catholique, le Secours Populaire, etc. qui pratiquent à grande échelle le ’marketing direct’; toutes organisent en permanence des campagnes destinées, in fine, à collecter des fonds, à partir d’études ’marketing’ portant sur les comportements, les habitudes, les centres d’intérêt, de la population. Certes, l’objet de ces structures - si l’on fait abstraction des malversations et des dérives financières - est tout à fait louable et sans aucun doute d’intérêt général, mais il n’en reste pas moins que le recours généralisé à des pratiques issues de la logique du marché a pour conséquence d’abord de légitimer peu ou prou cette logique et ensuite de contribuer à banaliser et à naturaliser la ’communication spectacle’. Certaines initiatives très fortement médiatisées comme le ’téléthon’ sont, de ce point de vue, révélatrices. Enfin, et c’est selon nous un grave problème pour la démocratie, nous souscrivons à l’analyse de Jean Mouchon selon laquelle les gens, ‘’influencés par ailleurs par un système de pensée dominé par la logique du marketing, et placés de ce fait en tout domaine dans une position de consommateurs, en adoptent le comportement pour se déterminer en politique’ 293.’

Notes
290.

Encyclopédia Universalis, 1998.

291.

L’espace public, op. cité, p. 217.

292.

Nous développerons cette question, dont la composante médiatique a été admirablement analysée par Simone BONNAFOUS, dans son livre L’immigration prise aux mots, Editions Kimé, 1991, 301 pages.

293.

Jean MOUCHON: Espace public et discours politique télévisé in L’espace public et l’emprise de la communication, ouvrage collectif sous la direction d’Isabelle PAILLIART, ELLUG, Grenoble, 1995, 211 pages.