2.2.2.3. Médias et démocratie

Cette logique du marketing généralisé, qui se traduit, entre autres, par le règne de ’l’information - spectacle’ est généralement parée - on l’a vu dans le chapitre 2.1.1. - des habits de la démocratie. Les patrons des chaînes de télévision et de la plupart des journaux, nombre de professionnels et, plus grave, quelques universitaires 305, procèdent à un amalgame entre les programmes télévisés ou le contenu de la presse écrite ou radiophonique et la représentation politique nationale, telle qu’elle est organisée par le système des élections. Dans les deux cas, nous dit-on, la légitimation provient du suffrage universel: vote dans un cas, audimat ou mesure d’audience dans l’autre. Certes, l’information a droit, au niveau des déclarations d’intention, à un statut particulier: le discours des médias sur l’information - c’est-à-dire, en termes d’image de marque, sur une partie essentielle de leurs pratiques - apparaît comme autolégitimant; il vise en permanence à entretenir la mythologie du journalisme - que nous avons déjà évoquée dans la section 1.3. - fondée sur la pression de ’l’événement’, sur le ’journaliste justicier’, sur la presse comme ’quatrième pouvoir’, etc. ; dans tous les cas, les médias sont présentés comme des outils destinés à ’informer le public’, voire à lui ’révéler’ une vérité cachée, à agir en lieu et place du ’public’ pour traquer les méchants et ’purifier’ la démocratie, à constituer, toujours au nom du ’public’, un ’contre - pouvoir’ censé contrôler - ou aiguillonner - le gouvernement, le Parlement, la Justice, la classe politique, le monde économique, les intellectuels, bref, comme l’a montré Pierre Bourdieu, tous les autres champs sociaux 306. Au fond, quand le ’public’ n’est pas convoqué directement en termes d’audience de tel ou tel média, il l’est, d’une façon plus subtile encore, en tant qu’instance abstraite transcendante, un peu à la manière de la ‘’figure souveraine - beaucoup plus dumezilienne d’ailleurs que proppienne-’ du destinateur sémiotique doté ’d’une souveraineté absolue, préétablie et indiscutable’ 307 . Du coup, l’ensemble du ’public’ virtuel des médias, c’est-à-dire tout le monde, vient désigner globalement les médias comme une espèce de ’vox populi’. Non contents de ’représenter’ le monde, les médias représentent tout le monde, en étant en quelque sorte, à l’image de la représentation nationale - Parlement et pouvoirs publics - investis de la souveraineté nationale. Par une espèce de coup de force sémiotique, les médias se placent en fait au carrefour de deux légitimités fortes qui se renforcent l’une l’autre: la légitimité ’épistémique’ due à la connaissance et à la compréhension du réel, et la légitimité ’politique’ fondée sur la notion pernicieuse de ’public’. Et comme par-dessus le marché, les médias de masse constituent aujourd’hui un vecteur essentiel du principe de publicité, c’est-à-dire de la parole publique, ils peuvent aisément se mettre en scène, comme nous le verrons plus précisément dans la troisième partie de la présente thèse, comme le seul lieu pertinent où puisse fonctionner l’espace public, dans un schéma de ce type:

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Voilà comment est orchestrée, selon nous, la mythologie qui vise à ’naturaliser’ la place centrale qu’occupent les médias dans l’espace public et leur emprise sur les autres champs sociaux. Mais qu’en est-il en réalité de cette représentation fallacieuse du point de vue de la démocratie ? La notion de ’public’ est-elle compatible avec celle de ’citoyenneté’ conçue pas seulement - et pas essentiellement - en termes de ’suffrage universel’, mais surtout en termes de participation concrète et rationnelle au débat public et de prise de responsabilités sociales et politiques ? Un citoyen ne se contente pas de voter, à intervalles plus ou moins réguliers (ne parlons pas de ceux qui ne vont pas voter du tout); il est partie prenante de toutes les formes de démocratie directe ou de consultation de la population; il tente de se forger un jugement à propos de la ’res publica’ en faisant abstraction de ses préjugés et de ses intérêts personnels; il s’engage dans les structures politiques et/ou syndicales et/ou sociales de son choix pour contribuer à faire de ces organisations des ’espaces quasi publics’. Certes, nous ne méconnaissons pas le caractère un peu idéaliste - et sans doute trop marqué par nos propres présupposés - de cette description sommaire de la citoyenneté. Pour autant, nous sommes convaincus que la démocratie ‘’ n’est pas seulement une formule d’organisation politique ou une modalité d’aménagement des rapports sociaux, elle est une valeur. Et c’est cette valeur - l’inaliénable vocation des hommes à prendre en charge leur destin, tant individuel que collectif - qui constitue l’unité profonde (...) des différentes conceptions de la démocratie’ 308.

Eu égard à cette conception de la citoyenneté considérée comme une exigence éthique et par une recherche permanente d’un ordre politico - social meilleur, il apparaît en premier lieu que les médias, fortement déterminés par la logique du ’marketing’ (elle-même fondée sur la recherche du profit) et par la recherche du spectaculaire, ne contribuent pas véritablement à l’information des citoyens. ’L’information’ a beau prendre la forme d’un flux quasiment ininterrompu (les chaînes ’d’informations’ comme C.N.N. ou L.C.I. et les radios comme ’France Info’ - quel que puisse être leur contenu - jouant un rôle idéologique assez pervers), le ’public’ a beau se sentir à certains égards ’surinformé’, les médias jouent-ils un rôle positif dans le débat public, permettent-ils à la population de comprendre, de transformer ce flux incohérent en sens ? En fait, nous l’avons déjà indiqué, les médias - pour l’essentiel - n’informent pas, ils montrent. En faisant la part belle au sensationnel, à l’émotionnel (point essentiel sur lequel nous reviendrons dans le chapitre suivant), ils ’court-circuitent’ en quelque sorte l’usage de la raison et renvoient le ’public’ à des réactions totalement privées, fondées sur des a priori, des passions, des préjugés, des intérêts personnels, etc. Au surplus, les médias ’construisent l’événement’ 309 en fonction de leurs propres critères, si bien que non seulement nous ne sommes pas vraiment en mesure d’analyser ce dont on nous parle (et qui souvent d’ailleurs ne mérite même pas d’analyse car relevant strictement du spectacle) mais encore que l’essentiel du réel nous échappe, pour n’avoir pas été considéré comme ’événement’. Ce dernier élément est évidemment fondamental, et on constate quotidiennement que des pans entiers et importants de la réalité sont totalement occultés par les médias, ou en tout cas à peine évoqués, que des questions de fond ne sont quasiment jamais abordées, alors que des faits anecdotiques font l’ouverture des journaux télévisés et suscitent un temps d’antenne impressionnant ou occupent une place dans les journaux tout à fait disproportionnée. Les médias construisent donc un certain ordre du monde, une certaine hiérarchie, qui tend à s’imposer à nous et à modifier le sens des valeurs ou à mettre sur le même plan le sport, la politique, les ’affaires’, les questions sociales, les crimes, l’immigration, la vie privée, etc. A partir de là, il devient bien difficile, pour le citoyen lambda, de s’y retrouver, de prendre des repères, de hiérarchiser les problématiques, et même, tout simplement, de construire ses propres problématiques.

Au fond, on a le sentiment que ‘’toutes sortes de mécanismes insidieux sont désormais à l’oeuvre dans les pays industrialisés qui tendent à transformer le citoyen en quête de vérité en consommateur en mal de distraction. Une ’société des apparences’, une ’télédémocratie’ se substitue ainsi progressivement aux formes classiques de délibération, de représentation et de décision. Ruine vertigineuse, gravissime, et qu’il est sans doute vain d’évoquer sur le mode nostalgique. Les formes et les mécanismes détruits ne seront pas restaurés. Une nouvelle citoyenneté sera sans doute à penser. Mais il s’agit d’abord de prendre l’exacte mesure du désastre’ 310. Ce ’désastre’, que nous avons déjà largement évoqué, passe aussi par un processus peut-être moins visible et sans doute plus insidieux que ’l’information - spectacle’, bien qu’il ne soit pas sans rapport avec elle. En effet, si, comme nous l’avons suggéré, les médias se réclament bien d’une légitimité ’épistémique’ (ils font connaître le réel), d’une légitimité ’politique’ (ils parlent ’au nom’ du public) et d’une légitimité ’publique’ (ils sont le canal par lequel transite le discours de l’Etat), alors il n’y a plus vraiment besoin d’autre lieu d’exercice de la citoyenneté. Autrement dit, si les médias peuvent parler au public au nom du réel et parler à l’Etat au nom du public et exercer leur domination sur l’ensemble de la société au nom du réel, du public, et, d’une certaine façon, de l’Etat, il est clair que nous nous trouvons dans un système presque totalement clos où règne la délégation de pouvoir. Dans cette représentation que les médias donnent d’eux-mêmes, fondée sur une légitimité infiniment supérieure à celle qui procède du simple suffrage universel, il y a à l’évidence une incitation forte à la déresponsabilisation, voire à la démission des citoyens. A quoi bon débattre, à quoi bon participer (y compris aux élections), à quoi bon militer, et d’ailleurs quelle ’vérité’ peut-il exister en dehors des médias, omniscients, totalement représentatifs du peuple et seuls capables, finalement, de faire ’émerger’ une ’opinion publique’ issue d’un débat entre l’Etat et la société civile à partir de la connaissance du réel. Evidemment, cette mythologie n’est pas nécessairement intériorisée par tout le monde. Certaines enquêtes (que nous prenons en compte avec les réserves nécessaires) semblent faire apparaître une relative méfiance vis-à-vis des médias et du ’sérieux’ de l’information qu’ils diffusent. Les ’bidonnages’ et dérapages que nous avons déjà évoqués, les excès de ’l’information - spectacle , le décalage saisissant qui intervient parfois entre le discours des médias et le vécu des gens (en cas de crise, de mouvements sociaux, d’émergence de nouvelles pratiques, etc.), le fait que, malgré tout, un certain nombre d’individus exercent effectivement leur citoyenneté dans le cadre des structures politiques, syndicales, associatives, sociales, etc., le fait que les médias ne phagocytent pas encore la totalité du champ de la communication et que certaines médiations sociales - même en perte de vitesse, comme nous le verrons dans la quatrième partie de la présente thèse - continuent à jouer un rôle non négligeable, tout cela contribue, naturellement, à invalider la mythologie des médias telle que nous l’avons décrite ci-dessus. Néanmoins, nous sommes convaincu que cette mythologie - constamment réactivée par le discours médiatique, et confortée par une tendance à la délégation de pouvoirs liée, entre autres choses, au mode de production et à l’inégale répartition des capitaux économiques, culturels et sociaux entre les différentes classes sociales - constitue un obstacle majeur aux pratiques citoyennes et tend à imposer, au moins tendanciellement, un ’modèle (faussement) démocratique’ dans lequel l’espace public serait, au fond, remplacé par le spectacle médiatique de l’espace public: ‘La démocratie représentative, littéralement métamorphosée par les médias, n’obéit déjà plus tout à fait à ses principes fondateurs, ni aux mécanismes précis qu’inventèrent ses théoriciens, de Rousseau à Tocqueville, de Montesquieu à Adam Smith. Un modèle politique nouveau, ambigu, imparfaitement conceptualisé, est déjà en service sous nos yeux, pourrait-on dire. Une ’démocratie médiatique’, à laquelle ni les constitutions, ni les lois ne se sont adaptées’ 311 .

Notes
305.

Voir notamment les ouvrages de Dominique WOLTON.

306.

Pierre BOURDIEU: L’emprise du journalisme, opus cité.

307.

A.J. GREIMAS: Préface à Sémiotique narrative et discursive de Joseph COURTES, Hachette Supérieur, 1976,p. 25.

308.

Georges BURDEAU: La démocratie, Editions du Seuil, Paris, 280 pages, p.12.

309.

Eliseo VERON: Construire l’événement, Editions de Minuit, Paris, 1981.

310.

Jean - Claude GUILLEBAUD: Les médias contre la démocratie in Esprit, Mars - Avril 1993. J.C. Guillebaud est grand reporter, éditeur et romancier. Il a présidé l’association ’Reporters sans frontières’.

311.

Jean - Claude GUILLEBAUD: Les médias contre la démocratie, opus cité.