Issu du verbe latin ’emovere’ qui signifie ’ôter d’un lieu, déplacer, remuer, ébranler’ au sens propre et ’bouleverser’ au sens figuré 312 comme quand on dit de quelqu’un qu’il a été bouleversé par un accident, par exemple, le verbe français ’émouvoir’ dénote, étymologiquement l’idée de ’mouvoir hors de’ c’est-à-dire, plus précisément, de faire sortir quelqu’un d’un état - le calme, la tranquillité de l’humeur - pour l’amener à un autre état - l’agitation, le trouble, étant entendu que ce changement d’état concerne le domaine psychique. L’émotion se définirait donc comme une situation psychologique non ’normale’ qui suppose une cause extérieure.
Pour le ’Pluridictionnaire Larousse’ 313, émouvoir quelqu’un, c’est ‘’agir sur sa sensibilité, causer du trouble dans son âme (...): être ému par le spectacle de la misère (synonyme: impressionner, remuer, toucher)’ ’. Quant à l’émotion, il s’agit d’un ’trouble subit, agitation passagère, causés par la surprise, la peur, la joie’. Enfin, l’adjectif ’émotionnel’ renvoie à ’affectif’ et à ’passionnel’. On retrouve donc les sèmes /psychique/ et plus précisément /sentimental/ (par opposition à /rationnel/), ainsi que les sèmes /changement d’état/, /non permanent/, et /provoqué par une cause extérieure/, en l’espèce par un ’spectacle’. Trois états affectifs censés provoquer de l’émotion sont énumérés, ce qui tendrait à indiquer que l’émotion, si elle constitue une réaction à une cause qui reste à préciser ou une réponse à un stimulus, apparaît comme pouvant avoir des origines diverses et peut-être se traduire par des manifestations physiques ou psychologiques différentes en fonction de la situation.
Dans le vocabulaire de la philosophie, l’émotion, au sens strict, est un ’ ‘état affectif violent et passager’ défini par le psychologue Th. Ribot comme un ’choc brusque, souvent violent, intense, avec augmentation ou arrêt des mouvements’. La peur, la colère, le ’coup de foudre’ en amour, en seraient des exemples. Selon W. James, il conviendrait d’opposer les ’émotions - chocs’, émotions fortes et grossières, aux ’émotions - sentiments’, plus fines, moins violentes, mais plus durables, comme la tristesse, la joie, le sentiment esthétique’’ 314. Il apparaît donc qu’en règle générale, l’émotion est certes un déséquilibre, mais provisoire qui révèle l’effort accompli par l’individu pour s’adapter aux circonstances, ce déséquilibre pouvant prendre des proportions plus ou moins importantes en fonction de la nature de la cause et/ou du degré d’émotivité du sujet. Notons encore le point de vue original de Jean-Paul Sartre qui considère que l’émotion n’est pas une réaction à un stimulus - donc une réponse passive, quasiment réflexe - mais une ’conduite’ de l’individu. Ce serait l’homme, et lui seul, qui produirait et entretiendrait son émotion, à l’image de celui qui, contraint de reconnaître ses torts ou d’adopter une position qui ne lui convient pas, se ’met en colère’ pour nier la réalité. Cette ’conduite magique’ se retrouve dans l’exemple, devenu classique, évoqué par Sartre, de la personne qui s’évanouit en voyant un lion s’approcher d’elle. Il s’agit bien, à la façon d’une autruche qui se met la tête dans le sable, de changer le monde (symboliquement) en changeant la représentation que l’on en a, voire, à la limite, en supprimant toute représentation 315. Quand Oedipe, découvrant qu’il a tué son père et épousé sa mère, se crève les yeux, ce n’est pas seulement - et pas tellement - pour se punir, mais fondamentalement, nous semble-t-il, pour ne plus voir, donc pour supprimer, un monde insupportable. L’émotion aurait donc bien un sens, elle révélerait bien une intentionnalité du sujet, même si celle-ci peut être inconsciente. Nous serions donc, selon Jean - Paul Sartre, responsables de nos émotions comme de toute notre vie; à tout le moins, celles-ci seraient signifiantes du type de personnalité que nous voulons afficher.
Dans la plupart des définitions que nous venons d’évoquer, l’émotion renvoie à l’affectivité, au sentiment. Il convient donc de réfléchir sur la nature du sentiment, sans préjuger de la possibilité d’amalgamer émotion et sentiment. Le sentiment peut être assimilé soit à la tendresse, comme quand quelqu’un ’éprouve un sentiment’ pour quelqu’un d’autre, soit à la mansuétude (’ne pas faire de sentiment’ pour le bon sens populaire, c’est être dur avec les autres), soit, de façon générale, à toute forme de générosité, de sympathie, qui s’oppose à la froide logique de la raison pure. Ainsi, le sentiment apparaît bien comme une certaine façon ’d’être au monde’, plus ou moins prégnante; il est certain que l’amour, par exemple, est un sentiment qui surdétermine davantage notre relation à l’autre que la crainte ou la joie, mais il reste que tous les sentiments - même les plus superficiels et les moins durables - contribuent à la transformation de notre rapport au monde, voire même à donner du sens à la vie humaine.
Au fond, si l’on voulait trouver un ’noyau dur’ commun à toutes les émotions, à tous les sentiments, on pourrait se contenter de dire que toute émotion, tout sentiment relève du ’sentir’, c’est-à-dire d’un mode particulier de la conscience fondé sur au moins trois dimensions. En premier lieu, le sentiment apparaît comme l’expérience sensible d’une existence extérieure à nous. A la différence de la raison qui nous donne des indications relatives à l’essence des choses, des lois générales, le sentiment nous met en contact avec le réel dans un rapport particulier, non réductible à un modèle intellectuel. Ainsi la souffrance vécue par un individu ne peut se ramener à une description clinique, ni l’amour singulier que nous portons à une autre personne à une définition théorique de l’amour en général. A partir de là, on peut penser, comme le soulignait Malebranche, que le ’cogito’ cartésien ne rend pas compte de l’existence tout entière. En effet, le ’cogito, sum’, s’il atteste que je suis, ne me dit rien sur ce que je suis. Car‘, ’si l’entendement comprend les essences, seul le sentiment me révèle mon existence’ ’ 316. En second lieu, le sentiment implique la conscience d’une valeur. Car l’existence du monde extérieur, et particulièrement des autres, est rarement neutre. Nous sommes conduits, presque malgré nous, à entretenir avec les choses et les individus une relation chargée soit d’une valeur positive (amour, admiration, joie) soit d’une valeur négative (tristesse, dégoût, mépris). En toute hypothèse, l’indifférence, si tant est qu’elle existe vraiment, ne serait ni une émotion, ni un sentiment mais une espèce de degré zéro de la conscience sensible et une certaine forme de négation de l’existence d’autrui. En effet, c’est la relation que nous entretenons avec une chose ou avec un être qui fonde sa valeur ’pour nous’. Par conséquent, si cette relation n’était dotée d’aucune valeur, si en somme, elle était inexistante, cela signifierait que, de notre point de vue, nous renvoyons au néant tel être ou telle chose: ’Les individus sont réels dans la mesure où les aimons ou nous les haïssons’ 317. Enfin, le sentiment est corrélatif de la conscience de la nécessité d’une action. Quand on aime quelqu’un, on se sent poussé à ’déclarer sa flamme’, à faire en sorte que l’union soit effective. Quand, au contraire, on éprouve un sentiment de crainte vis-à-vis de quelqu’un ou de quelque chose, on choisit généralement la fuite, ou, si l’on est courageux, la lutte. De même, le sentiment de révolte face aux injustices, le sentiment de dégoût qu’inspirent les actes barbares, sont liés à l’idée qu’il convient d’agir sans délai, soit personnellement, soit par procuration, pour y mettre fin.
Nous venons de développer les trois dimensions qui nous semblent essentielles dans le sentiment en partant du constat que la plupart des définitions de l’émotion renvoient peu ou prou à l’affectif, au sentiment. Mais, n’y a-t-il pas là une espèce de trompe l’oeil ? Cette relative proximité sémantique entre émotions et sentiment a d’ailleurs conduit certains psychologues à les confondre totalement et à les analyser dans le cadre d’une théorie physiologique qui les réduit en fait à une série de manifestations corporelles (rougeur, pâleur, pleurs, accélération du rythme cardiaque, etc.) qui seraient leur cause et non pas leur conséquence. Dans la perspective qui est la nôtre, et qui est centrée sur la production de l’émotion par les médias, nous sommes maintenant conduit à nous interroger sur les rapports qui existent entre émotion et sentiment. On peut tout d’abord remarquer que l’émotion, comme le sentiment, n’existe pas ’en soi’, mais comme rapport sensible entre un individu et le monde. Je suis toujours ému par quelque chose ou quelqu’un, de même que j’éprouve un sentiment pour quelqu’un ou à cause de quelque chose. On pourrait alors distinguer le sentiment par l’intentionnalité du sujet, en particulier quand il s’agit d’un rapport avec autrui, alors que l’émotion resterait un affect très largement subi. Ensuite l’émotion semble bien, à l’instar du sentiment, impliquer la conscience d’une valeur, positive ou négative, même si cette valeur, dans l’émotion, peut sembler plus spontanée, plus superficielle, moins ’choisie’ que dans le sentiment. Enfin, les émotions, si elles provoquent souvent une action, ou l’idée qu’une action serait nécessaire, entraînent plutôt des réactions immédiates, presque instinctives, alors que les actes dont les sentiments révèlent la nécessité, relèvent davantage de ’l’ardente obligation’. Ainsi, quand Julien Sorel, dans ’Le rouge et le noir’, de Sthendal, se fait le serment de prendre la main de Madame de Rénal avant minuit ou de se tuer, il s’agit là d’une action d’une tout autre importance, chargée d’un tout autre enjeu que le fait de donner une pièce à un mendiant dont la situation nous émeut. On pourrait donc retenir que ‘’l’émotion est une crise soudaine, alors que le sentiment est une conduite durable: on dit qu’une émotion est plus ou moins ’violente’, un sentiment plus ou moins ’profond’ (et profondeur veut dire ici durée). Ce qui signifie qu’un même sentiment donne lieu aux mouvements les plus variés (rougir, pâlir, etc.) et qu’il les thématise comme les actes d’un seul et même drame’ ’ 318. Autrement dit, l’émotion pourrait être un moment de la vie affective soit sans portée historique (à l’échelle d’un individu donné), soit s’intégrant dans un complexe ayant, lui, une certaine historicité, le sentiment. Notons enfin que pour de nombreux psychologues, l’émotion est considérée comme un ’désordre de la conduite’, alors que le sentiment, comme l’affirme Pierre Janet, serait un ’régulateur de l’action’ 319. Il semblerait en effet que ‘’l’émotion apparaît quand les exigences de la situation sont disproportionnées avec les possibilités du sujet, c’est-à-dire lorsqu’il y a un décalage entre ses anticipations perceptives et cognitives et son répertoire de réponses disponibles. Tout se passe alors comme si une énergie inemployée se diffusait dans tout l’organisme, troublant aussi bien les régulations organiques et l’idéation que la vie de relation’ 320.’
D’un point de vue empirique, il n’est peut-être pas inutile de tenter d’établir une liste - sans doute pas exhaustive - des différentes émotions possibles, même si, à lire un certain nombre de textes sur le sujet et à bien y réfléchir, on a bien l’impression qu’en fin de compte il n’existe pas une très grande variété d’émotions. Dans tous les écrits théoriques que nous avons consultés, les seules émotions évoquées sont la peur, la colère, le coup de foudre, la tristesse, la joie, la souffrance, le ’trac’, la jalousie, la honte. On peut sans doute ajouter à cette liste, l’émotion (sans doute liée au ’suspense’) que l’on peut ressentir à certains moments d’un film, d’un roman, en regardant un match de football ou en pratiquant les jeux de hasard que l’on pourrait qualifier d’attente angoissée. On pourrait également évoquer l’excitation sexuelle, l’enthousiasme provoqué par le beau (émotion esthétique), par le bien (émotion morale), par le vrai (émotion intellectuelle), 011ou au contraire, la répulsion ou l’horreur que peut éveiller une personne ou une chose. C’est à notre sens, à peu près tout. Encore peut-on regrouper certaines de ces émotions, la peur, le trac, l’attente angoissée n’étant pas si différents l’un de l’autre, non plus que la joie, le coup de foudre ou les différentes formes d’enthousiasme.
S’il est difficile, faute de données objectives, d’élaborer une typologie des émotions elles-mêmes, au-delà du constat qu’elles peuvent relever du ’bien être’ ou du ’mal être’, on peut essayer de relever un certain nombre de ’situations émouvantes’ (en règle générale), étant bien entendu que chaque individu réagira différemment à une situation donnée. A priori, comme l’indique Paul Fraisse, ‘’si l’émotion correspond (...) à un décalage entre exigences de la situation et moyens du sujet, il est prévisible qu’elle aura plus de chances d’apparaître quand les motivations seront plus fortes et la tâche plus difficile’ ’ 321 . Une situation peut être considérée comme émouvante qu’en fonction de la relation qui se met en place entre le sujet et un objet quelconque (personne, chose, événement). On peut donc distinguer entre les émotions qui relèvent essentiellement de l’objet et celles qui relèvent essentiellement du sujet. Les premières - celles dont l’objet serait en quelque sorte ’universellement émouvant’ - sont provoquées par des faits qui choquent des principes, des valeurs, des représentations, communément admis, que ce soit sur le plan de la morale, de l’esthétique, du sentiment, des mentalités, des ’doxas’ sociales, etc. Ainsi, le non respect des tabous (inceste, pédophilie, parricide, infanticide, etc.) provoque ’naturellement’ de l’émotion, de même que les crimes, les accidents, les catastrophes, la guerre, la torture, la famine, la mort sous toutes ses formes, le viol, etc. C’est bien pour cela, d’ailleurs, que ces ’événements’ sont privilégiés par les médias, dans la mesure où ils sont censés affecter tout le monde. La seconde catégorie d’émotions - celles qui sont relatives au sujet - peut donc se subdiviser en deux sous-ensembles (toujours selon Paul Fraisse): les émotions provoquées par des tâches trop difficiles (ou plutôt considérées comme telles par le sujet) et celles qui sont liées à des excès de motivation. La trop grande difficulté d’une tâche engendrerait plutôt des émotions négatives, alors que les excès de motivation seraient plutôt la cause d’émotions positives. La trop grande difficulté d’une tâche serait liée soit à sa nouveauté, puisqu’aucune ’réaction type’ n’est alors immédiatement possible, soit à la surprise face à une situation imprévue et soudaine qui nous interdit de mobiliser les réponses habituelles. Ainsi, un bruit soudain, une rencontre inopinée avec une personne que l’on n’avait pas vue depuis longtemps, une découverte inattendue rendent difficile une adaptation immédiate et donc génèrent une émotion intense mais très passagère. Quant à l’émotion provoquée par un excès de motivation, elle soulève un paradoxe. En effet, la motivation constitue évidemment un précieux adjuvant de toutes les conduites humaines et chacun peut constater que la motivation est généralement un facteur d’efficacité et de réussite. Pourtant, il apparaît que lorsque la motivation est trop forte, elle devient ’contreproductive’ car elle est source de réactions émotives très fortes qui peuvent perturber l’action entreprise, voire la faire échouer. C’est ainsi, pour prendre un exemple classique, mais assez significatif, qu’il faut évidemment être motivé pour préparer et réussir un examen universitaire mais qu’à l’inverse une motivation trop forte, qui peut se traduire par une peur irraisonnée de l’échec, est de nature à faire ’perdre ses moyens’ à un candidat pourtant tout à fait apte.
En résumé, on peut tenter de formuler une définition générale de l’émotion synthétisant les traits principaux que nous venons d’évoquer. L’émotion serait donc, en définitive, une crise affective, un désordre de la conduite, de l’ordre du sentiment, intense mais passagère, mettant en jeu un système de valeurs dans notre relation au monde et à l’autre, et provoquée soit par des situations ’universellement’ choquantes, soit par une incapacité du sujet à s’adapter rapidement à une réalité, soit que la tâche qu’il a à accomplir soit trop difficile, soit qu’il soit ’surmotivé’. Il faut également insister sur le fait que si l’émotion est généralement considérée comme quelque chose de subi, de passif, Jean - Paul Sartre en propose une lecture originale, puisqu’elle serait le produit d’une intentionnalité - éventuellement inconsciente - du sujet et une ’conduite magique’ visant à combattre des dangers ou à modifier des situations par des ’modifications absolues et massives du monde’: ‘’Cet aspect du monde est entièrement cohérent, c’est le monde magique. Nous appellerons émotion une chute brusque de la conscience dans le magique. (...) Il ne faut donc pas voir dans l’émotion un désordre passager de l’organisme et de l’esprit qui viendrait troubler du dehors la vie psychique. C’est au contraire le retour de la conscience à l’attitude magique, une des grandes attitudes qui lui sont essentielles (...). L’émotion n’est pas un accident, c’est un mode d’existence de la conscience, une des façons dont elle comprend (...) son ’Etre dans le monde’ ’ 322. Nous tenterons de montrer ultérieurement que les médias fonctionnent précisément sur le mode de la ’conscience émue’ qu’évoque Jean-Paul Sartre et qu’ils construisent justement des représentations ’magiques’ du monde fondées sur l’émotion tout en faisant mine de présenter l’émotion comme une conséquence de la triste réalité.
Félix GAFFIOT: Dictionnaire Latin - Français, Hachette, 1934.
Opus cité.
Armand CUVILLIER: Nouveau vocabulaire philosophique, Armand Colin, 1972.
Jean - Paul SARTRE: Esquisse d’une théorie des émotions, 1939, Paris, Hermann, 1960.
Nicolas de MALEBRANCHE: De la recherche de la Vérité, (1674-75), Paris, Vrin, 1962, Tome 1, p. 258.
Pierre JANET: De l’angoisse à l’extase, Payot, Paris, 1928, Tome 2, p. 241.
Olivier REBOUL: L’homme et ses passions selon Alain, Presses Universitaires de France, Paris, 1968, Tome 1, p. 85.
Opus cité, p. 112.
Paul FRAISSE: Les émotions in Paul FRAISSE et Jean PIAGET (sous la direction de), Traité de psychologie expérimentale, fascicule 5, Presses Universitaires de France, Paris, 1968.
Paul FRAISSE, opus cité, p. 39.
Jean - Paul SARTRE: opus cité, p. 62.