2.3.1.2. Emotion et rhétorique

Au-delà des ’situations émouvantes’ que nous venons d’évoquer - et souvent même à l’intérieur de celles-ci - l’émotion est généralement le produit d’un discours, d’une rhétorique, que celle-ci soit textuelle, iconique ou comme c’est souvent le cas dans les médias, textuelle et iconique. Cette observation nous semble particulièrement vraie - et même essentielle, au sens strict du terme - pour la fiction, bien sûr, mais aussi pour un certain nombre d’autres ’genres’ faisant largement appel à la rhétorique, comme la plaidoirie, l’éloge funèbre, la discours religieux, la discours politique, la poésie, etc.

En effet, si, à l’origine, la rhétorique a été inventée, au Vème siècle avant Jésus-Christ, pour pouvoir plaider des procès relatifs à des problèmes de propriété (en raison des expropriations et des déplacements de population décidés par les tyrans de Syracuse Gelos et Hieron), si la rhétorique d’Aristote et sa descendance (Cicéron, Quintilien, Plutarque) sont essentiellement fondées sur la preuve, le raisonnement, le syllogisme, la logique (même adaptée au sens commun), il n’en demeure pas moins que la rhétorique peut emprunter ‘deux grandes voies, l’une logique, l’autre psychologique: convaincre et émouvoir (...) Emouvoir (animos impellere) consiste au contraire à penser le message probatoire non en soi, mais selon sa destination, l’humeur de qui doit le recevoir, à mobiliser des preuves subjectives, morales’ 323. Signalons au passage que la formule latine citée par Roland Barthes (’animos impellere’) signifie au sens propre ‘’heurter, ébranler, mettre en mouvement, faire vibrer (comme pour les cordes d’un instrument) les âmes, les coeurs’ 324, ce qui renvoie clairement au sens propre de ’emovere’. Il faut également souligner que ’animos impellere’ s’oppose à ’fidem facere’ qui pourrait se traduire mot à mot par ‘’faire (fabriquer) la foi, la confiance’ c’est-à-dire ’emporter l’adhésion, persuader’.’

Il convient à partir de là de faire le point sur ce que Roland Barthes appelle des ’preuves subjectives et morales’, qui constituent la ’rhétorique psychologique’. Il apparaît que celle-ci a été essentiellement dominée par Platon et Pascal, l’un et l’autre s’affirmant pour la prise en compte dans le discours d’une psychologie ’vraie’. Ainsi, pour Platon, il s’agit de ‘’trouver des types de discours adaptés à des types d’âme’ 325 et pour Pascal de ‘retrouver le mouvement intérieur à la pensée de l’autre’ 326 . Dans les deux cas, l’objectif est de se conformer à ce que le public ressent réellement, à ses dispositions psychologiques, comme la pitié, à ses passions telles qu’elles sont effectivement vécues, pour autant qu’on puisse les connaître. Il y a là, au fond, une véritable recherche d’empathie avec les destinataires du discours. Pourtant, c’est Aristote qui nous semble le plus intéressant, dans la perspective qui est la nôtre. En effet, Aristote, qui convient tout à fait de l’existence d’une rhétorique psychologique, considère celle-ci comme relevant entièrement d’une ’techné’, c’est-à-dire d’une ‘’institution spéculative des moyens de produire ce qui peut être ou n’être pas, c’est-à-dire ce qui n’est ni scientifique (nécessaire) ni naturel’’ 327 . Pour Aristote, la rhétorique psychologique est donc une ’projection’, l’usage d’une psychologie ’vraisemblable’ fondée sur une doxa, sur l’idée que se font les gens de ce que les autres pensent. Ainsi, Aristote a élaboré une taxinomie des passions non pas à partir d’une description objective, ’scientifique’, de celles-ci, mais en recherchant les arguments utilisables dans un discours compte tenu de la façon dont le public se représente la passion. ‘’Les passions sont donc expressivement des prémisses, des lieux: la ’psychologie’ rhétorique d’Aristote est une description de l’éikos, du vraisemblable passionnel’ ’ 328.

Pour Aristote, les ’preuves’ psychologiques peuvent se répartir en deux catégories: ce qui relève de ’l’éthos’, c’est-à-dire du caractère, des ’airs’ que se donne l’orateur; ce qui relève du ’pathos’, c’est-à-dire des sentiments, des affects de celui qui écoute, tels qu’il les imagine. En effet, pour faire ’bonne impression’ sur son public, l’orateur doit donner une certaine image de lui-même propre à asseoir sa crédibilité, son autorité personnelles. Selon Roland Barthes, ’l’ethos’ relève complètement de la connotation, dans la mesure où l’orateur, en même temps qu’il exprime une information, un argument, doit manifester son être, ou plus exactement ce qu’il veut être pour l’autre. Aristote décrit trois ’qualités’ qu’il convient d’afficher pour ’conquérir’ un auditoire: la ’phronésis’, c’est-à-dire la pensée, l’intelligence, la raison, autrement dit, le fait de bien analyser un problème; ’l’arèté’, c’est-à-dire la vertu, le courage, l’honneur, ‘l’affiche d’une franchise qui ne craint pas ses conséquences et s’exprime à l’aide de propos directs, empreints d’une loyauté théâtrale’ 329; enfin, ’l’eunoia’, c’est-à-dire littéralement la ’bienveillance’, à savoir, le fait d’être plaisant, sympathique, de manifester une certaine complicité, une connivence vis-à-vis des auditeurs. En résumé, indique Roland Barthes, ‘pendant qu’il parle et déroule le protocole des preuves logiques, l’orateur doit également dire sans cesse: suivez-moi (phronésis), estimez-moi (arèté) et aimez-moi (eunoia)’’ 330 . Il semble notamment clair, que les médias adoptent tout à fait ce procédé rhétorique classique qui vise à légitimer leur discours par une espèce de ’métadiscours’ dont l’objectif est de mettre en évidence leurs qualités intellectuelles, morales et humaines.

La seconde catégorie aristotélicienne de la rhétorique psychologique relève donc du ’pathos’, des sentiments, des affects (supposés) de l’auditoire. Ainsi, le livre II de la ’Rhétorique’ 331est presque entièrement consacré à une étude empirique des passions, du caractère (la colère, la haine, etc.), non pas dans une perspective scientifique mais dans une perspective ’technique’, pratique, visant à fonder une tactique de la persuasion intégrant une représentation commune (issue du sens commun) des relations humaines. Aristote examine chaque passion du point de vue des déterminations générales qui lui donnent naissance, de son objet (pour qui on l’éprouve), et du contexte particulier qui permet sa ’cristallisation’. ‘’Il faut y insister, car cela marque la profonde modernité d’Aristote, et en fait le patron rêvé d’une sociologie de la culture dite de masse: toutes ces passions sont prises volontairement dans leur banalité: la colère, c’est ce que tout le monde pense de la colère, la passion n’est jamais que ce que l’on en dit: de l’intertextuel pur, de la ’citation’ (...) Pour Aristote, l’opinion du public est le donné premier et ultime; il n’y a chez lui aucune idée herméneutique (de décryptage); pour lui, les passions sont des morceaux de langage tout faits, que l’orateur doit simplement bien connaître; d’où l’idée d’une grille des passions, non comme une collection d’essences, mais comme un assemblage d’opinions’ 332. Là encore, nous nous attacherons à montrer ultérieurement comment les médias exploitent cette ’techné’ de la doxa émotionnelle, comment, en s’appuyant sur cette ’psychologie’ spontanée qu’ils construisent au fur et à mesure qu’ils la mettent en oeuvre, ils fabriquent cette ’conscience émue’ qu’évoque Jean-Paul Sartre 333 dans un processus où l’émotion préexiste aux faits objectifs censés le provoquer.

Nous n’avons abordé, pour l’instant, que la rhétorique du discours qui, aujourd’hui encore, continue à occuper une place essentielle - et peut-être dominante - y compris dans les médias audiovisuels. En effet, si l’image, particulièrement à la télévision, est omniprésente, elle reste, dans la plupart des cas, inséparables du discours qui l’accompagne, en ce sens que ‘les mots et les images se relaient, interagissent, se complètent, s’éclairent avec une énergie vivifiante. Loin de s’exclure, les mots et les images se nourrissent et s’exaltent mutuellement’ 334. Pour autant, il convient de ne pas sous-estimer, notamment du point de vue qui est présentement le nôtre - la production de l’émotion - la spécificité des signes iconiques, tout ce que Roland Barthes appelle la ’rhétorique de l’image’ 335. Après avoir montré que le message linguistique remplit au moins deux fonctions par rapport au message iconique, - l’ancrage (choix du bon niveau de perception et d’interprétation) et le relais (apport de sens complémentaire) - Roland Barthes analyse ’l’image dénotée’ et met en évidence le fait que celle-ci, à partir du moment où elle ne fait appel à aucun code (comme dans la photographie) ‘naturalise le message symbolique, (...) innocente l’artifice sémantique (...) de la connotation; l’absence de code désintellectualise le message, parce qu’il paraît fonder en nature les signes de la culture (...). Plus la technique développe la diffusion des informations (et notamment des images), plus elle fournit les moyens de masquer le sens construit sous l’apparence du sens donné’ 336 . A partir de là, Roland Barthes étudie l’image connotée en considérant que l’image met en oeuvre une rhétorique de la connotation, celle-ci se définissant comme l’utilisation des signes pleins d’un système sémiologique premier en tant que simples signifiants d’un système sémiologique second, ce qui produit des significations secondes. Ainsi, la photographie représentant des tomates, des oignons, des poivrons est bien un signe (un signifiant associé à un signifié), mais aussi le signifiant d’un signifié second, ’l’italianité’. Cette rhétorique de la connotation est constituée par l’ensemble des ’connotateurs’, c’est-à-dire par l’ensemble des ’signifiants de connotation qui se spécifient selon la substance choisie’ 337. Ainsi, au-delà de la spécificité de la rhétorique de l’image liée à ses connotateurs adaptés à la vision, ‘il est même probable qu’il existe une seule forme rhétorique, commune par exemple, au rêve, à la littérature et à l’image’ 338. L’image apparaît donc bien, pour Roland Barthes, en même temps comme une ’inventio’ d’argumentation et de persuasion - incluant évidemment une dimension psychologique - et comme une ’elocutio’ fondée sur l’usage d’un certain nombre de figures paradigmatiques (substitution d’un signifiant à un autre) ou syntagmatiques (parataxes).

Pour notre part, nous souhaitons insister sur la dimension ’psychologique’ de la rhétorique de l’image qui, si l’on revient à ce que nous avons abordé précédemment à propos des ’preuves subjectives et morales’ considérées par l’ancienne rhétorique, nous semble particulièrement importante. En effet, l’image - qu’elle soit fixe ou animée - contribue grandement à l’affichage, par les médias qui l’utilisent, des qualités nécessaires à l’orateur, selon Aristote, sur les plans intellectuel, moral et humain. En montrant les choses, les lieux, les protagonistes d’un ’événement’, les images apparaissent comme une bonne façon de présenter les éléments d’un problème, de confronter les différents points de vue; elles incitent à ’suivre’ l’émetteur. En même temps, les images s’inscrivent bien dans cet ’air’ de vertu, d’honneur, de franchise que doit adopter l’orateur pour se faire ’estimer’ de son auditoire. A chaque fois que les médias publient des photographies ou diffusent des reportages, particulièrement sur des sujets ’sensibles’ (crimes, moeurs, ’affaires’, etc.), ils se donnent en quelque sorte le ’beau rôle’ du ’chevalier blanc’, de ceux grâce à qui la vérité finit par éclater au grand jour. Enfin, le fait même d’utiliser des images, quelles qu’elles soient, constitue pour les médias une sorte d’habillage esthétique qui leur donne une forme agréable, ouverte, épanouie. Et quand, comme c’est le cas, les images en question nous renvoient notre propre reflet ou nous permettent de pénétrer dans l’intimité des autres (portraits, mise en valeur d’individus méritants, vie privée, etc.), elles permettent évidemment d’instaurer une certaine connivence avec le ’public’ et, au fond, de s’en faire ’aimer’. En ce qui concerne maintenant le ’pathos’, il nous semble également clair que les images médiatiques en général et les ’images chocs’ en particulier exploitent sans retenue les émotions humaines, et ce d’une façon extrêmement stéréotypée, en présentant des représentations banales, conformes à ’l’opinion publique’. Nous examinerons les choses plus en détail dans le chapitre suivant (2.3.2.) mais on peut postuler, intuitivement, que les images médiatiques, en règle générale, montrent soit des gens manifestant de manière évidente leurs émotions (larmes, visages déformés et grimaçants, mimo-gestualité bien visible, etc.), soit des situations ’naturellement’ émouvantes parce que correspondant à des archétypes socio-culturels profondément intériorisés par chacun d’entre nous (enfants malheureux, violence, S.D.F., mort, amour, etc.).

Notes
323.

Roland BARTHES: L’ancienne rhétorique in L’aventure sémiologique, Editions du Seuil, Points, 1985, p. 125-126.

324.

Félix GAFFIOT: Dictionnaire Latin - Français, opus cité.

325.

Roland BARTHES: Opus cité, p. 145.

326.

Ibid. p. 145.

327.

Ibid. p. 126.

328.

Ibid. p. 145-146.

329.

Ibid. p. 146.

330.

Ibid. p. 146.

331.

ARISTOTE: Rhétorique, Collection des Universités de France, Paris, 1938, Tome 2.

332.

Ibid. p. 147.

333.

Cf p. de la présente thèse.

334.

Martine JOLY: Introduction à l’analyse de l’image, opus cité, p. 116.

335.

Roland BARTHES: Rhétorique de l’image, in Oeuvres complètes, opus cité,pp.1417 à 1429.

336.

Ibid. p. 1425.

337.

Ibid. p. 1427.

338.

Ibid. p. 1428.