2.3.1.3. Emotion et raison

En évoquant la ’rhétorique psychologique’ et ce que Roland Barthes appelle les ’preuves subjectives et morales’, nous avons tenté de rappeler que le discours en général - et le discours médiatique en particulier - peut s’appuyer sur des ’arguments’ passionnels, émotionnels, susceptibles soit de renforcer la rhétorique argumentative (comme l’indique Aristote), soit de s’y substituer purement et simplement, comme le font souvent les médias. Sans préjuger pour l’instant de ce qu’une étude empirique (que nous entreprendrons dans le chapitre suivant 2.3.2.) pourra nous apprendre, il nous semble utile de réfléchir, sur un plan théorique, aux rapports qu’entretiennent l’émotion et la raison.

Il apparaît, en première analyse, que l’émotion, comme la passion, fausse l’exercice normal du jugement. Ainsi, comme l’a montré P. Janet, l’émotion est une ’dérégulation’ 339 qui peut provoquer des réactions totalement irrationnelles. La peur panique, par exemple, en paralysant sur place un individu, ou en le faisant se ’jeter dans la gueule du loup’, produit évidemment un résultat catastrophique. D’une façon plus générale, il semble que l’émotion stérilise dans des manifestations nerveuses disproportionnées une énergie qui serait infiniment plus efficace si elle était mise au service d’une action réfléchie. Sur un plan pratique, l’émotion semblerait donc, dans bien des cas, plus nuisible qu’utile.

D’un point de vue intellectuel, l’émotion paraît a priori faire assez mauvais ménage avec la raison. Descartes par exemple considère les ’passions’ (terme sous lequel il regroupe en fait les émotions comme la joie, la pitié, la peur, la colère, etc.) comme trompeuses. ‘Il n’y a point de sagesse humaine qui soit capable de leur résister lorsqu’on n’y est pas assez préparé (...). Tout ce qui se présente à l’imagination tend à tromper l’âme et à lui faire paraître les raisons qui servent à persuader l’objet de sa passion beaucoup plus fortes qu’elles ne le sont, et celles qui servent à dissuader beaucoup plus faibles. Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l’exécution souffre quelque délai, il faut s’abstenir d’en porter sur l’heure aucun jugement, et se divertir par d’autres pensées jusqu’à ce que le temps et le repos aient entièrement apaisé l’émotion qui est dans le sang’ 340. Ainsi Descartes rejoint le sens commun qui affirme que ’la colère est mauvaise conseillère’ en élargissant le propos à l’ensemble des émotions, qui altèrent le jugement et provoquent des réactions irrationnelles. De même, dans la plupart des définitions courantes de la raison, celle-ci est présentée comme ‘’une attitude ou une méthode qui s’oppose aux mouvements irréfléchis de la passion, du coeur, du sentiment’ 341 .

La cause semble donc entendue, et les émotions, les sentiments, les passions, - bref, tout ce qui fait que l’homme n’est pas un ordinateur - renvoyés à une espèce d’état inférieur de la conscience qui empêcherait l’être humain de penser et d’agir convenablement. Pourtant, on ne peut manquer de s’interroger à propos de deux questions au moins. D’une part, la ’raison pure’ est-elle possible, d’autre part, est-elle souhaitable ? Sans entrer trop avant dans un débat qui a traversé toute l’histoire de la philosophie, de Platon à Wittgenstein en passant par Descartes, Kant, Hegel et bien d’autres - et qui reste très actuel - nous nous contenterons d’indiquer qu’à nos yeux si la raison conçue comme ‘’la faculté directrice de la pensée et de l’action humaine que l’on fait quelquefois consister en un ensemble de principes universels et immuables’ 342ou encore comme ’esprit scientifique’ est sans aucun doute puissante, elle n’est pas toute puissante. Elle est évidemment capable de fournir les concepts et les principes essentiels de toute recherche scientifique; elle peut élaborer des catégories générales; elle sait concevoir des formes de raisonnement logique, comme le syllogisme; elle a la capacité de construire les fondements d’une morale à visée universelle. Cependant, en l’absence de données matérielles, sensibles, elle resterait totalement inopérante. ‘’Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et s’achève dans la raison’ 343 écrit par exemple Kant confirmant ainsi que la raison ne peut se passer de l’expérience sensible. Il est donc illusoire et dangereux d’imaginer qu’une raison absolue, désincarnée, déshumanisée puisse être le guide suprême, l’alpha et l’oméga de l’aventure humaine. Il faut par conséquent ‘’empêcher le retour de la chosification scientifique ce qui se justifie seulement dans la pensée du Tout: ce qui rend possible toute compréhension cohérente du donné n’est pas et ne peut pas être de l’ordre du donné’ 344. L’être humain, en toute hypothèse, ne peut essayer de se comporter d’une façon rationnelle et morale que par un effort de volonté, car la condition humaine est certes constituée pour une part d’une soif de l’absolu, d’une aspiration à la raison, à l’universel, mais aussi de désirs, de besoins, de sentiments, de passions, d’émotions, d’instincts, de pulsions, de motivations inconscientes, etc. Il serait donc vain, - et, pour le coup, irrationnel - de ne considérer en l’homme que ses capacités purement intellectuelles. Ceci étant, il nous apparaît qu’il convient d’établir une différence radicale entre la connaissance scientifique - qui nécessite impérativement des principes épistémologiques et méthodologiques rigoureux visant à limiter au maximum les effets de la subjectivité - et les pratiques sociales, notamment dans le domaine des médiations sociales - qui reposent largement sur des déterminations ne relevant pas de la ’raison pure’, c’est le moins que l’on puisse dire -.

En se plaçant sur un autre plan - davantage éthique si l’on veut - on peut se demander s’il serait souhaitable que l’homme ne fût guidé que par une absolue rationalité. Une première réponse nous est fournie par Blaise Pascal, dans sa célèbre formule, d’ailleurs souvent mal comprise: ’le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point; on le sait en mille choses’, ou encore dans celle-ci: ‘Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le coeur; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre’ 345. Ces ’premiers principes’ sont en premier lieu Dieu et en second lieu l’espace, le temps, le mouvement, le nombre, en somme tout ce que Kant appelle les connaissances ’transcendantales’, c’est-à-dire les catégories a priori de l’entendement. Certes la pensée de Pascal est très profondément marquée par sa volonté de faire l’apologie de la religion chrétienne. Certes on ne peut séparer chez lui ce qu’il appelle le coeur (en même temps mouvement affectif et perception intuitive) du sentiment religieux et même d’une espèce de grâce divine qui nous permettrait d’appréhender directement les ’premiers principes’. Néanmoins, Pascal a le mérite de signaler que la raison pure est insuffisante pour nous faire connaître le vrai et qu’en ce sens elle a quelque chose de mutilant. Et si l’on élargit le propos de Pascal, en abandonnant sa dimension religieuse et en l’appliquant aux rapports sociaux quels qu’ils soient, il apparaît que ceux-ci procèdent largement des considérations psychologiques, des habitus individuels et de classe, des rapports de forces, des contradictions entre intérêts particuliers, etc. Au fond, si l’on s’intéresse non pas à l’être humain désincarné tel qu’il a souvent été conçu par les philosophes, mais à ’l’être - au - monde’ et à ’l’être - aux - autres’ tel qu’il existe réellement, on s’aperçoit que l’on ne peut le réduire à l’exercice de la raison. Nous sommes même convaincus, à l’instar de Maurice Merleau-Ponty, que ‘’le monde n’est pas un objet dont je possède par devers moi la loi de constitution. Il est le milieu naturel et le champ de toutes mes pensées et de toutes mes perceptions explicites. La vérité ’n’habite’ pas seulement ’l’homme intérieur’, ou plutôt, il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde, c’est dans ce monde qu’il se connaît’ 346 . Et ce monde étant un monde social, l’être humain ne peut se connaître et connaître les autres qu’en admettent tout ce qui est constitutif de notre humanité, à savoir - à côté de notre aspiration à la connaissance objective - d’autres approches beaucoup moins rationnelles, mais tout aussi importantes fondées sur l’émotion, le sentiment, l’intuition, bref, sur cette subtile alchimie qui fait qu’aucun être humain n’est réductible à aucun autre.

Pour ne prendre qu’un exemple, l’Art, il est clair que le beau est quelque chose de senti, et non de pensé, qui ne relève pas, a priori, de la raison, même si la raison ne peut s’empêcher de chercher à l’expliquer, sans jamais y parvenir totalement. Or, comme l’écrivait Hegel, ‘’l’Art renseigne l’homme sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’Art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s’agitent dans l’âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme’’ 347 . On peut donc en conclure que, dans un certain nombre de cas, le senti - c’est-à-dire les sentiments, les émotions, les intuitions, les impressions - permet d’accéder à une forme particulière de connaissance, non rationnelle, mais néanmoins indispensable et irréductible. Au-delà même du domaine de l’Art, les passions, les émotions, peuvent souvent constituer de puissantes motivations pour l’être humain et le conduire à entreprendre des actions que la raison pure eût sans doute déconseillées. Ainsi, l’amour pousse souvent les hommes et les femmes à se surpasser. La colère ou l’indignation face à une injustice ou à une situation intolérable peut engendrer une action positive pour les faire cesser. La joie est parfois susceptible de provoquer la générosité. Un choc émotionnel peut permettre un retour sur soi salutaire. D’une façon plus générale, on peut considérer que ‘’rien de grand ne se fait sans passion’ et que ’la passion est toute l’humanité. Sans elle, la religion, l’histoire, le roman, l’art seraient inutiles’ 348. La Résistance, pendant la seconde guerre mondiale, nous enseigne, par exemple, que le fait de savoir dire non, au péril de sa vie, - quand la raison pure, après la non-intervention en Espagne et l’accord de Munich, avait conduit, au nom du réalisme à la collaboration avec le régime nazi - peut renverser le cours apparent de l’Histoire. On pourrait ainsi multiplier les exemples qui montrent que c’est bien en étant ’ému’, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire ’mis hors de lui-même’ par un événement, une situation, une parole, un impératif éthique, une ’ardente obligation’, une ambition, une foi religieuse ou politique, etc., que l’être humain peut se surpasser et prendre la pleine mesure de ses capacités physiques, intellectuelles, morales.

Car c’est bien là, selon nous, que se situe le problème de l’émotion. Et c’est pour cela d’ailleurs que nous avons quelque peu confondu ’émotion’, ’passion’ et ’sentiment’ qui, dans la pratique, relèvent d’une même logique, celle du ’sentir’, qui s’oppose à la raison pure, mais qui en même temps, d’une certaine façon, peut, à certaines conditions, constituer l’une des dimensions d’une ’raison dialectique’ considérée comme un aller - retour permanent, une fécondation mutuelle entre le sentir impuissant et la raison stérile. En effet, le sentir comme la raison, doit à nos yeux se mesurer à l’aune de ses effets et des projets qu’il est capable de faire avancer. Car nous restons convaincus, avec Marx, que ‘’les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer’ 349 . Nous introduisons donc une distinction fondamentale entre les émotions, au sens large du terme, qui renferment l’homme en lui-même, qui le conduisent au fond à s’apitoyer sur sa propre condition, voire à se révolter passivement contre elle, et celles qui permettent à l’homme de se transcender, d’entreprendre des actions - fussent-elles désespérées -, d’écrire l’histoire, à commencer par leur histoire personnelle. Evidemment, cette transmutation des émotions en projets ne saurait être spontanée. Elle nécessite, comme le souhaitait Descartes, de connaître ’les passions de l’âme’ 350, non pas, comme il le préconisait, pour les combattre par la volonté et la raison, mais pour les assumer et utiliser positivement l’énergie dont elles sont porteuses, pour agir et pour penser, dans le cadre d’une rationalité sensible. Cette démarche rend plus indispensable que jamais le ’connais-toi toi même’ de Socrate réévalué par les apports théoriques de la psychanalyse. Mais il reste que les émotions brutes, sans ambition et sans projet, qui n’ont d’autre résultat que l’émotion elle-même, - exutoire et/ou légitimation - sont évidemment porteuses d’effets pervers, dans la mesure où elles s’opposent à la réflexion rationnelle, ne favorisent pas l’action et au surplus fabriquent de la bonne conscience. C’est pourtant cette émotion-là, nous le verrons dans le chapitre suivant (2.3.2.), que les médias, notamment la télévision, exploitent en permanence.

Notes
339.

P.JANET: De l’angoisse à l’extase, opus cité.

340.

René DESCARTES: Les passions de l’âme, (1649) in Oeuvres et lettres, Editions Gallimard, La Pléiade, p. 794-795, article 211.

341.

Encyclopaedia Universalis, article ’Raison’.

342.

Didier JULIA: Dictionnaire de la philosophie, opus cité.

343.

Armand CUVILLIER: Nouveau dictionnaire philosophique, opus cité.

344.

Eric WEIL: Logique de la philosophie, Vrin, Paris, 1950, p. 74.

345.

Blaise PASCAL: Pensées (1670), Garnier Flammarion, Paris, 1976, 376 pages, p. 127 - 128.

346.

Maurice MERLEAU-PONTY: Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.

347.

Georg W.F. HEGEL: Esthétique, Editions Aubier, 1944.

348.

Honoré de BALZAC: la Comédie Humaine (avant-propos), Livre de Poche, Paris, 1961.

349.

Karl MARX: Thèses sur Feuerbach, opus cité.

350.

Opus cité.